"Les Visiteurs inopportuns"
Pierre
Cam (Lestamp)
Parlant
des œuvres d’art, Nelson Goodman écrit
qu’ «une représentation ou une
description convient, est efficace,
pénétrante, elle éclaire ou intrigue
dans la mesure où l’artiste ou
l’écrivain saisit des rapports nouveaux
et significatifs, et imagine des moyens
pour les rendre manifestes »[1].
C’est ainsi que les « grands » films de
SF constituent un réservoir de
situations imaginaires dont la mise en
scène tend à exagérer les effets pour
mieux susciter l'éveil de l'intellect et
nous maintenir en alerte. Ces mises en
situation - par leur généralité même -
constituent des schèmes de compréhension
pour des aspects souvent négligés des
relations avec notre environnement
social. Plantes, animaux, voitures, et
autres organismes ou objets qui
constituent notre quotidien, et que l’on
ne voit plus à force de les voir,
deviennent par l’artifice de la SF
autant de réalités intrigantes voire
inquiétantes. Nombre de films de Science
fiction participent également à ce
qu’Ulrich Beck dénomme la « scientificisation
réflexive » (Ulrich Beck, La société du
risque, Flammarion 2001). En
particulier, les films d’anticipation
invitent par une sorte de « passage à la
limite » à une mise en question des
technologies actuelles en montrant non
seulement leur incapacité à résoudre les
problèmes de l’humanité mais leur
capacité à générer de nouvelles
nuisances. C’est cet aspect que nous
développerons dans notre intervention.
Pour
montrer comment pouvait s’opérer ce
travail de « scientifisation
réflexive », il m’a semblé heuristique
de comparer un film abordant le thème de
la « contagion » à un travail de
recherche portant sur les maladies
nosocomiales et leur prévention. Le film
- Alien - de Ridley Scott sorti en 1979
reste aujourd’hui encore une référence
s’agissant des rencontres du troisième
« type ». Cette fiction n’est cependant
pas sans rappeler à un univers plus
quotidien, celui des hôpitaux et des
services d’urgence. Il y tout d’abord le
lieu de l’action - un vaisseau spatial
surprotégé - puis le thème développé :
la contagion provenant d’un organisme
extérieur qui menace la santé et la
cohésion des membres de l’équipage.
S’agissant de mon terrain, j’en dirai
quelques mots. Durant l’année passée,
j’ai été amené à enquêter auprès d’un
certain nombre de centres hospitaliers
s’occupant de malades atteints de la
mucoviscidose. Ces patients sont plus
que d’autres sujets à ce que l’on
appelle les maladies nosocomiales. Un
centre hospitalier est à l’image d’un
vaisseau spatial, un lieu surprotégé où
les risques de contagion devraient en
principe être limitées du fait de
l’organisation environnementale et des
pratiques qui y sont développés par un
personnel formé aux techniques de
prévention. Cependant près de 4000
patients décèdent chaque année d'une
maladie nosocomiale.
Cet
écart entre des technologies visant à
rendre « inviolable » un groupe social
et la réalité de la contagion par un
Alien venu de l’espace me semble
emblématique de nos sociétés où les
systèmes les plus sophistiquées ne
parviennent pas à endiguer les tsunamis
humanitaires.
Le film Alien aborde à sa manière
un thème obsessionnel pour l'ensemble
des sociétés contemporaines
: « comment les risques et les
menaces qui sont systématiquement
produits au cours du processus de
modernisation avancé peuvent-ils être
supprimés, diminués, endigués (…) et
dans le cas où ils ont pris la forme
d’ « effets induits latents », endigués
et évacués de sorte qu’ils ne gênent
plus le processus de modernisation ni ne
franchissent les limites de ce qui est
tolérable » ?
Chaos et
cosmos
Les
vaisseaux comme les centres hospitaliers
sont des lieux soumis à des risques de
« contagion » parce qu’ils font
coexister durant des périodes plus ou
moins longues des individus qui ne
peuvent s’extraire aisément de leur
environnement : il en va ainsi pour les
malades hospitalisés comme pour les
marins en haute mer ou les passagers
d’une navette spatiale. Ces risques sont
d’autant plus grands que les organismes
sont parfois affaiblis que ce soit à la
suite d’une intervention chirurgicale,
d’une nourriture inadaptée, d’un
ensemble de privations sensorielles,
etc. C’est ainsi que l’histoire maritime
est une longue suite de catastrophes
humanitaires liées aux épidémies et dont
le mythe du vaisseau fantôme porte
encore la trace. Ce risque de contagion
et de destruction potentielle des
membres d’une communauté constitue – si
j’ose dire -
« un des fonds de commerce » de
la SF.
Les systèmes de protection les
plus sophistiquées nées de la raison
instrumentale – l’enveloppement machinal
dont parle Morin Ulman - ne sont jamais
à l’abri d’une faille ou d’un phénomène
incontrôlable comme l’ont montré les
événements récents (je pense à la
centrale de Fukushima). Le film
Alien « surfe » ainsi sur les peurs
ancestrales de l’homme face aux menaces
extérieures qui risquent à chaque
instant de précipiter son monde dans le
Chaos c’est-à-dire de le replonger dans
« un état fluide et amorphe » pour
reprendre les mots de Mircea Eliade[2].
Hormis
les cas d’auto-infection[3],
les risques de contamination et au-delà
de contagion sont le plus souvent liés
au phénomène de colonisation par des
organismes rencontrés dans
l’environnement ou lors de contacts avec
des tiers. Ces organismes peuvent être
des parasites colonisant leur hôte ou
des micro-organismes. Dans Alien, Ridley
Scott fait le choix d’une colonisation
parasitaire. Plus spectaculaire que
l’infection par un micro-organisme,
l’infection parasitaire a également un
effet psychologique plus marqué du fait
de la relation qui s’instaure entre
l’hôte et son parasite. La confrontation
avec un endoparasite est largement
traumatisante. Pour comprendre les
mécanismes de l’infection parasitaire,
je prendrai l’exemple du ver de CAYOR
qui est un endoparasite temporaire à
l’image du monstre d’Alien. Pondue par
une mouche, la larve du ver de Cayor
attend de trouver un hôte. Une fois
qu’elle a trouvé son hôte, elle pénètre
dans le corps de sa victime pour s’y
développer. La larve subit plusieurs
mues durant son séjour chez l’hôte
provoquant une furonculose. Après trois
ou quatre jours, elle s’éjecte du corps
de sa victime pour se métamorphoser en
nymphe qui évoluera dans un dernier
stade vers l’adulte. Le choix d’un
endoparasite par le réalisateur d’Alien
tient également au statut de ces
organismes vivants qui marquent dans
l’évolution un stade supérieur
puisqu’ils utilisent les ressources
mises à sa disposition par un hôte
généreux. En général, un parasite ne tue
pas son hôte durant la période où il
s’en sert.
Dans les
centres hospitaliers, les contaminations
à la base des maladies nosocomiales
proviennent le plus souvent de
micro-organismes qui peuvent être soi
des
* Commensaux de l’homme,
c'est-à-dire des germes qui ne peuvent
vivre qu'au contact de notre organisme.
Ces bactéries sont souvent utiles au bon
fonctionnement du corps humain. Il en va
ainsi de la flore bactérienne résidant
dans notre tube digestif et qui
intervient dans les processus de
digestion. En revanche, si pour une
raison ou pour une autre lors d'une
intervention chirurgicale, ces germes
sont déversés hors de leur
environnement, ils peuvent devenir
dangereux et pathogène. Le staphylocoque
doré est commensal de l’appareil
respiratoire. Il peut muter et ses
mutations sont résistantes aux
antibiotiques. Il va infecter les plaies
à la suite d’une opération, provoquer
des troubles respiratoires, des
infections au niveau des os, au niveau
des yeux, voire de méningites, etc.
C’est un micro-organisme qui mute
aisément et dont les mutations sont
résistantes aux antibiotiques.
* saprophytes, c'est-à-dire des
germes vivant dans l'environnement de
l'homme (l'eau, l'air, les plantes, …)
et pouvant le coloniser dans certaines
conditions. Il en va ainsi pour le
bacille pyocyanique qui vit dans
l’environnement humide domestique ou
hospitalier et qui peut dans certains
contextes coloniser les voies digestives
et conduire à la mort du patient. Il
faut ajouter à cette liste de
micro-organismes, les différents virus
(grippe, HIV, hépatites, etc.) qui sont
insensibles aux antibiotiques.
La
notion de danger
A quel
moment intervient le « chaos » dans le
film Alien et quelle en est la véritable
cause ? Loin de se plier aux évidences,
le spectateur ne doit pas être obnubilé
par l’apparente monstruosité qui se
présente à la porte du vaisseau après
avoir parasité un des hommes d’équipage.
De fait, la monstruosité n’est pas
toujours synonyme d’un danger potentiel
pour l’entourage. On en conviendra
aisément en comparant les deux films où
John Hurt interprète une figure
monstrueuse : l’hôte d’Alien en 1979 et
le patient atteint d’elephantiasis dans
le film de David Lynch (1980). On a ici
deux apparences renvoyant à des réalités
différentes. Comme dans la légende
chinoise où le sage montre la lune et
l’imbécile regarde le doigt, le
spectateur peu attentif se trouve
détourné de l’enjeu véritable du film
qui n’est pas tant le monstre lui-même
que les enjeux et rapports sociaux qui
se font jour autour de ce « risque »
particulier. L’Alien est un danger parmi
d’autres. Un danger se définit par « ce
qui est incompatible avec la présence
humaine », c’est-à-dire très précisément
« toute propriété ou capacité
intrinsèque par laquelle une chose est
susceptible de causer un dommage »(
directive 89/391/ de la Cce)[4].
Le danger est au sens propre un « état »
de fait.
Pour
qu’il y ait un « dommage », il faut que
se produise une rencontre entre un
« danger » et l’homme. Ceci résulte d’un
processus dynamique qui peut être un
changement d’état comme dans le cas
d’une immuno-dépression ou une
intervention humaine comme une pause de
sonde ou une prise de sang. Pour
comprendre la nature du risque et le
moment auquel il intervient, il faut
donc pouvoir identifier les dangers.
Pour ce faire,
nous reprendrons la typologie de
Mary Douglas esquissée dans son ouvrage
sur « la souillure » qui, par sa
généralité, peut s’appliquer aussi bien
à des lieux qu’à des organismes vivants
ou à des systèmes de castes.
Mary Douglas distingue :
1.
Le
danger qui rôde aux frontières
extérieures et fait pression sur elles ;
2.
Le
danger que l’on encourt en franchissant
les divisions internes du système ;
3.
Le
danger qui se situe en marge de ces
lignes intérieures ;
4.
Le
danger qui provient des contradictions
internes.
Les
risques de contamination peuvent être
liés à l’environnement, aux contacts
entre personnes, ou à des modifications
dans l’état des personnes. Il est
habituel de distinguer les transmissions
directes et les transmissions
indirectes. Les transmissions directes
peuvent se faire lors de contact ou par
projection de germes contenus dans des
gouttelettes lors d’expectoration.
Les transmissions indirectes ou
transmissions croisées proviennent des
matériels, surfaces ou linges souillées
par contact. Pour pouvoir lutter contre
ces transmissions directes ou
indirectes, il faut mettre en place des
protections collectives ou
individuelles, mais également contrôler
les différentes relations internes au
système de prévention et surtout éviter
les contradictions. Parmi les
protections collectives, on trouve les
sas, les systèmes de fermeture
automatique des portes, les vignettes ou
affiches signalant la dangerosité d’un
lieu. Parmi les protections
individuelles, il y a les gants stériles
ou non stériles, les surblouses, les
masques et éventuellement les lunettes.
Un spectateur attentif notera que tous
ces éléments de protection existent dans
le film Alien. La mise en œuvre de ces
systèmes de protection est soumise à un
ensemble de procédures plus ou moins
formalisées qui sont laissées à
l’initiative des différents
responsables.
Toutes
les sociétés connaissent à un niveau ou
à un autre ces formes de protection
contre des contacts pouvant être la
source d’une « pollution sociale ». Il
existe ainsi au niveau individuel des
amulettes, des parures magiques, des
armures, etc. et au niveau collectif des
défenses: talisman, délimitations
magiques, fossés, palissades, etc. Ces
protections obéissent également à des
procédures rituelles qui déterminent le
moment et le lieu, et les circonstances
où elles doivent être mises en place.
Toutes les sociétés connaissent
également à un niveau ou à un autre des
enjeux de pouvoir et des contradictions
qui peuvent rendre ces protections
inopérantes. Il me semble que c’est de
cela dont parle Alien et que le monstre
n’est ici que la toile de fonds pour
aborder les problèmes de cohésion au
sein de nos sociétés.
Frontières extérieures et controverses
sociales
La
protection contre les risques extérieurs
est le plus souvent collective mais elle
peut dans certains cas revêtir des
formes individuelles. De fait, un centre
hospitalier comme un vaisseau spatial
doit pouvoir contrôler les personnes qui
entrent dans leur espace et évaluer les
risques qu’elles peuvent éventuellement
présenter. « Passer une porte est un
acte banal, mais il peut signifier tant
de façons d’entrer » écrit Mary Douglas.
Tout le problème de la protection d’un
seuil réside dans la manière dont les
individus s’y présentent.
Dans le
film Alien, l’entrée du vaisseau spatial
« Nostromo » est contrôlée par un sas
d’admission qui permet également des
procédures de décontamination, et en cas
de danger d’éjecter l’intrus. Mais ce
sas d’admission ne joue pleinement son
rôle que si chacun se plie aux
procédures qui limitent l’entrée aux
seules personnes qualifiées à franchir
le seuil.
Dans le
film Alien, les hommes d’équipage qui
sont descendus à terre avec le
commandant de bord – Dallas - se
présentent à leur retour dans le sas de
décontamination. L’un d’eux – joué par
John Hurt - est affecté par un parasite
qui s’est greffé sur son visage. Une
controverse naît sur la procédure à
suivre. Le commandant de bord sorti avec
l’équipage ordonne à l’officier en
second
« Ripley » - qui est resté à bord
- d’ouvrir le sas. Il plaide pour
emmener le pilote blessé à l’infirmerie
en faisant jouer l’urgence et la
nécessité du secours[5].
L’officier en second, Ripley refuse en
se réfugiant derrière la procédure et en
évoquant le principe de précaution face
à un danger potentiel. On comprendra
aisément que l’on est devant un dilemme
qui ne peut être tranché que par un
intervenant extérieur. C’est le
phénomène bien connu du nœud gordien. La
situation est d’autant plus inextricable
que le commandant de bord est un homme
et que le second officier est une femme,
et que tout passage en force pourrait
être assimilé à une forme de
discrimination.
C’est Ash, un scientifique
attaché au vaisseau qui finit par ouvrir
le sas en arguant du pouvoir que lui
confère sa responsabilité dans ce
domaine. On ajoutera que la querelle
peut sembler d’autant plus vaine que le
vaisseau est doté de protections
individuelles et collectives qui
permettent en cas de danger des mesures
de confinement.
Au
niveau des hôpitaux où les va et vient
entre l’intérieur et l’extérieur sont
nombreux et concernent aussi bien des
patients « potentiellement dangereux »
que de simples visiteurs, les systèmes
de contrôle se démultiplient également
afin de faire face à toutes les
éventualités. Cette démultiplication des
protections est d’autant plus nécessaire
qu’à la différence d’un vaisseau
spatial, les hôpitaux en tant que
service public ne peuvent refuser de
soigner les patients. Il existe au sein
des services comme à l’extérieur des
services ce que l’on peut appeler des
mesures d’isolement géographiques. A
l’intérieur des services, il s’agira de
chambres dotées de sas d’admission.
Au
niveau des frontières avec l’extérieur,
on peut également organiser des systèmes
de protection collectifs par la mise en
place de lieux réservés à des patients
présentant certaines infections. Il en
va ainsi pour les salles de
« consultation hospitalière » et leurs
salles d’attente. Mais, cette protection
ne peut jamais être garantie totalement.
Pour pouvoir orienter les patients vers
les espaces qui leur sont réservés, il
faut évidemment connaître leur niveau de
dangerosité potentiel. Ce qui n’est pas
toujours le cas.
On en
arrive à des situations paradoxales
comme l’illustre assez bien certaines
salles d’attente des consultations
hospitalières. C’est d’ailleurs un très
beau terrain d’études sociologique pour
comprendre le compromis entre impératifs
de prévention et conventions sociales.
Dotés le plus souvent de magazines, de
jouets pour enfants, de machines à café
ou de fontaine à eau, elles sont munies
aussi d’affichettes rappelant qu’il faut
« éviter de toucher les objets mis à
disposition », « de se serrer la main »,
« et de maintenir avec un autre patient
une distance d’au moins un mètre ». Pour
éviter tout risque de contamination, il
faudrait de fait supprimer les salles
d’attente et imposer au minimum aux
patients le port d’un masque et une
friction des mains avec du PHA. Outre
les problèmes de coût budgétaire,
d’organisation des consultations, ces
mesures conduiraient à traiter chaque
patient comme s’il était porteur de
germes multi-résistants. On comprend
aisément les effets dévastateurs
qu’aurait une telle mesure sur des
patients sujets à l’anxiété. Notre
enquête auprès des différents centres
montre qu’il y a là un sujet de
controverse entre les professionnels de
la prévention d’autant plus important
qu’il n’existe que peu d’études
cliniques concernant la « consultation
hospitalière». Faute d’un accord global
sur les procédures en matière de
consultation, chaque centre adapte son
organisation des consultations en
convoquant par exemple les patients à
risque en fin de consultation ou un jour
spécifique.
Pollution sociale et divisions internes
Les
sociétés modernes ne sont pas totalement
défaites des systèmes de caste et des
pouvoirs qui y sont liés. Comme dans le
système des castes, les rapports avec
les malades sont organisés de manière à
éviter toute pollution sociale en
introduisant une discontinuité entre
leur espace et le nôtre. Cette coupure
entre le monde des bien portants et
celui des mal portants est autant une
césure réelle due à l’état du malade que
symbolique :
symbolique car elle se manifeste
par un grand nombre de signes comme le
port des vêtements adaptés, une
signalisation sur les portes ou les
différents bons, des procédures
d’évitement, etc. L’état de malade doit
se manifester d’autant plus clairement à
l’extérieur par un système de signes que
les symptômes en sont invisibles.
Cette
frontière symbolique qui sépare le
malade du bien portant est toujours
manipulable dans un sens ou dans un
autre, et elle est à la source de
nombreuses stratégies. Il en va ainsi
dans le film Alien. Une fois admis dans
le vaisseau, l’officier Kane est
maintenu à l’isolement dans une salle
d’infirmerie conçu à cet effet. L’état
de malade de l’officier Kane se signale
non seulement par la présence de la
créature qui a parasité son visage mais
également par les surblouses,
gants et masques utilisés par
ceux qui l’approchent. Mais très vite,
son état évolue. Lors de la mue du
parasite, la larve qui constitue le
premier stade se détache du corps et
forme un résidu inerte. Le mal visible
devient un mal invisible et lance la
seconde controverse du film. Les signes
d’une contamination possible ayant
disparu, faut-il ou non réinsérer
Kane au sein de l’équipage? Alors que la
première controverse avait opposé les
détenteurs des différents pouvoir, la
deuxième controverse oppose les
officiers de bord au personnel
d’entretien. Ces derniers qui n’ont
cessé depuis le début du film de
récriminer contre les officiers et de se
plaindre de leurs conditions de travail
sont partisans de laisser en quarantaine
l’officier Kane voire de le réfrigérer.
L’attitude des officiers est plus
flottante. Pour trancher le débat, le
metteur en scène utilise plusieurs
artifices.
Une
première habilité du scénario consiste
tout en escamotant la créature à faire
disparaître également tous les signes
qui signent le statut de la maladie :
les gants, masques et autres accessoires
disparaissent désormais de l’écran.
L’officier Kane reprend ainsi une
apparence normale.
Une
seconde habilité du scénario réside dans
l’invitation qui est faite à chacun de
vérifier cette normalité apparente. Le
responsable scientifique qui ne dit rien
sur l’état réel du malade convie les
hommes d’équipage à décider par
eux-mêmes : « Vous devriez venir voir …
», et implique dans le même mouvement
le spectateur.
Une
dernière habilité du scénario consiste à
réinscrire l’officier « contaminé » dans
la condition humaine par le biais d’une
pulsion organique – la faim – comme si
le retour à l’appétit de vie manifestée
par ce besoin primaire signifiait de
manière définitive l’abandon de la
maladie.
Parmi
les attributs reliés au statut de
« malade », l’exclusion du repas en
commun en est une une manifestation
tangible. Dans les centres hospitaliers,
les repas pris dans les chambres signent
le statut du patient et sa dangerosité
éventuelle, et ce à un même degré que le
port de la surblouse ou des gants par le
personnel soignant.
S’agissant des problèmes de
contamination, la part d’interprétation
et de négociation n’est pas absente non
plus dans les centres hospitaliers
enquêtés. Même si la frontière entre
personne contaminée et personne saine
reste une dimension fondamentale, elle
n’est pas toujours facile à déterminer.
Tout dépend en définitive du terrain.
Certains germes n’auront aucun impact
sur la plupart des individus mais
présenteront pour des personnes
atteintes de certaines pathologies un
risque mortel. Dans ce cadre, le simple
visiteur peut présenter un risque. Mais
ce risque reste extrêmement difficile à
évaluer. Ce que les hygiénistes
maîtrisent le mieux en définitive c’est
le danger potentiel lié aux patients
traités.
A
partir des années 1990, le risque
nosocomial a amené les hygiénistes à
distinguer les patients selon quatre
classes biologiques qui manifestent le
degré possible de contagion. Comme dans
les systèmes de caste, une graduation
dans les précautions à prendre en cas de
contact a été mise à l’œuvre sous forme
de recommandation. Les patients porteurs
de micro-organismes de classe 4 qui
présentent le plus de risques pour leur
entourage ne peuvent être approchés
qu’en usant de protections maxima. Ils
sont placés en quasi-isolement dans des
chambres individuelles aux portes
fermées et signalisation de leur état.
L’accès aux parties communes de détente
et de sociabilité - hall, cafétéria,
kiosque à journaux, salles de jeux) –
leur est interdit. En principe, une
équipe de soignants leur est réservée.
Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de
la classe 4, les précautions de contact
deviennent moins contraignantes. Ainsi
l’accès aux parties communes sera rendu
possible pour les patients de classe 1
ou 2 à conditions qu’ils portent un
masque. Cependant, comme dans le film
Alien, des marges de manœuvre existent
qui permettent une certaine
« manipulation de classes de risque».
Dans l’enquête menée auprès des CRCM, on
constate que les limites entre les
quatre classes disparaissent le plus
souvent au profit de regroupements le
plus souvent en deux catégories parfois
en une seule.
On regroupera par exemple les
classes extrêmes : classe 1 et 2, et
classe 3 et 4, ou on appliquera à tous
les patients les mesures de précaution
de la classe 4.
Cette
variation dans les pratiques s’explique
autant pour des raisons budgétaires que
pour des raisons « idéologiques ». Les
différentes mesures pour prévenir les
contacts ont un coût important lié à
l’individualisation de tous les
matériaux (stéthoscope, thermomètre,
oxymètre, tensiomètre, etc.) mais
également à la mise en place ou à
l’existence de locaux adaptés : chambres
avec toilettes et douches individuelles.
Mais, plus fondamentalement, des
clivages existent au sein des soignants
sur l’étendue de ces mesures. C’est
ainsi que l’existence d’équipes
distinctes pour les patients de classe 4
- outre le coût budgétaire - suscite une
forte opposition chez le personnel
soignant qui refuse que les risques ne
soient pas partagés au sein des équipes.
Par ailleurs, beaucoup de ces mesures ne
s’appuient pas sur des preuves
scientifiques mais des recommandations
d’expert qui sont laissés très largement
à la libre interprétation des
équipes comme le déplacement au sein de
l’établissement :
« D’une
manière générale, les déplacements
doivent être évités malgré les
conséquences psychologiques…Le risque
est à apprécier selon la capacité du
patient à ne pas tousser ou cracher,
selon son âge, son hygiène personnelle,
et son adhésion aux précautions
d’hygiène » (extrait d’un manuel
d’hygiène).
Contradictions internes et marges du
système
Un
vaisseau spatial comme un centre
hospitalier est un cosmos organisé
autour de lieux supports de fonctions
sociales. Ces espaces sont le plus
souvent hiérarchisés et impliquent des
niveaux de protection différents. Ainsi
dans un vaisseau spatial affecté aux
transports de minerai, ce sera le poste
de commandement et la salle des machines
qui constitueront les domaines soumis à
une surveillance de tous les instants
puisque directement liés à la mission de
transport. Dans un hôpital, ce sont les
lieux affectés aux soins et au séjour
des patients qui constitueront la cible
privilégiée des mesures de protection.
Par opposition à ces espaces
supports de responsabilités, les
coursives et les couloirs qui assurent
les liaisons au sein d’un vaisseau ou
d’un centre hospitalier constituent des
points extrêmement vulnérables. Le
patient ou le visiteur qui se déplace
dans un établissement échappe peu ou
prou à tout contrôle. Si l’on recommande
aux patients de porter un masque et
d’éviter les contacts directs lors de
ses déplacements, il n’existe aucun
moyen de contrôler le plus souvent la
réalité des pratiques. Les gaines
d’aération et les conduites d’eau
présentent également des risques. Ce
n’est pas un hasard si dans le film
Alien, le monstre se réfugie dans les
gaines d’aération pour mener ses
attaques contre les membres du vaisseau
et les exterminer. On peut y voir une
référence à la maladie du légionnaire
qui décima en 1976 à Philadelphie 29
membre de l’American Legion.
Cette
vulnérabilité liée aux lieux de passage
s’étend non seulement aux personnes qui
y transitent mais également aux
différentes matières transportées. A
côté des transmissions directes et par
contact, les risques de contamination
proviennent le plus souvent des surfaces
souillées. Tout ce qui entre ou sort de
la chambre d’un patient devient
potentiellement source de danger. Les
dossiers, les télécommandes de
télévision, les claviers d’ordinateur
doivent être placés sous film plastique.
Les plantes ou les fleurs sont ainsi
interdites dans les chambres des
patients. Les objets les plus
inoffensifs deviennent ainsi sous le
regard de l’hygiéniste comme pour le
metteur en scène de SF des « tueurs »
potentiels.
Ces
craintes face à des contagions non
contrôlables conduisent parfois les
praticiens à se replier sur un
hygiénisme forcé s’agissant des patients
atteints de certaines infections. Il en
va ainsi pour les malades souffrant de
la mucoviscidose. Jusque dans les années
1990, l’objectif concernant ces patients
était autant que faire ce peut de leur
permettre d’avoir une vie sociale la
plus normale possible. Au cours de ces
dernières années, la tendance s’est
inversée avec la prise en compte des
contaminations possibles à partir de
l’environnement ou des contacts avec des
tiers. Les mesures de prévention
débordent désormais les périodes
d’hospitalisation pour se reporter vers
tous les lieux de vie et leurs confins :
loisirs, école, déplacements, camps de
vacances, etc. Port d’un masque dans
certaines circonstances, friction des
mains régulière avec du PHA, mise à
l’écart dans certains environnements,
etc., tout cela contribue d’une certaine
manière à faire aujourd’hui de ces
patients des exilés de l’intérieur.
Frontières externes, frontières
internes, lieux de transit et marges
forment pour l’homme moderne comme pour
le primitif des lieux où les rituels et
les grigris de toutes sortes ne
suffisent jamais à produire un risque
zéro. Mais plus fondamentalement, le
film Alien montre que le principal
danger qui guette nos sociétés se situe
dans les contradictions au sein de notre
système entre les impératifs liés à la
protection des populations et
les logiques économiques d’un
système mondialisé. Dans le film Alien,
le responsable scientifique du vaisseau
pêche par omission en ne précisant pas
les risques liés au processus
parasitaire ouvrant ainsi la voie à la
contagion. A la solde de l’entreprise
commerciale qui a affrété le vaisseau,
ce responsable a reçu l’ordre de ramener
la créature quel qu’en soit le prix à
payer. Par candeur ou par humanisme,
Ridley Scott n’a pas voulu que ce
scientifique responsable de la mort de
ses compagnons soit un être humain de
chair et de sang, mais un simple robot.
Cette
collusion entre responsables politiques,
experts scientifiques et logiques
financières n’occupait pas encore le
devant de la scène politique au moment
de la réalisation du film. Il faudra
attendre les années quatre-vingt pour
voir éclater un certain nombre
d’affaires touchant à la santé publique.
Le scandale du sang contaminé, celui de
la vache folle, de l’amiante et
aujourd’hui du médiator ont en effet
montré que le souci de protéger la
population pouvait s’effacer derrière
les intérêts économiques.
Dans le
domaine de la prévention des risques
nosocomiaux, la contradiction entre
santé de la population et intérêts
privés est moins visible mais elle
existe néanmoins. Les restrictions
budgétaires concernant les centres
hospitaliers liées à un politique qui
vise aujourd’hui à réduire le poids des
financements publics n’est pas sans
conséquence. L’optimum en matière de
prévention des maladies nosocomiales est
rarement atteint faute de locaux
adoptés, d’un personnel soignant
suffisant et de moyens financiers
permettant l’utilisation de tous les
dispositifs assurant une protection.
C’est ainsi que dans beaucoup de centres
visités, les mesures collectives - SAS,
salles de soin réservées aux porteurs de
GMR, toilettes individuelles, équipes de
soignants spécialisés, etc. – n’existent
pas ou trop peu faute de moyens. On
assiste du même coup à une
individualisation des mesures de
prévention et à un report de certains
coûts ou mesures sur le patient et sa
famille, et à débordement vers l’espace
privé de la prévention. Les risques
d’épidémie récentes ont montré comment
l’Autre pouvait se transformer en Alien.
Le port de masque, l’utilisation de
gants ou de produits comme les PHA est
un débouché important pour les
entreprises oeuvrant dans la prévention.
Pour
conclure, il me semble que le film de
Ridley Scot est prémonitoire de cette
société des risques qui marquent une
césure entre société industrielle et
société post-industrielle. « A la
différence de toutes les époques qui
l’ont précédée, la société du risque se
caractérise avant tout par un manque :
l’impossibilité d’imputer les situations
de menaces à des causes externes.
Contrairement à toutes les cultures et
les phases d’évolution antérieures, la
société est aujourd’hui confrontée à
elle-même. » (Ulrich Beck, op.cit.).
C’est ainsi que l’utilisation intensive
des antibiotiques a conduit à produire
des germes multi-résistants qui forment
aujourd’hui l’une des sources de risque
concernant les maladies nosocomiales.
Notre système de prévention peut ainsi
générer à terme ses propres
contradictions et produire ces propres
monstres.
L’avènement de cette société
post-industrielle n’implique pas
seulement une modification des risques
mais aussi un tournant dans l’exercice
de la démocratie.
Alors que dans les sociétés
traditionnelles, les accidents et
pathologie sont le plus souvent liées à
des situations particulières et à des
causes manifestes (transport, poste de
travail, causes naturelles, etc.) qui
peuvent faire l’objet d’un diagnostic
partagé, dans les sociétés
post-industriels, les pathologies et
accidents :
o
Ils sont
liés à des risques invisibles;
o
Ils sont
globaux et concernent aussi bien une
entreprise et ses salariés, que
l’environnement proche ou lointain et
les non-salariés;
o
Ils sont
causés par des substances
physico-chimiques ou des modifications
de
l’environnement liées à
l’intervention de l’homme;
Comme
dans le film Alien, face à ces risques
invisibles et globaux, le citoyen ne
peut plus débattre simplement de leur
dangerosité et tenter d’y remédier par
la mise en place de mesures adaptées.
L’analyse causale de ces nouveaux
risques relèvent exclusivement de
l’expertise scientifique. Or, comment
éviter les dérives liées aux collusions
entre le monde industriel et celui de
l’expertise scientifique ?
Comment maintenir un débat
citoyen et éviter que les scientocrates
ne confisquent définitivement les
lambeaux de nos démocraties ? La plupart
des films de SF apporte une réponse
négative à cette question et montrent
des sociétés dominées par des
oligarchies n’ayant cesse d’accroître
leur pouvoir sur cette planète et
au-delà. Il faut simplement souhaiter
que la fiction d’aujourd’hui ne soit pas
la réalité de demain.
"Les Visiteurs inopportuns"
Pierre
Cam (Lestamp)
Parlant
des œuvres d’art, Nelson Goodman écrit
qu’ «une représentation ou une
description convient, est efficace,
pénétrante, elle éclaire ou intrigue
dans la mesure où l’artiste ou
l’écrivain saisit des rapports nouveaux
et significatifs, et imagine des moyens
pour les rendre manifestes »[6].
C’est ainsi que les « grands » films de
SF constituent un réservoir de
situations imaginaires dont la mise en
scène tend à exagérer les effets pour
mieux susciter l'éveil de l'intellect et
nous maintenir en alerte. Ces mises en
situation - par leur généralité même -
constituent des schèmes de compréhension
pour des aspects souvent négligés des
relations avec notre environnement
social. Plantes, animaux, voitures, et
autres organismes ou objets qui
constituent notre quotidien, et que l’on
ne voit plus à force de les voir,
deviennent par l’artifice de la SF
autant de réalités intrigantes voire
inquiétantes. Nombre de films de Science
fiction participent également à ce
qu’Ulrich Beck dénomme la
« scientificisation réflexive » (Ulrich
Beck, La société du risque, Flammarion
2001). En particulier, les films
d’anticipation invitent par une sorte de
« passage à la limite » à une mise en
question des technologies actuelles en
montrant non seulement leur incapacité à
résoudre les problèmes de l’humanité
mais leur capacité à générer de
nouvelles nuisances. C’est cet aspect
que nous développerons dans notre
intervention.
Pour
montrer comment pouvait s’opérer ce
travail de « scientifisation
réflexive », il m’a semblé heuristique
de comparer un film abordant le thème de
la « contagion » à un travail de
recherche portant sur les maladies
nosocomiales et leur prévention. Le film
- Alien - de Ridley Scott sorti en 1979
reste aujourd’hui encore une référence
s’agissant des rencontres du troisième
« type ». Cette fiction n’est cependant
pas sans rappeler à un univers plus
quotidien, celui des hôpitaux et des
services d’urgence. Il y tout d’abord le
lieu de l’action - un vaisseau spatial
surprotégé - puis le thème développé :
la contagion provenant d’un organisme
extérieur qui menace la santé et la
cohésion des membres de l’équipage.
S’agissant de mon terrain, j’en dirai
quelques mots. Durant l’année passée,
j’ai été amené à enquêter auprès d’un
certain nombre de centres hospitaliers
s’occupant de malades atteints de la
mucoviscidose. Ces patients sont plus
que d’autres sujets à ce que l’on
appelle les maladies nosocomiales. Un
centre hospitalier est à l’image d’un
vaisseau spatial, un lieu surprotégé où
les risques de contagion devraient en
principe être limitées du fait de
l’organisation environnementale et des
pratiques qui y sont développés par un
personnel formé aux techniques de
prévention. Cependant près de 4000
patients décèdent chaque année d'une
maladie nosocomiale.
Cet
écart entre des technologies visant à
rendre « inviolable » un groupe social
et la réalité de la contagion par un
Alien venu de l’espace me semble
emblématique de nos sociétés où les
systèmes les plus sophistiquées ne
parviennent pas à endiguer les tsunamis
humanitaires.
Le film Alien aborde à sa manière
un thème obsessionnel pour l'ensemble
des sociétés contemporaines
: « comment les risques et les
menaces qui sont systématiquement
produits au cours du processus de
modernisation avancé peuvent-ils être
supprimés, diminués, endigués (…) et
dans le cas où ils ont pris la forme
d’ « effets induits latents », endigués
et évacués de sorte qu’ils ne gênent
plus le processus de modernisation ni ne
franchissent les limites de ce qui est
tolérable » ?
Chaos et
cosmos
Les
vaisseaux comme les centres hospitaliers
sont des lieux soumis à des risques de
« contagion » parce qu’ils font
coexister durant des périodes plus ou
moins longues des individus qui ne
peuvent s’extraire aisément de leur
environnement : il en va ainsi pour les
malades hospitalisés comme pour les
marins en haute mer ou les passagers
d’une navette spatiale. Ces risques sont
d’autant plus grands que les organismes
sont parfois affaiblis que ce soit à la
suite d’une intervention chirurgicale,
d’une nourriture inadaptée, d’un
ensemble de privations sensorielles,
etc. C’est ainsi que l’histoire maritime
est une longue suite de catastrophes
humanitaires liées aux épidémies et dont
le mythe du vaisseau fantôme porte
encore la trace. Ce risque de contagion
et de destruction potentielle des
membres d’une communauté constitue – si
j’ose dire -
« un des fonds de commerce » de
la SF.
Les systèmes de protection les
plus sophistiquées nées de la raison
instrumentale – l’enveloppement machinal
dont parle Morin Ulman - ne sont jamais
à l’abri d’une faille ou d’un phénomène
incontrôlable comme l’ont montré les
événements récents (je pense à la
centrale de Fukushima). Le film
Alien « surfe » ainsi sur les peurs
ancestrales de l’homme face aux menaces
extérieures qui risquent à chaque
instant de précipiter son monde dans le
Chaos c’est-à-dire de le replonger dans
« un état fluide et amorphe » pour
reprendre les mots de Mircea Eliade[7].
Hormis
les cas d’auto-infection[8],
les risques de contamination et au-delà
de contagion sont le plus souvent liés
au phénomène de colonisation par des
organismes rencontrés dans
l’environnement ou lors de contacts avec
des tiers. Ces organismes peuvent être
des parasites colonisant leur hôte ou
des micro-organismes. Dans Alien, Ridley
Scott fait le choix d’une colonisation
parasitaire. Plus spectaculaire que
l’infection par un micro-organisme,
l’infection parasitaire a également un
effet psychologique plus marqué du fait
de la relation qui s’instaure entre
l’hôte et son parasite. La confrontation
avec un endoparasite est largement
traumatisante. Pour comprendre les
mécanismes de l’infection parasitaire,
je prendrai l’exemple du ver de CAYOR
qui est un endoparasite temporaire à
l’image du monstre d’Alien. Pondue par
une mouche, la larve du ver de Cayor
attend de trouver un hôte. Une fois
qu’elle a trouvé son hôte, elle pénètre
dans le corps de sa victime pour s’y
développer. La larve subit plusieurs
mues durant son séjour chez l’hôte
provoquant une furonculose. Après trois
ou quatre jours, elle s’éjecte du corps
de sa victime pour se métamorphoser en
nymphe qui évoluera dans un dernier
stade vers l’adulte. Le choix d’un
endoparasite par le réalisateur d’Alien
tient également au statut de ces
organismes vivants qui marquent dans
l’évolution un stade supérieur
puisqu’ils utilisent les ressources
mises à sa disposition par un hôte
généreux. En général, un parasite ne tue
pas son hôte durant la période où il
s’en sert.
Dans les
centres hospitaliers, les contaminations
à la base des maladies nosocomiales
proviennent le plus souvent de
micro-organismes qui peuvent être soi
des
* Commensaux de l’homme,
c'est-à-dire des germes qui ne peuvent
vivre qu'au contact de notre organisme.
Ces bactéries sont souvent utiles au bon
fonctionnement du corps humain. Il en va
ainsi de la flore bactérienne résidant
dans notre tube digestif et qui
intervient dans les processus de
digestion. En revanche, si pour une
raison ou pour une autre lors d'une
intervention chirurgicale, ces germes
sont déversés hors de leur
environnement, ils peuvent devenir
dangereux et pathogène. Le staphylocoque
doré est commensal de l’appareil
respiratoire. Il peut muter et ses
mutations sont résistantes aux
antibiotiques. Il va infecter les plaies
à la suite d’une opération, provoquer
des troubles respiratoires, des
infections au niveau des os, au niveau
des yeux, voire de méningites, etc.
C’est un micro-organisme qui mute
aisément et dont les mutations sont
résistantes aux antibiotiques.
* saprophytes, c'est-à-dire des
germes vivant dans l'environnement de
l'homme (l'eau, l'air, les plantes, …)
et pouvant le coloniser dans certaines
conditions. Il en va ainsi pour le
bacille pyocyanique qui vit dans
l’environnement humide domestique ou
hospitalier et qui peut dans certains
contextes coloniser les voies digestives
et conduire à la mort du patient. Il
faut ajouter à cette liste de
micro-organismes, les différents virus
(grippe, HIV, hépatites, etc.) qui sont
insensibles aux antibiotiques.
La
notion de danger
A quel
moment intervient le « chaos » dans le
film Alien et quelle en est la véritable
cause ? Loin de se plier aux évidences,
le spectateur ne doit pas être obnubilé
par l’apparente monstruosité qui se
présente à la porte du vaisseau après
avoir parasité un des hommes d’équipage.
De fait, la monstruosité n’est pas
toujours synonyme d’un danger potentiel
pour l’entourage. On en conviendra
aisément en comparant les deux films où
John Hurt interprète une figure
monstrueuse : l’hôte d’Alien en 1979 et
le patient atteint d’elephantiasis dans
le film de David Lynch (1980). On a ici
deux apparences renvoyant à des réalités
différentes. Comme dans la légende
chinoise où le sage montre la lune et
l’imbécile regarde le doigt, le
spectateur peu attentif se trouve
détourné de l’enjeu véritable du film
qui n’est pas tant le monstre lui-même
que les enjeux et rapports sociaux qui
se font jour autour de ce « risque »
particulier. L’Alien est un danger parmi
d’autres. Un danger se définit par « ce
qui est incompatible avec la présence
humaine », c’est-à-dire très précisément
« toute propriété ou capacité
intrinsèque par laquelle une chose est
susceptible de causer un dommage »(
directive 89/391/ de la Cce)[9].
Le danger est au sens propre un « état »
de fait.
Pour
qu’il y ait un « dommage », il faut que
se produise une rencontre entre un
« danger » et l’homme. Ceci résulte d’un
processus dynamique qui peut être un
changement d’état comme dans le cas
d’une immuno-dépression ou une
intervention humaine comme une pause de
sonde ou une prise de sang. Pour
comprendre la nature du risque et le
moment auquel il intervient, il faut
donc pouvoir identifier les dangers.
Pour ce faire,
nous reprendrons la typologie de
Mary Douglas esquissée dans son ouvrage
sur « la souillure » qui, par sa
généralité, peut s’appliquer aussi bien
à des lieux qu’à des organismes vivants
ou à des systèmes de castes.
Mary Douglas distingue :
5.
Le
danger qui rôde aux frontières
extérieures et fait pression sur elles ;
6.
Le
danger que l’on encourt en franchissant
les divisions internes du système ;
7.
Le
danger qui se situe en marge de ces
lignes intérieures ;
8.
Le
danger qui provient des contradictions
internes.
Les
risques de contamination peuvent être
liés à l’environnement, aux contacts
entre personnes, ou à des modifications
dans l’état des personnes. Il est
habituel de distinguer les transmissions
directes et les transmissions
indirectes. Les transmissions directes
peuvent se faire lors de contact ou par
projection de germes contenus dans des
gouttelettes lors d’expectoration.
Les transmissions indirectes ou
transmissions croisées proviennent des
matériels, surfaces ou linges souillées
par contact. Pour pouvoir lutter contre
ces transmissions directes ou
indirectes, il faut mettre en place des
protections collectives ou
individuelles, mais également contrôler
les différentes relations internes au
système de prévention et surtout éviter
les contradictions. Parmi les
protections collectives, on trouve les
sas, les systèmes de fermeture
automatique des portes, les vignettes ou
affiches signalant la dangerosité d’un
lieu. Parmi les protections
individuelles, il y a les gants stériles
ou non stériles, les surblouses, les
masques et éventuellement les lunettes.
Un spectateur attentif notera que tous
ces éléments de protection existent dans
le film Alien. La mise en œuvre de ces
systèmes de protection est soumise à un
ensemble de procédures plus ou moins
formalisées qui sont laissées à
l’initiative des différents
responsables.
Toutes
les sociétés connaissent à un niveau ou
à un autre ces formes de protection
contre des contacts pouvant être la
source d’une « pollution sociale ». Il
existe ainsi au niveau individuel des
amulettes, des parures magiques, des
armures, etc. et au niveau collectif des
défenses: talisman, délimitations
magiques, fossés, palissades, etc. Ces
protections obéissent également à des
procédures rituelles qui déterminent le
moment et le lieu, et les circonstances
où elles doivent être mises en place.
Toutes les sociétés connaissent
également à un niveau ou à un autre des
enjeux de pouvoir et des contradictions
qui peuvent rendre ces protections
inopérantes. Il me semble que c’est de
cela dont parle Alien et que le monstre
n’est ici que la toile de fonds pour
aborder les problèmes de cohésion au
sein de nos sociétés.
Frontières extérieures et controverses
sociales
La
protection contre les risques extérieurs
est le plus souvent collective mais elle
peut dans certains cas revêtir des
formes individuelles. De fait, un centre
hospitalier comme un vaisseau spatial
doit pouvoir contrôler les personnes qui
entrent dans leur espace et évaluer les
risques qu’elles peuvent éventuellement
présenter. « Passer une porte est un
acte banal, mais il peut signifier tant
de façons d’entrer » écrit Mary Douglas.
Tout le problème de la protection d’un
seuil réside dans la manière dont les
individus s’y présentent.
Dans le
film Alien, l’entrée du vaisseau spatial
« Nostromo » est contrôlée par un sas
d’admission qui permet également des
procédures de décontamination, et en cas
de danger d’éjecter l’intrus. Mais ce
sas d’admission ne joue pleinement son
rôle que si chacun se plie aux
procédures qui limitent l’entrée aux
seules personnes qualifiées à franchir
le seuil.
Dans le
film Alien, les hommes d’équipage qui
sont descendus à terre avec le
commandant de bord – Dallas - se
présentent à leur retour dans le sas de
décontamination. L’un d’eux – joué par
John Hurt - est affecté par un parasite
qui s’est greffé sur son visage. Une
controverse naît sur la procédure à
suivre. Le commandant de bord sorti avec
l’équipage ordonne à l’officier en
second
« Ripley » - qui est resté à bord
- d’ouvrir le sas. Il plaide pour
emmener le pilote blessé à l’infirmerie
en faisant jouer l’urgence et la
nécessité du secours[10].
L’officier en second, Ripley refuse en
se réfugiant derrière la procédure et en
évoquant le principe de précaution face
à un danger potentiel. On comprendra
aisément que l’on est devant un dilemme
qui ne peut être tranché que par un
intervenant extérieur. C’est le
phénomène bien connu du nœud gordien. La
situation est d’autant plus inextricable
que le commandant de bord est un homme
et que le second officier est une femme,
et que tout passage en force pourrait
être assimilé à une forme de
discrimination.
C’est Ash, un scientifique
attaché au vaisseau qui finit par ouvrir
le sas en arguant du pouvoir que lui
confère sa responsabilité dans ce
domaine. On ajoutera que la querelle
peut sembler d’autant plus vaine que le
vaisseau est doté de protections
individuelles et collectives qui
permettent en cas de danger des mesures
de confinement.
Au
niveau des hôpitaux où les va et vient
entre l’intérieur et l’extérieur sont
nombreux et concernent aussi bien des
patients « potentiellement dangereux »
que de simples visiteurs, les systèmes
de contrôle se démultiplient également
afin de faire face à toutes les
éventualités. Cette démultiplication des
protections est d’autant plus nécessaire
qu’à la différence d’un vaisseau
spatial, les hôpitaux en tant que
service public ne peuvent refuser de
soigner les patients. Il existe au sein
des services comme à l’extérieur des
services ce que l’on peut appeler des
mesures d’isolement géographiques. A
l’intérieur des services, il s’agira de
chambres dotées de sas d’admission.
Au
niveau des frontières avec l’extérieur,
on peut également organiser des systèmes
de protection collectifs par la mise en
place de lieux réservés à des patients
présentant certaines infections. Il en
va ainsi pour les salles de
« consultation hospitalière » et leurs
salles d’attente. Mais, cette protection
ne peut jamais être garantie totalement.
Pour pouvoir orienter les patients vers
les espaces qui leur sont réservés, il
faut évidemment connaître leur niveau de
dangerosité potentiel. Ce qui n’est pas
toujours le cas.
On en
arrive à des situations paradoxales
comme l’illustre assez bien certaines
salles d’attente des consultations
hospitalières. C’est d’ailleurs un très
beau terrain d’études sociologique pour
comprendre le compromis entre impératifs
de prévention et conventions sociales.
Dotés le plus souvent de magazines, de
jouets pour enfants, de machines à café
ou de fontaine à eau, elles sont munies
aussi d’affichettes rappelant qu’il faut
« éviter de toucher les objets mis à
disposition », « de se serrer la main »,
« et de maintenir avec un autre patient
une distance d’au moins un mètre ». Pour
éviter tout risque de contamination, il
faudrait de fait supprimer les salles
d’attente et imposer au minimum aux
patients le port d’un masque et une
friction des mains avec du PHA. Outre
les problèmes de coût budgétaire,
d’organisation des consultations, ces
mesures conduiraient à traiter chaque
patient comme s’il était porteur de
germes multi-résistants. On comprend
aisément les effets dévastateurs
qu’aurait une telle mesure sur des
patients sujets à l’anxiété. Notre
enquête auprès des différents centres
montre qu’il y a là un sujet de
controverse entre les professionnels de
la prévention d’autant plus important
qu’il n’existe que peu d’études
cliniques concernant la « consultation
hospitalière». Faute d’un accord global
sur les procédures en matière de
consultation, chaque centre adapte son
organisation des consultations en
convoquant par exemple les patients à
risque en fin de consultation ou un jour
spécifique.
Pollution sociale et divisions internes
Les
sociétés modernes ne sont pas totalement
défaites des systèmes de caste et des
pouvoirs qui y sont liés. Comme dans le
système des castes, les rapports avec
les malades sont organisés de manière à
éviter toute pollution sociale en
introduisant une discontinuité entre
leur espace et le nôtre. Cette coupure
entre le monde des bien portants et
celui des mal portants est autant une
césure réelle due à l’état du malade que
symbolique :
symbolique car elle se manifeste
par un grand nombre de signes comme le
port des vêtements adaptés, une
signalisation sur les portes ou les
différents bons, des procédures
d’évitement, etc. L’état de malade doit
se manifester d’autant plus clairement à
l’extérieur par un système de signes que
les symptômes en sont invisibles.
Cette
frontière symbolique qui sépare le
malade du bien portant est toujours
manipulable dans un sens ou dans un
autre, et elle est à la source de
nombreuses stratégies. Il en va ainsi
dans le film Alien. Une fois admis dans
le vaisseau, l’officier Kane est
maintenu à l’isolement dans une salle
d’infirmerie conçu à cet effet. L’état
de malade de l’officier Kane se signale
non seulement par la présence de la
créature qui a parasité son visage mais
également par les surblouses,
gants et masques utilisés par
ceux qui l’approchent. Mais très vite,
son état évolue. Lors de la mue du
parasite, la larve qui constitue le
premier stade se détache du corps et
forme un résidu inerte. Le mal visible
devient un mal invisible et lance la
seconde controverse du film. Les signes
d’une contamination possible ayant
disparu, faut-il ou non réinsérer
Kane au sein de l’équipage? Alors que la
première controverse avait opposé les
détenteurs des différents pouvoir, la
deuxième controverse oppose les
officiers de bord au personnel
d’entretien. Ces derniers qui n’ont
cessé depuis le début du film de
récriminer contre les officiers et de se
plaindre de leurs conditions de travail
sont partisans de laisser en quarantaine
l’officier Kane voire de le réfrigérer.
L’attitude des officiers est plus
flottante. Pour trancher le débat, le
metteur en scène utilise plusieurs
artifices.
Une
première habilité du scénario consiste
tout en escamotant la créature à faire
disparaître également tous les signes
qui signent le statut de la maladie :
les gants, masques et autres accessoires
disparaissent désormais de l’écran.
L’officier Kane reprend ainsi une
apparence normale.
Une
seconde habilité du scénario réside dans
l’invitation qui est faite à chacun de
vérifier cette normalité apparente. Le
responsable scientifique qui ne dit rien
sur l’état réel du malade convie les
hommes d’équipage à décider par
eux-mêmes : « Vous devriez venir voir …
», et implique dans le même mouvement
le spectateur.
Une
dernière habilité du scénario consiste à
réinscrire l’officier « contaminé » dans
la condition humaine par le biais d’une
pulsion organique – la faim – comme si
le retour à l’appétit de vie manifestée
par ce besoin primaire signifiait de
manière définitive l’abandon de la
maladie.
Parmi
les attributs reliés au statut de
« malade », l’exclusion du repas en
commun en est une une manifestation
tangible. Dans les centres hospitaliers,
les repas pris dans les chambres signent
le statut du patient et sa dangerosité
éventuelle, et ce à un même degré que le
port de la surblouse ou des gants par le
personnel soignant.
S’agissant des problèmes de
contamination, la part d’interprétation
et de négociation n’est pas absente non
plus dans les centres hospitaliers
enquêtés. Même si la frontière entre
personne contaminée et personne saine
reste une dimension fondamentale, elle
n’est pas toujours facile à déterminer.
Tout dépend en définitive du terrain.
Certains germes n’auront aucun impact
sur la plupart des individus mais
présenteront pour des personnes
atteintes de certaines pathologies un
risque mortel. Dans ce cadre, le simple
visiteur peut présenter un risque. Mais
ce risque reste extrêmement difficile à
évaluer. Ce que les hygiénistes
maîtrisent le mieux en définitive c’est
le danger potentiel lié aux patients
traités.
A
partir des années 1990, le risque
nosocomial a amené les hygiénistes à
distinguer les patients selon quatre
classes biologiques qui manifestent le
degré possible de contagion. Comme dans
les systèmes de caste, une graduation
dans les précautions à prendre en cas de
contact a été mise à l’œuvre sous forme
de recommandation. Les patients porteurs
de micro-organismes de classe 4 qui
présentent le plus de risques pour leur
entourage ne peuvent être approchés
qu’en usant de protections maxima. Ils
sont placés en quasi-isolement dans des
chambres individuelles aux portes
fermées et signalisation de leur état.
L’accès aux parties communes de détente
et de sociabilité - hall, cafétéria,
kiosque à journaux, salles de jeux) –
leur est interdit. En principe, une
équipe de soignants leur est réservée.
Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de
la classe 4, les précautions de contact
deviennent moins contraignantes. Ainsi
l’accès aux parties communes sera rendu
possible pour les patients de classe 1
ou 2 à conditions qu’ils portent un
masque. Cependant, comme dans le film
Alien, des marges de manœuvre existent
qui permettent une certaine
« manipulation de classes de risque».
Dans l’enquête menée auprès des CRCM, on
constate que les limites entre les
quatre classes disparaissent le plus
souvent au profit de regroupements le
plus souvent en deux catégories parfois
en une seule.
On regroupera par exemple les
classes extrêmes : classe 1 et 2, et
classe 3 et 4, ou on appliquera à tous
les patients les mesures de précaution
de la classe 4.
Cette
variation dans les pratiques s’explique
autant pour des raisons budgétaires que
pour des raisons « idéologiques ». Les
différentes mesures pour prévenir les
contacts ont un coût important lié à
l’individualisation de tous les
matériaux (stéthoscope, thermomètre,
oxymètre, tensiomètre, etc.) mais
également à la mise en place ou à
l’existence de locaux adaptés : chambres
avec toilettes et douches individuelles.
Mais, plus fondamentalement, des
clivages existent au sein des soignants
sur l’étendue de ces mesures. C’est
ainsi que l’existence d’équipes
distinctes pour les patients de classe 4
- outre le coût budgétaire - suscite une
forte opposition chez le personnel
soignant qui refuse que les risques ne
soient pas partagés au sein des équipes.
Par ailleurs, beaucoup de ces mesures ne
s’appuient pas sur des preuves
scientifiques mais des recommandations
d’expert qui sont laissés très largement
à la libre interprétation des
équipes comme le déplacement au sein de
l’établissement :
« D’une
manière générale, les déplacements
doivent être évités malgré les
conséquences psychologiques…Le risque
est à apprécier selon la capacité du
patient à ne pas tousser ou cracher,
selon son âge, son hygiène personnelle,
et son adhésion aux précautions
d’hygiène » (extrait d’un manuel
d’hygiène).
Contradictions internes et marges du
système
Un
vaisseau spatial comme un centre
hospitalier est un cosmos organisé
autour de lieux supports de fonctions
sociales. Ces espaces sont le plus
souvent hiérarchisés et impliquent des
niveaux de protection différents. Ainsi
dans un vaisseau spatial affecté aux
transports de minerai, ce sera le poste
de commandement et la salle des machines
qui constitueront les domaines soumis à
une surveillance de tous les instants
puisque directement liés à la mission de
transport. Dans un hôpital, ce sont les
lieux affectés aux soins et au séjour
des patients qui constitueront la cible
privilégiée des mesures de protection.
Par opposition à ces espaces
supports de responsabilités, les
coursives et les couloirs qui assurent
les liaisons au sein d’un vaisseau ou
d’un centre hospitalier constituent des
points extrêmement vulnérables. Le
patient ou le visiteur qui se déplace
dans un établissement échappe peu ou
prou à tout contrôle. Si l’on recommande
aux patients de porter un masque et
d’éviter les contacts directs lors de
ses déplacements, il n’existe aucun
moyen de contrôler le plus souvent la
réalité des pratiques. Les gaines
d’aération et les conduites d’eau
présentent également des risques. Ce
n’est pas un hasard si dans le film
Alien, le monstre se réfugie dans les
gaines d’aération pour mener ses
attaques contre les membres du vaisseau
et les exterminer. On peut y voir une
référence à la maladie du légionnaire
qui décima en 1976 à Philadelphie 29
membre de l’American Legion.
Cette
vulnérabilité liée aux lieux de passage
s’étend non seulement aux personnes qui
y transitent mais également aux
différentes matières transportées. A
côté des transmissions directes et par
contact, les risques de contamination
proviennent le plus souvent des surfaces
souillées. Tout ce qui entre ou sort de
la chambre d’un patient devient
potentiellement source de danger. Les
dossiers, les télécommandes de
télévision, les claviers d’ordinateur
doivent être placés sous film plastique.
Les plantes ou les fleurs sont ainsi
interdites dans les chambres des
patients. Les objets les plus
inoffensifs deviennent ainsi sous le
regard de l’hygiéniste comme pour le
metteur en scène de SF des « tueurs »
potentiels.
Ces
craintes face à des contagions non
contrôlables conduisent parfois les
praticiens à se replier sur un
hygiénisme forcé s’agissant des patients
atteints de certaines infections. Il en
va ainsi pour les malades souffrant de
la mucoviscidose. Jusque dans les années
1990, l’objectif concernant ces patients
était autant que faire ce peut de leur
permettre d’avoir une vie sociale la
plus normale possible. Au cours de ces
dernières années, la tendance s’est
inversée avec la prise en compte des
contaminations possibles à partir de
l’environnement ou des contacts avec des
tiers. Les mesures de prévention
débordent désormais les périodes
d’hospitalisation pour se reporter vers
tous les lieux de vie et leurs confins :
loisirs, école, déplacements, camps de
vacances, etc. Port d’un masque dans
certaines circonstances, friction des
mains régulière avec du PHA, mise à
l’écart dans certains environnements,
etc., tout cela contribue d’une certaine
manière à faire aujourd’hui de ces
patients des exilés de l’intérieur.
Frontières externes, frontières
internes, lieux de transit et marges
forment pour l’homme moderne comme pour
le primitif des lieux où les rituels et
les grigris de toutes sortes ne
suffisent jamais à produire un risque
zéro. Mais plus fondamentalement, le
film Alien montre que le principal
danger qui guette nos sociétés se situe
dans les contradictions au sein de notre
système entre les impératifs liés à la
protection des populations et
les logiques économiques d’un
système mondialisé. Dans le film Alien,
le responsable scientifique du vaisseau
pêche par omission en ne précisant pas
les risques liés au processus
parasitaire ouvrant ainsi la voie à la
contagion. A la solde de l’entreprise
commerciale qui a affrété le vaisseau,
ce responsable a reçu l’ordre de ramener
la créature quel qu’en soit le prix à
payer. Par candeur ou par humanisme,
Ridley Scott n’a pas voulu que ce
scientifique responsable de la mort de
ses compagnons soit un être humain de
chair et de sang, mais un simple robot.
Cette
collusion entre responsables politiques,
experts scientifiques et logiques
financières n’occupait pas encore le
devant de la scène politique au moment
de la réalisation du film. Il faudra
attendre les années quatre-vingt pour
voir éclater un certain nombre
d’affaires touchant à la santé publique.
Le scandale du sang contaminé, celui de
la vache folle, de l’amiante et
aujourd’hui du médiator ont en effet
montré que le souci de protéger la
population pouvait s’effacer derrière
les intérêts économiques.
Dans le
domaine de la prévention des risques
nosocomiaux, la contradiction entre
santé de la population et intérêts
privés est moins visible mais elle
existe néanmoins. Les restrictions
budgétaires concernant les centres
hospitaliers liées à un politique qui
vise aujourd’hui à réduire le poids des
financements publics n’est pas sans
conséquence. L’optimum en matière de
prévention des maladies nosocomiales est
rarement atteint faute de locaux
adoptés, d’un personnel soignant
suffisant et de moyens financiers
permettant l’utilisation de tous les
dispositifs assurant une protection.
C’est ainsi que dans beaucoup de centres
visités, les mesures collectives - SAS,
salles de soin réservées aux porteurs de
GMR, toilettes individuelles, équipes de
soignants spécialisés, etc. – n’existent
pas ou trop peu faute de moyens. On
assiste du même coup à une
individualisation des mesures de
prévention et à un report de certains
coûts ou mesures sur le patient et sa
famille, et à débordement vers l’espace
privé de la prévention. Les risques
d’épidémie récentes ont montré comment
l’Autre pouvait se transformer en Alien.
Le port de masque, l’utilisation de
gants ou de produits comme les PHA est
un débouché important pour les
entreprises oeuvrant dans la prévention.
Pour
conclure, il me semble que le film de
Ridley Scot est prémonitoire de cette
société des risques qui marquent une
césure entre société industrielle et
société post-industrielle. « A la
différence de toutes les époques qui
l’ont précédée, la société du risque se
caractérise avant tout par un manque :
l’impossibilité d’imputer les situations
de menaces à des causes externes.
Contrairement à toutes les cultures et
les phases d’évolution antérieures, la
société est aujourd’hui confrontée à
elle-même. » (Ulrich Beck, op.cit.).
C’est ainsi que l’utilisation intensive
des antibiotiques a conduit à produire
des germes multi-résistants qui forment
aujourd’hui l’une des sources de risque
concernant les maladies nosocomiales.
Notre système de prévention peut ainsi
générer à terme ses propres
contradictions et produire ces propres
monstres.
L’avènement de cette société
post-industrielle n’implique pas
seulement une modification des risques
mais aussi un tournant dans l’exercice
de la démocratie.
Alors que dans les sociétés
traditionnelles, les accidents et
pathologie sont le plus souvent liées à
des situations particulières et à des
causes manifestes (transport, poste de
travail, causes naturelles, etc.) qui
peuvent faire l’objet d’un diagnostic
partagé, dans les sociétés
post-industriels, les pathologies et
accidents :
o
Ils sont
liés à des risques invisibles;
o
Ils sont
globaux et concernent aussi bien une
entreprise et ses salariés, que
l’environnement proche ou lointain et
les non-salariés;
o
Ils sont
causés par des substances
physico-chimiques ou des modifications
de
l’environnement liées à
l’intervention de l’homme;
Comme
dans le film Alien, face à ces risques
invisibles et globaux, le citoyen ne
peut plus débattre simplement de leur
dangerosité et tenter d’y remédier par
la mise en place de mesures adaptées.
L’analyse causale de ces nouveaux
risques relèvent exclusivement de
l’expertise scientifique. Or, comment
éviter les dérives liées aux collusions
entre le monde industriel et celui de
l’expertise scientifique ?
Comment maintenir un débat
citoyen et éviter que les scientocrates
ne confisquent définitivement les
lambeaux de nos démocraties ? La plupart
des films de SF apporte une réponse
négative à cette question et montrent
des sociétés dominées par des
oligarchies n’ayant cesse d’accroître
leur pouvoir sur cette planète et
au-delà. Il faut simplement souhaiter
que la fiction d’aujourd’hui ne soit pas
la réalité de demain.
"Les Visiteurs inopportuns"
Pierre
Cam (Lestamp)
Parlant
des œuvres d’art, Nelson Goodman écrit
qu’ «une représentation ou une
description convient, est efficace,
pénétrante, elle éclaire ou intrigue
dans la mesure où l’artiste ou
l’écrivain saisit des rapports nouveaux
et significatifs, et imagine des moyens
pour les rendre manifestes »[11].
C’est ainsi que les « grands » films de
SF constituent un réservoir de
situations imaginaires dont la mise en
scène tend à exagérer les effets pour
mieux susciter l'éveil de l'intellect et
nous maintenir en alerte. Ces mises en
situation - par leur généralité même -
constituent des schèmes de compréhension
pour des aspects souvent négligés des
relations avec notre environnement
social. Plantes, animaux, voitures, et
autres organismes ou objets qui
constituent notre quotidien, et que l’on
ne voit plus à force de les voir,
deviennent par l’artifice de la SF
autant de réalités intrigantes voire
inquiétantes. Nombre de films de Science
fiction participent également à ce
qu’Ulrich Beck dénomme la
« scientificisation réflexive » (Ulrich
Beck, La société du risque, Flammarion
2001). En particulier, les films
d’anticipation invitent par une sorte de
« passage à la limite » à une mise en
question des technologies actuelles en
montrant non seulement leur incapacité à
résoudre les problèmes de l’humanité
mais leur capacité à générer de
nouvelles nuisances. C’est cet aspect
que nous développerons dans notre
intervention.
Pour
montrer comment pouvait s’opérer ce
travail de « scientifisation
réflexive », il m’a semblé heuristique
de comparer un film abordant le thème de
la « contagion » à un travail de
recherche portant sur les maladies
nosocomiales et leur prévention. Le film
- Alien - de Ridley Scott sorti en 1979
reste aujourd’hui encore une référence
s’agissant des rencontres du troisième
« type ». Cette fiction n’est cependant
pas sans rappeler à un univers plus
quotidien, celui des hôpitaux et des
services d’urgence. Il y tout d’abord le
lieu de l’action - un vaisseau spatial
surprotégé - puis le thème développé :
la contagion provenant d’un organisme
extérieur qui menace la santé et la
cohésion des membres de l’équipage.
S’agissant de mon terrain, j’en dirai
quelques mots. Durant l’année passée,
j’ai été amené à enquêter auprès d’un
certain nombre de centres hospitaliers
s’occupant de malades atteints de la
mucoviscidose. Ces patients sont plus
que d’autres sujets à ce que l’on
appelle les maladies nosocomiales. Un
centre hospitalier est à l’image d’un
vaisseau spatial, un lieu surprotégé où
les risques de contagion devraient en
principe être limitées du fait de
l’organisation environnementale et des
pratiques qui y sont développés par un
personnel formé aux techniques de
prévention. Cependant près de 4000
patients décèdent chaque année d'une
maladie nosocomiale.
Cet
écart entre des technologies visant à
rendre « inviolable » un groupe social
et la réalité de la contagion par un
Alien venu de l’espace me semble
emblématique de nos sociétés où les
systèmes les plus sophistiquées ne
parviennent pas à endiguer les tsunamis
humanitaires.
Le film Alien aborde à sa manière
un thème obsessionnel pour l'ensemble
des sociétés contemporaines
: « comment les risques et les
menaces qui sont systématiquement
produits au cours du processus de
modernisation avancé peuvent-ils être
supprimés, diminués, endigués (…) et
dans le cas où ils ont pris la forme
d’ « effets induits latents », endigués
et évacués de sorte qu’ils ne gênent
plus le processus de modernisation ni ne
franchissent les limites de ce qui est
tolérable » ?
Chaos et
cosmos
Les
vaisseaux comme les centres hospitaliers
sont des lieux soumis à des risques de
« contagion » parce qu’ils font
coexister durant des périodes plus ou
moins longues des individus qui ne
peuvent s’extraire aisément de leur
environnement : il en va ainsi pour les
malades hospitalisés comme pour les
marins en haute mer ou les passagers
d’une navette spatiale. Ces risques sont
d’autant plus grands que les organismes
sont parfois affaiblis que ce soit à la
suite d’une intervention chirurgicale,
d’une nourriture inadaptée, d’un
ensemble de privations sensorielles,
etc. C’est ainsi que l’histoire maritime
est une longue suite de catastrophes
humanitaires liées aux épidémies et dont
le mythe du vaisseau fantôme porte
encore la trace. Ce risque de contagion
et de destruction potentielle des
membres d’une communauté constitue – si
j’ose dire -
« un des fonds de commerce » de
la SF.
Les systèmes de protection les
plus sophistiquées nées de la raison
instrumentale – l’enveloppement machinal
dont parle Morin Ulman - ne sont jamais
à l’abri d’une faille ou d’un phénomène
incontrôlable comme l’ont montré les
événements récents (je pense à la
centrale de Fukushima). Le film
Alien « surfe » ainsi sur les peurs
ancestrales de l’homme face aux menaces
extérieures qui risquent à chaque
instant de précipiter son monde dans le
Chaos c’est-à-dire de le replonger dans
« un état fluide et amorphe » pour
reprendre les mots de Mircea Eliade[12].
Hormis
les cas d’auto-infection[13],
les risques de contamination et au-delà
de contagion sont le plus souvent liés
au phénomène de colonisation par des
organismes rencontrés dans
l’environnement ou lors de contacts avec
des tiers. Ces organismes peuvent être
des parasites colonisant leur hôte ou
des micro-organismes. Dans Alien, Ridley
Scott fait le choix d’une colonisation
parasitaire. Plus spectaculaire que
l’infection par un micro-organisme,
l’infection parasitaire a également un
effet psychologique plus marqué du fait
de la relation qui s’instaure entre
l’hôte et son parasite. La confrontation
avec un endoparasite est largement
traumatisante. Pour comprendre les
mécanismes de l’infection parasitaire,
je prendrai l’exemple du ver de CAYOR
qui est un endoparasite temporaire à
l’image du monstre d’Alien. Pondue par
une mouche, la larve du ver de Cayor
attend de trouver un hôte. Une fois
qu’elle a trouvé son hôte, elle pénètre
dans le corps de sa victime pour s’y
développer. La larve subit plusieurs
mues durant son séjour chez l’hôte
provoquant une furonculose. Après trois
ou quatre jours, elle s’éjecte du corps
de sa victime pour se métamorphoser en
nymphe qui évoluera dans un dernier
stade vers l’adulte. Le choix d’un
endoparasite par le réalisateur d’Alien
tient également au statut de ces
organismes vivants qui marquent dans
l’évolution un stade supérieur
puisqu’ils utilisent les ressources
mises à sa disposition par un hôte
généreux. En général, un parasite ne tue
pas son hôte durant la période où il
s’en sert.
Dans les
centres hospitaliers, les contaminations
à la base des maladies nosocomiales
proviennent le plus souvent de
micro-organismes qui peuvent être soi
des
* Commensaux de l’homme,
c'est-à-dire des germes qui ne peuvent
vivre qu'au contact de notre organisme.
Ces bactéries sont souvent utiles au bon
fonctionnement du corps humain. Il en va
ainsi de la flore bactérienne résidant
dans notre tube digestif et qui
intervient dans les processus de
digestion. En revanche, si pour une
raison ou pour une autre lors d'une
intervention chirurgicale, ces germes
sont déversés hors de leur
environnement, ils peuvent devenir
dangereux et pathogène. Le staphylocoque
doré est commensal de l’appareil
respiratoire. Il peut muter et ses
mutations sont résistantes aux
antibiotiques. Il va infecter les plaies
à la suite d’une opération, provoquer
des troubles respiratoires, des
infections au niveau des os, au niveau
des yeux, voire de méningites, etc.
C’est un micro-organisme qui mute
aisément et dont les mutations sont
résistantes aux antibiotiques.
* saprophytes, c'est-à-dire des
germes vivant dans l'environnement de
l'homme (l'eau, l'air, les plantes, …)
et pouvant le coloniser dans certaines
conditions. Il en va ainsi pour le
bacille pyocyanique qui vit dans
l’environnement humide domestique ou
hospitalier et qui peut dans certains
contextes coloniser les voies digestives
et conduire à la mort du patient. Il
faut ajouter à cette liste de
micro-organismes, les différents virus
(grippe, HIV, hépatites, etc.) qui sont
insensibles aux antibiotiques.
La
notion de danger
A quel
moment intervient le « chaos » dans le
film Alien et quelle en est la véritable
cause ? Loin de se plier aux évidences,
le spectateur ne doit pas être obnubilé
par l’apparente monstruosité qui se
présente à la porte du vaisseau après
avoir parasité un des hommes d’équipage.
De fait, la monstruosité n’est pas
toujours synonyme d’un danger potentiel
pour l’entourage. On en conviendra
aisément en comparant les deux films où
John Hurt interprète une figure
monstrueuse : l’hôte d’Alien en 1979 et
le patient atteint d’elephantiasis dans
le film de David Lynch (1980). On a ici
deux apparences renvoyant à des réalités
différentes. Comme dans la légende
chinoise où le sage montre la lune et
l’imbécile regarde le doigt, le
spectateur peu attentif se trouve
détourné de l’enjeu véritable du film
qui n’est pas tant le monstre lui-même
que les enjeux et rapports sociaux qui
se font jour autour de ce « risque »
particulier. L’Alien est un danger parmi
d’autres. Un danger se définit par « ce
qui est incompatible avec la présence
humaine », c’est-à-dire très précisément
« toute propriété ou capacité
intrinsèque par laquelle une chose est
susceptible de causer un dommage »(
directive 89/391/ de la Cce)[14].
Le danger est au sens propre un « état »
de fait.
Pour
qu’il y ait un « dommage », il faut que
se produise une rencontre entre un
« danger » et l’homme. Ceci résulte d’un
processus dynamique qui peut être un
changement d’état comme dans le cas
d’une immuno-dépression ou une
intervention humaine comme une pause de
sonde ou une prise de sang. Pour
comprendre la nature du risque et le
moment auquel il intervient, il faut
donc pouvoir identifier les dangers.
Pour ce faire,
nous reprendrons la typologie de
Mary Douglas esquissée dans son ouvrage
sur « la souillure » qui, par sa
généralité, peut s’appliquer aussi bien
à des lieux qu’à des organismes vivants
ou à des systèmes de castes.
Mary Douglas distingue :
9.
Le
danger qui rôde aux frontières
extérieures et fait pression sur elles ;
10.
Le
danger que l’on encourt en franchissant
les divisions internes du système ;
11.
Le
danger qui se situe en marge de ces
lignes intérieures ;
12.
Le
danger qui provient des contradictions
internes.
Les
risques de contamination peuvent être
liés à l’environnement, aux contacts
entre personnes, ou à des modifications
dans l’état des personnes. Il est
habituel de distinguer les transmissions
directes et les transmissions
indirectes. Les transmissions directes
peuvent se faire lors de contact ou par
projection de germes contenus dans des
gouttelettes lors d’expectoration.
Les transmissions indirectes ou
transmissions croisées proviennent des
matériels, surfaces ou linges souillées
par contact. Pour pouvoir lutter contre
ces transmissions directes ou
indirectes, il faut mettre en place des
protections collectives ou
individuelles, mais également contrôler
les différentes relations internes au
système de prévention et surtout éviter
les contradictions. Parmi les
protections collectives, on trouve les
sas, les systèmes de fermeture
automatique des portes, les vignettes ou
affiches signalant la dangerosité d’un
lieu. Parmi les protections
individuelles, il y a les gants stériles
ou non stériles, les surblouses, les
masques et éventuellement les lunettes.
Un spectateur attentif notera que tous
ces éléments de protection existent dans
le film Alien. La mise en œuvre de ces
systèmes de protection est soumise à un
ensemble de procédures plus ou moins
formalisées qui sont laissées à
l’initiative des différents
responsables.
Toutes
les sociétés connaissent à un niveau ou
à un autre ces formes de protection
contre des contacts pouvant être la
source d’une « pollution sociale ». Il
existe ainsi au niveau individuel des
amulettes, des parures magiques, des
armures, etc. et au niveau collectif des
défenses: talisman, délimitations
magiques, fossés, palissades, etc. Ces
protections obéissent également à des
procédures rituelles qui déterminent le
moment et le lieu, et les circonstances
où elles doivent être mises en place.
Toutes les sociétés connaissent
également à un niveau ou à un autre des
enjeux de pouvoir et des contradictions
qui peuvent rendre ces protections
inopérantes. Il me semble que c’est de
cela dont parle Alien et que le monstre
n’est ici que la toile de fonds pour
aborder les problèmes de cohésion au
sein de nos sociétés.
Frontières extérieures et controverses
sociales
La
protection contre les risques extérieurs
est le plus souvent collective mais elle
peut dans certains cas revêtir des
formes individuelles. De fait, un centre
hospitalier comme un vaisseau spatial
doit pouvoir contrôler les personnes qui
entrent dans leur espace et évaluer les
risques qu’elles peuvent éventuellement
présenter. « Passer une porte est un
acte banal, mais il peut signifier tant
de façons d’entrer » écrit Mary Douglas.
Tout le problème de la protection d’un
seuil réside dans la manière dont les
individus s’y présentent.
Dans le
film Alien, l’entrée du vaisseau spatial
« Nostromo » est contrôlée par un sas
d’admission qui permet également des
procédures de décontamination, et en cas
de danger d’éjecter l’intrus. Mais ce
sas d’admission ne joue pleinement son
rôle que si chacun se plie aux
procédures qui limitent l’entrée aux
seules personnes qualifiées à franchir
le seuil.
Dans le
film Alien, les hommes d’équipage qui
sont descendus à terre avec le
commandant de bord – Dallas - se
présentent à leur retour dans le sas de
décontamination. L’un d’eux – joué par
John Hurt - est affecté par un parasite
qui s’est greffé sur son visage. Une
controverse naît sur la procédure à
suivre. Le commandant de bord sorti avec
l’équipage ordonne à l’officier en
second
« Ripley » - qui est resté à bord
- d’ouvrir le sas. Il plaide pour
emmener le pilote blessé à l’infirmerie
en faisant jouer l’urgence et la
nécessité du secours[15].
L’officier en second, Ripley refuse en
se réfugiant derrière la procédure et en
évoquant le principe de précaution face
à un danger potentiel. On comprendra
aisément que l’on est devant un dilemme
qui ne peut être tranché que par un
intervenant extérieur. C’est le
phénomène bien connu du nœud gordien. La
situation est d’autant plus inextricable
que le commandant de bord est un homme
et que le second officier est une femme,
et que tout passage en force pourrait
être assimilé à une forme de
discrimination.
C’est Ash, un scientifique
attaché au vaisseau qui finit par ouvrir
le sas en arguant du pouvoir que lui
confère sa responsabilité dans ce
domaine. On ajoutera que la querelle
peut sembler d’autant plus vaine que le
vaisseau est doté de protections
individuelles et collectives qui
permettent en cas de danger des mesures
de confinement.
Au
niveau des hôpitaux où les va et vient
entre l’intérieur et l’extérieur sont
nombreux et concernent aussi bien des
patients « potentiellement dangereux »
que de simples visiteurs, les systèmes
de contrôle se démultiplient également
afin de faire face à toutes les
éventualités. Cette démultiplication des
protections est d’autant plus nécessaire
qu’à la différence d’un vaisseau
spatial, les hôpitaux en tant que
service public ne peuvent refuser de
soigner les patients. Il existe au sein
des services comme à l’extérieur des
services ce que l’on peut appeler des
mesures d’isolement géographiques. A
l’intérieur des services, il s’agira de
chambres dotées de sas d’admission.
Au
niveau des frontières avec l’extérieur,
on peut également organiser des systèmes
de protection collectifs par la mise en
place de lieux réservés à des patients
présentant certaines infections. Il en
va ainsi pour les salles de
« consultation hospitalière » et leurs
salles d’attente. Mais, cette protection
ne peut jamais être garantie totalement.
Pour pouvoir orienter les patients vers
les espaces qui leur sont réservés, il
faut évidemment connaître leur niveau de
dangerosité potentiel. Ce qui n’est pas
toujours le cas.
On en
arrive à des situations paradoxales
comme l’illustre assez bien certaines
salles d’attente des consultations
hospitalières. C’est d’ailleurs un très
beau terrain d’études sociologique pour
comprendre le compromis entre impératifs
de prévention et conventions sociales.
Dotés le plus souvent de magazines, de
jouets pour enfants, de machines à café
ou de fontaine à eau, elles sont munies
aussi d’affichettes rappelant qu’il faut
« éviter de toucher les objets mis à
disposition », « de se serrer la main »,
« et de maintenir avec un autre patient
une distance d’au moins un mètre ». Pour
éviter tout risque de contamination, il
faudrait de fait supprimer les salles
d’attente et imposer au minimum aux
patients le port d’un masque et une
friction des mains avec du PHA. Outre
les problèmes de coût budgétaire,
d’organisation des consultations, ces
mesures conduiraient à traiter chaque
patient comme s’il était porteur de
germes multi-résistants. On comprend
aisément les effets dévastateurs
qu’aurait une telle mesure sur des
patients sujets à l’anxiété. Notre
enquête auprès des différents centres
montre qu’il y a là un sujet de
controverse entre les professionnels de
la prévention d’autant plus important
qu’il n’existe que peu d’études
cliniques concernant la « consultation
hospitalière». Faute d’un accord global
sur les procédures en matière de
consultation, chaque centre adapte son
organisation des consultations en
convoquant par exemple les patients à
risque en fin de consultation ou un jour
spécifique.
Pollution sociale et divisions internes
Les
sociétés modernes ne sont pas totalement
défaites des systèmes de caste et des
pouvoirs qui y sont liés. Comme dans le
système des castes, les rapports avec
les malades sont organisés de manière à
éviter toute pollution sociale en
introduisant une discontinuité entre
leur espace et le nôtre. Cette coupure
entre le monde des bien portants et
celui des mal portants est autant une
césure réelle due à l’état du malade que
symbolique :
symbolique car elle se manifeste
par un grand nombre de signes comme le
port des vêtements adaptés, une
signalisation sur les portes ou les
différents bons, des procédures
d’évitement, etc. L’état de malade doit
se manifester d’autant plus clairement à
l’extérieur par un système de signes que
les symptômes en sont invisibles.
Cette
frontière symbolique qui sépare le
malade du bien portant est toujours
manipulable dans un sens ou dans un
autre, et elle est à la source de
nombreuses stratégies. Il en va ainsi
dans le film Alien. Une fois admis dans
le vaisseau, l’officier Kane est
maintenu à l’isolement dans une salle
d’infirmerie conçu à cet effet. L’état
de malade de l’officier Kane se signale
non seulement par la présence de la
créature qui a parasité son visage mais
également par les surblouses,
gants et masques utilisés par
ceux qui l’approchent. Mais très vite,
son état évolue. Lors de la mue du
parasite, la larve qui constitue le
premier stade se détache du corps et
forme un résidu inerte. Le mal visible
devient un mal invisible et lance la
seconde controverse du film. Les signes
d’une contamination possible ayant
disparu, faut-il ou non réinsérer
Kane au sein de l’équipage? Alors que la
première controverse avait opposé les
détenteurs des différents pouvoir, la
deuxième controverse oppose les
officiers de bord au personnel
d’entretien. Ces derniers qui n’ont
cessé depuis le début du film de
récriminer contre les officiers et de se
plaindre de leurs conditions de travail
sont partisans de laisser en quarantaine
l’officier Kane voire de le réfrigérer.
L’attitude des officiers est plus
flottante. Pour trancher le débat, le
metteur en scène utilise plusieurs
artifices.
Une
première habilité du scénario consiste
tout en escamotant la créature à faire
disparaître également tous les signes
qui signent le statut de la maladie :
les gants, masques et autres accessoires
disparaissent désormais de l’écran.
L’officier Kane reprend ainsi une
apparence normale.
Une
seconde habilité du scénario réside dans
l’invitation qui est faite à chacun de
vérifier cette normalité apparente. Le
responsable scientifique qui ne dit rien
sur l’état réel du malade convie les
hommes d’équipage à décider par
eux-mêmes : « Vous devriez venir voir …
», et implique dans le même mouvement
le spectateur.
Une
dernière habilité du scénario consiste à
réinscrire l’officier « contaminé » dans
la condition humaine par le biais d’une
pulsion organique – la faim – comme si
le retour à l’appétit de vie manifestée
par ce besoin primaire signifiait de
manière définitive l’abandon de la
maladie.
Parmi
les attributs reliés au statut de
« malade », l’exclusion du repas en
commun en est une une manifestation
tangible. Dans les centres hospitaliers,
les repas pris dans les chambres signent
le statut du patient et sa dangerosité
éventuelle, et ce à un même degré que le
port de la surblouse ou des gants par le
personnel soignant.
S’agissant des problèmes de
contamination, la part d’interprétation
et de négociation n’est pas absente non
plus dans les centres hospitaliers
enquêtés. Même si la frontière entre
personne contaminée et personne saine
reste une dimension fondamentale, elle
n’est pas toujours facile à déterminer.
Tout dépend en définitive du terrain.
Certains germes n’auront aucun impact
sur la plupart des individus mais
présenteront pour des personnes
atteintes de certaines pathologies un
risque mortel. Dans ce cadre, le simple
visiteur peut présenter un risque. Mais
ce risque reste extrêmement difficile à
évaluer. Ce que les hygiénistes
maîtrisent le mieux en définitive c’est
le danger potentiel lié aux patients
traités.
A
partir des années 1990, le risque
nosocomial a amené les hygiénistes à
distinguer les patients selon quatre
classes biologiques qui manifestent le
degré possible de contagion. Comme dans
les systèmes de caste, une graduation
dans les précautions à prendre en cas de
contact a été mise à l’œuvre sous forme
de recommandation. Les patients porteurs
de micro-organismes de classe 4 qui
présentent le plus de risques pour leur
entourage ne peuvent être approchés
qu’en usant de protections maxima. Ils
sont placés en quasi-isolement dans des
chambres individuelles aux portes
fermées et signalisation de leur état.
L’accès aux parties communes de détente
et de sociabilité - hall, cafétéria,
kiosque à journaux, salles de jeux) –
leur est interdit. En principe, une
équipe de soignants leur est réservée.
Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de
la classe 4, les précautions de contact
deviennent moins contraignantes. Ainsi
l’accès aux parties communes sera rendu
possible pour les patients de classe 1
ou 2 à conditions qu’ils portent un
masque. Cependant, comme dans le film
Alien, des marges de manœuvre existent
qui permettent une certaine
« manipulation de classes de risque».
Dans l’enquête menée auprès des CRCM, on
constate que les limites entre les
quatre classes disparaissent le plus
souvent au profit de regroupements le
plus souvent en deux catégories parfois
en une seule.
On regroupera par exemple les
classes extrêmes : classe 1 et 2, et
classe 3 et 4, ou on appliquera à tous
les patients les mesures de précaution
de la classe 4.
Cette
variation dans les pratiques s’explique
autant pour des raisons budgétaires que
pour des raisons « idéologiques ». Les
différentes mesures pour prévenir les
contacts ont un coût important lié à
l’individualisation de tous les
matériaux (stéthoscope, thermomètre,
oxymètre, tensiomètre, etc.) mais
également à la mise en place ou à
l’existence de locaux adaptés : chambres
avec toilettes et douches individuelles.
Mais, plus fondamentalement, des
clivages existent au sein des soignants
sur l’étendue de ces mesures. C’est
ainsi que l’existence d’équipes
distinctes pour les patients de classe 4
- outre le coût budgétaire - suscite une
forte opposition chez le personnel
soignant qui refuse que les risques ne
soient pas partagés au sein des équipes.
Par ailleurs, beaucoup de ces mesures ne
s’appuient pas sur des preuves
scientifiques mais des recommandations
d’expert qui sont laissés très largement
à la libre interprétation des
équipes comme le déplacement au sein de
l’établissement :
« D’une
manière générale, les déplacements
doivent être évités malgré les
conséquences psychologiques…Le risque
est à apprécier selon la capacité du
patient à ne pas tousser ou cracher,
selon son âge, son hygiène personnelle,
et son adhésion aux précautions
d’hygiène » (extrait d’un manuel
d’hygiène).
Contradictions internes et marges du
système
Un
vaisseau spatial comme un centre
hospitalier est un cosmos organisé
autour de lieux supports de fonctions
sociales. Ces espaces sont le plus
souvent hiérarchisés et impliquent des
niveaux de protection différents. Ainsi
dans un vaisseau spatial affecté aux
transports de minerai, ce sera le poste
de commandement et la salle des machines
qui constitueront les domaines soumis à
une surveillance de tous les instants
puisque directement liés à la mission de
transport. Dans un hôpital, ce sont les
lieux affectés aux soins et au séjour
des patients qui constitueront la cible
privilégiée des mesures de protection.
Par opposition à ces espaces
supports de responsabilités, les
coursives et les couloirs qui assurent
les liaisons au sein d’un vaisseau ou
d’un centre hospitalier constituent des
points extrêmement vulnérables. Le
patient ou le visiteur qui se déplace
dans un établissement échappe peu ou
prou à tout contrôle. Si l’on recommande
aux patients de porter un masque et
d’éviter les contacts directs lors de
ses déplacements, il n’existe aucun
moyen de contrôler le plus souvent la
réalité des pratiques. Les gaines
d’aération et les conduites d’eau
présentent également des risques. Ce
n’est pas un hasard si dans le film
Alien, le monstre se réfugie dans les
gaines d’aération pour mener ses
attaques contre les membres du vaisseau
et les exterminer. On peut y voir une
référence à la maladie du légionnaire
qui décima en 1976 à Philadelphie 29
membre de l’American Legion.
Cette
vulnérabilité liée aux lieux de passage
s’étend non seulement aux personnes qui
y transitent mais également aux
différentes matières transportées. A
côté des transmissions directes et par
contact, les risques de contamination
proviennent le plus souvent des surfaces
souillées. Tout ce qui entre ou sort de
la chambre d’un patient devient
potentiellement source de danger. Les
dossiers, les télécommandes de
télévision, les claviers d’ordinateur
doivent être placés sous film plastique.
Les plantes ou les fleurs sont ainsi
interdites dans les chambres des
patients. Les objets les plus
inoffensifs deviennent ainsi sous le
regard de l’hygiéniste comme pour le
metteur en scène de SF des « tueurs »
potentiels.
Ces
craintes face à des contagions non
contrôlables conduisent parfois les
praticiens à se replier sur un
hygiénisme forcé s’agissant des patients
atteints de certaines infections. Il en
va ainsi pour les malades souffrant de
la mucoviscidose. Jusque dans les années
1990, l’objectif concernant ces patients
était autant que faire ce peut de leur
permettre d’avoir une vie sociale la
plus normale possible. Au cours de ces
dernières années, la tendance s’est
inversée avec la prise en compte des
contaminations possibles à partir de
l’environnement ou des contacts avec des
tiers. Les mesures de prévention
débordent désormais les périodes
d’hospitalisation pour se reporter vers
tous les lieux de vie et leurs confins :
loisirs, école, déplacements, camps de
vacances, etc. Port d’un masque dans
certaines circonstances, friction des
mains régulière avec du PHA, mise à
l’écart dans certains environnements,
etc., tout cela contribue d’une certaine
manière à faire aujourd’hui de ces
patients des exilés de l’intérieur.
Frontières externes, frontières
internes, lieux de transit et marges
forment pour l’homme moderne comme pour
le primitif des lieux où les rituels et
les grigris de toutes sortes ne
suffisent jamais à produire un risque
zéro. Mais plus fondamentalement, le
film Alien montre que le principal
danger qui guette nos sociétés se situe
dans les contradictions au sein de notre
système entre les impératifs liés à la
protection des populations et
les logiques économiques d’un
système mondialisé. Dans le film Alien,
le responsable scientifique du vaisseau
pêche par omission en ne précisant pas
les risques liés au processus
parasitaire ouvrant ainsi la voie à la
contagion. A la solde de l’entreprise
commerciale qui a affrété le vaisseau,
ce responsable a reçu l’ordre de ramener
la créature quel qu’en soit le prix à
payer. Par candeur ou par humanisme,
Ridley Scott n’a pas voulu que ce
scientifique responsable de la mort de
ses compagnons soit un être humain de
chair et de sang, mais un simple robot.
Cette
collusion entre responsables politiques,
experts scientifiques et logiques
financières n’occupait pas encore le
devant de la scène politique au moment
de la réalisation du film. Il faudra
attendre les années quatre-vingt pour
voir éclater un certain nombre
d’affaires touchant à la santé publique.
Le scandale du sang contaminé, celui de
la vache folle, de l’amiante et
aujourd’hui du médiator ont en effet
montré que le souci de protéger la
population pouvait s’effacer derrière
les intérêts économiques.
Dans le
domaine de la prévention des risques
nosocomiaux, la contradiction entre
santé de la population et intérêts
privés est moins visible mais elle
existe néanmoins. Les restrictions
budgétaires concernant les centres
hospitaliers liées à un politique qui
vise aujourd’hui à réduire le poids des
financements publics n’est pas sans
conséquence. L’optimum en matière de
prévention des maladies nosocomiales est
rarement atteint faute de locaux
adoptés, d’un personnel soignant
suffisant et de moyens financiers
permettant l’utilisation de tous les
dispositifs assurant une protection.
C’est ainsi que dans beaucoup de centres
visités, les mesures collectives - SAS,
salles de soin réservées aux porteurs de
GMR, toilettes individuelles, équipes de
soignants spécialisés, etc. – n’existent
pas ou trop peu faute de moyens. On
assiste du même coup à une
individualisation des mesures de
prévention et à un report de certains
coûts ou mesures sur le patient et sa
famille, et à débordement vers l’espace
privé de la prévention. Les risques
d’épidémie récentes ont montré comment
l’Autre pouvait se transformer en Alien.
Le port de masque, l’utilisation de
gants ou de produits comme les PHA est
un débouché important pour les
entreprises oeuvrant dans la prévention.
Pour
conclure, il me semble que le film de
Ridley Scot est prémonitoire de cette
société des risques qui marquent une
césure entre société industrielle et
société post-industrielle. « A la
différence de toutes les époques qui
l’ont précédée, la société du risque se
caractérise avant tout par un manque :
l’impossibilité d’imputer les situations
de menaces à des causes externes.
Contrairement à toutes les cultures et
les phases d’évolution antérieures, la
société est aujourd’hui confrontée à
elle-même. » (Ulrich Beck, op.cit.).
C’est ainsi que l’utilisation intensive
des antibiotiques a conduit à produire
des germes multi-résistants qui forment
aujourd’hui l’une des sources de risque
concernant les maladies nosocomiales.
Notre système de prévention peut ainsi
générer à terme ses propres
contradictions et produire ces propres
monstres.
L’avènement de cette société
post-industrielle n’implique pas
seulement une modification des risques
mais aussi un tournant dans l’exercice
de la démocratie.
Alors que dans les sociétés
traditionnelles, les accidents et
pathologie sont le plus souvent liées à
des situations particulières et à des
causes manifestes (transport, poste de
travail, causes naturelles, etc.) qui
peuvent faire l’objet d’un diagnostic
partagé, dans les sociétés
post-industriels, les pathologies et
accidents :
o
Ils sont
liés à des risques invisibles;
o
Ils sont
globaux et concernent aussi bien une
entreprise et ses salariés, que
l’environnement proche ou lointain et
les non-salariés;
o
Ils sont
causés par des substances
physico-chimiques ou des modifications
de
l’environnement liées à
l’intervention de l’homme;
Comme
dans le film Alien, face à ces risques
invisibles et globaux, le citoyen ne
peut plus débattre simplement de leur
dangerosité et tenter d’y remédier par
la mise en place de mesures adaptées.
L’analyse causale de ces nouveaux
risques relève exclusivement de
l’expertise scientifique. Or, comment
éviter les dérives liées aux collusions
entre le monde industriel et celui de
l’expertise scientifique ?
Comment maintenir un débat
citoyen et éviter que les scientocrates
ne confisquent définitivement les
lambeaux de nos démocraties ? La plupart
des films de SF apporte une réponse
négative à cette question et montrent
des sociétés dominées par des
oligarchies n’ayant cesse d’accroître
leur pouvoir sur cette planète et
au-delà. Il faut simplement souhaiter
que la fiction d’aujourd’hui ne soit pas
la réalité de demain.
[1]
Nelson Goodman, Langages de
l’art, Nîmes, édition Jacqueline
Chambon, 1990, p.57.
[2]
Sur cette relation entre chaos
et cosmos, raison
[3]
L’auto-infection : Le malade
s’infecte à partir de ses
propres germes du fait de
l’existence d’une lésion ou d’un
état d’immunodépression.
[4]
Voir Michel Monteau,
« l’organisation délétère »,
L’harmattan.
[5]
On voit à ce niveau comment le
film opère en négligeant de
s’intéresser au sort des autres
hommes dont on admet sans aucune
forme de contrôle qu’ils sont
sains après avoir déambulés sur
une planète ayant abrité des
formes de vie primitives.
[6]
Nelson Goodman, Langages de
l’art, Nîmes, édition Jacqueline
Chambon, 1990, p.57.
[7]
Sur cette relation entre chaos
et cosmos, raison
[8]
L’auto-infection : Le malade
s’infecte à partir de ses
propres germes du fait de
l’existence d’une lésion ou d’un
état d’immunodépression.
[9]
Voir Michel Monteau,
« l’organisation délétère »,
L’harmattan.
[10]
On voit à ce niveau comment le
film opère en négligeant de
s’intéresser au sort des autres
hommes dont on admet sans aucune
forme de contrôle qu’ils sont
sains après avoir déambulés sur
une planète ayant abrité des
formes de vie primitives.
[11]
Nelson Goodman, Langages de
l’art, Nîmes, édition Jacqueline
Chambon, 1990, p.57.
[12]
Sur cette relation entre chaos
et cosmos, raison
[13]
L’auto-infection : Le malade
s’infecte à partir de ses
propres germes du fait de
l’existence d’une lésion ou d’un
état d’immunodépression.
[14]
Voir Michel Monteau,
« l’organisation délétère »,
L’harmattan.
[15]
On voit à ce niveau comment le
film opère en négligeant de
s’intéresser au sort des autres
hommes dont on admet sans aucune
forme de contrôle qu’ils sont
sains après avoir déambulés sur
une planète ayant abrité des
formes de vie primitives.
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