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Joëlle Deniot Professeur de sociologie à l'Université de Nantes - Habiter-Pips,  EA 4287 - Université de Picardie Jules Verne - Amiens Membre nommée du CNU Affiche de Joëlle Deniot copyright Lestamp-Edition 2009

 
Sciences sociales et humanités Joëlle Deniot et Jacky Réault : colloque l'Eté du Lestamp avec HABITER-PIPS Université de Picardie Jules Verne.

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French songs Cultural studies Sociologie de la voix et de la chanson

voeux.du.lestamp.pour.2018

Corpographies d’une voix :

Piaf, la pasionaria de la chanson française [1]

Joëlle-Andrée Deniot

Extrait de Barbara Lebrun (Ed) Chanson et performance. L'Harmattan 2013, avec ici les compléments notamment iconiques refusés par l'éditeur.

 

Sociologie de la chanson et de la voix

 

 

Lisez

"Une voix,"

la contribution de Joëlle Deniot au

catalogue de

 l'exposition Piaf Le centenaire  Dir Joël Huthwohl.

 

Avril mai juin juillet août 2015,

Visitez la superbe exposition

de la

 Bibliothèque Nationale de France François Mitterrand

 

 Précédent passage de Joëlle Deniot à France Culture, lundi 22 juillet 21 heures dans l'émission La vie en Piaf de Maylis Besserie

J A Deniot sociologue de la chanson, du voir de la voix, au vernissage de John Sanders à Nantes Juin 2012

     

Corpographies d’une voix :

Piaf, la pasionaria de la chanson française [1]

 

« Au cours de l’été 1950,

nous sommes allés entendre Édith

au casino de Deauville […]

Sur la scène, la silhouette de la chanteuse

 était comme recouverte

par cette voix qui grandissait. Il ne restait

plus que ses mains.

Des mains qui se tordaient encore davantage

et paraissaient implorer on ne sait quoi.

Ce samedi-là, elle semblait converser avec l’invisible […]

Comme Orphée, elle combattait contre des ombres ».

 

F. Bott, Femmes extrêmes, Le cherche midi, Paris, 2003

 

            Extrême fragilité du corps. Extrême puissance de la voix. Le contraste est saisissant. Il s’inscrit très tôt dans l’histoire d’Edith Giovanna Gassion ; dès son enfance itinérante aux côtés de son père, saltimbanque infortuné. Celle dont le premier surnom de scène[2], celui de « la môme Piaf », stigmatise à la fois la petite taille et sa connotation sociale, ne cessera, ne cesse de fasciner, en son art, d’abord par cette étrange distorsion de la présence et de l’image. Les témoins, illustres ou anonymes, ceux des premiers, ceux des derniers concerts[3], insistent sur le décalage entre « ce petit être de chiffon noir [4]», « cette poitrine si étroite[5]» et la magnificence inouïe du message vocal. Frisson de l’impossible. Épreuve de la révélation. Tout mythe s’enracine dans une énigme. La légende de Piaf commence ainsi : il était une fois une Cosette chétive à qui le destin - Édith Piaf l’appellera Dieu - donna une voix, ce geste où convergent musique d’une langue et vitalité incarnée d’un roman biographique.

 

  J Deniot, Corpographie Piaf 1

Fig.1  Non je ne regrette rien[6], dernier concert à l’Olympia, saisie sur écran JD

De ce premier constat naît un premier questionnement. Si chaque chanteur devient bien un corps-voix, le temps de sa prestation, Édith Piaf, plus que tout autre interprète[7], ne nous confronte-t-elle pas à cet effacement inattendu de la matérialité corporelle au profit de la texture vocale[8], cet inapparent du corps ? Cependant le corps-voix est un corps paradoxal dont Piaf accentue le paradoxe. Quel soubassement problématique serait alors le plus apte à décrypter et comprendre les signatures, ancrages et itinéraires corpographiques de son chant ?

 

Corporéité et vocalité

Terme et concept de voix ressortissent d’une arborescence de définitions disséminées. Selon la focale anthropologique que l’on envisage, la matière vocale change de statut et de sens. Au regard d’une anthropologie positiviste de l’espèce[9], la voix est un processus de mise en avant du corps, elle porte la séduction d’un caractère sexuel secondaire. Pour une anthropologie de la rhétorique voyageant des problématiques humanistes anciennes aux problématiques les plus déterministes des sciences sociales, elle est mimesis et figure performative. C’est seulement du point de vue d’une anthropologie de la personne pouvant combiner approches philosophiques, approches socio-cliniques par exemple, que l’on appréhende la voix comme dynamique de dévoilement de l’insu du sujet, captif et maître de son histoire.

La voix est donc une forme de la substance sonore[10], une notion poly-centrée, mobilisant sans les inclure, plusieurs pôles d’intelligibilité : celui de l’émission acoustique, celui de l’inter-perception, celui de l’action persuasive inter-corporelle, celui de l’instance méta-physique. Il y a la voix-son ; elle participe de la physiologie, de la phonétique, de la musicologie. Il y a la voix-pulsion ; elle participe de la psychanalyse, de l’éthologie. Il y a la voix-vie qui participe de l’ethnologie, de l’histoire. Il y a la voix-âme qui participe de l’ontologie, de l’esthétique, de l’herméneutique. C’est dans la tension entre autant de catégories divergentes que s’élabore en pensée, cette dimension du chant incorporé ; que le corps passant par ces différents sens et manifestations, s’accorde à ses cantilènes.

Texte, musique, langue sont liés à la matérialité corporelle. Mais toute matérialité corporelle se donne comme indice signifiant. Chaque élément de la physionomie, de la posture, de la mimique ou de l’attitude en passant par la parure ou par la cosmétique, du plus codifié au plus imprévu, entre dans un faisceau silencieux  de sens. Ce qui est vrai du langage commun des corps, l’est plus encore si l’on se réfère aux corps placés « sous les feux de la rampe ». C’est donc à ce jeu toujours réactivé de miroirs entre inscriptions à supports discursifs (répertoire, vouloir dire musical, persona scénique) et inscriptions non verbales (costumes, dispositifs d’exposition, de visualisation des effets de l’art, performances posturo-expressives) que nous convie l’approche du chanter par le corps multiple (mis en danger, masqué, sublimé, transformé) du chanteur. Une telle approche offre l’avantage d’ouvrir de nouveaux espaces sémiotiques d’articulation entre art, culture, sensorialité esthétique et réception. Elle offre l’avantage de repenser les frontières entre l’interne et l’externe, ce qu’amplifie la perspective privilégiée de la voix. Elle offre l’avantage de redéfinir les rapports entre le donné d’une expérience et le dépassement d’une « signature humaine[11]», ce qui convient au mieux à l’illustre originalité d’Édith.

Piaf, qui fut à chaque concert, toujours rassurée sur son magnétisme, put se montrer, durant toute sa carrière, bien peu soucieuse de son image ; aussi les épreuves, les excès, les moires, les temps de l’existence s’affirment-ils chez elle, sans euphémisation en profondes lettres de chair. Dans ces conditions, ses caractéristiques physiques, leurs modulations anatomiques, émotionnelles, métaboliques livrent à vif et de façon optimale, un véritable palimpseste de son aventure biographique. Chez elle, inflexions, récits de vie (coups durs, défis, événements, accidents) s’impriment à fleur de peau. Apparences, matérialité somatique livrent là un palimpseste à scansions fortes, à métamorphoses rapides et à figure cyclique ; premiers et derniers biographèmes se superposant tragiquement. Difficile en l’occurrence de dissocier corps de cette interprète et corps de cette femme qui ne vivait vraiment que dans l’élan de son chant, si l’on en croit et sa pratique (répétitions incessantes épuisant ses collaborateurs) et les témoins de son entourage direct et même ses propres déclarations[12], lors d’un ultime entretien télévisé avec Pierre Desgraupes.

La première œuvre peut être la vie. Il existe désormais suffisamment de photos, d’affiches, d’extraits de films, de concerts d’Édith Piaf pour suivre à l’image, de visage en visage, de silhouette en silhouette, la stylisation aboutie de ce destin. De tous ces témoignages visuels observés, triés, ordonnés[13] émerge une fresque corpographique qui se donne à lire comme un schème mythique :

 . Au commencement, il y eut le malheur.

Sur les rares photos des années 1931, 1932[14] la môme de Belleville, regard fatigué, vêtements usés, épaules frêles porte toutes les marques sociales, lignagères de la pauvreté.

. Et l’inespéré advint.

Dès 1935 ce corps de pauvre, elle commence à s’en détacher. Chevelure lisse, front dégagé, maquillage soigné, tailleur sombre[15], Édith Piaf enregistre son premier disque avec la firme Polydor. Le travail d’acculturation est en route. Sous la mise en lumière des portraits d’art des studios Harcourt, entre 1942 et 1947, Édith Piaf conquiert le visage sublimé de la vedette consacrée.

. Soudain, ce fut la foudre.

Tentant d’assurer son tour de chant face au public new-yorkais, le lendemain même de la mort de Marcel Cerdan (1949), elle s’évanouit sur scène pour la première fois. La semaine suivante, elle reprend sans faillir le spectacle, elle fait de l’hymne à l’amour, sa chanson emblématique. Elle garde à l’image le masque superbe et doux du héros[16] toujours nourri de sa gloire.

. Alors, il y eut  la douleur inépuisable …

Dix années après le drame, la voix reste inaltérée ; les succès sont toujours au rendez-vous. Mais lassitudes du cœur, érosions articulaires, imprudences accumulées affleurent au travers de ce tassement, de cette voussure du corps, sur ces belles mains dévorées, par ces veines saillantes du front dans l’effort du chant ; autant d’échos d’une usure accélérée, d’une lutte agonistique de long cours dont l’enregistrement audio-visuel du dernier concert 62 de l’Olympia, nous fixe l’émouvant constat[17].

. Puis les coulisses de la chute et le désastre …

Ainsi vinrent les cruelles épreuves des pertes de mémoire, des forces terrassées une fois le rideau baissé[18], celles de la « tournée suicide »[19], celles des interventions chirurgicales les plus risquées, celles dont elle ne reviendra pas, mourant dans l’année de ses 48 ans dans un corps décharné de vieillarde dont quelques images brouillées, quelques croquis indécis précédant de peu son décès, nous la présentent déjà comme fille du royaume des ombres.

Nous évoquions en début d’article, cet oubli relatif du corps de Piaf dans l’œil du spectateur submergé par la souveraineté de sa voix ; la voix cet élément paralinguistique, para-langagier dont le phrasé, le souffle, la résonnance, le timbre, le grain charrient des symbolismes socio-affectifs d’autant plus incisifs qu’ils condensent toutes les synergies physiologiques, psychiques, éthiques, poétiques de la personne ; qu’ils cristallisent cette unité aérienne de l’être. Nous venons également de préciser combien la rhétorique du corps non vocal de Piaf est finalement bien éloquente puisqu’elle souligne ses origines, décrit son histoire, énonce ses failles et montre toute la dynamique de dépense, de consomption et de renaissance qui anime son érotique vitale.

En fait, même s’ils sont optiquement dissonants corps vocal et corps non vocal se rejoignent chez Piaf en une corpographèse du don ; don à dimension sacrale du corps sur l’autel de la performance scénique. Et c’est sous l’angle problématique de cette incarnation, prise au sens plein du terme, d’une mystique du chant qui va se radicaliser au fil des apprentissages artistiques, des traversées et façonnements biographiques que nous allons par quelques touches fragmentaires, aborder le portrait de celle qui confondit sans mesure vivre et chanter.    

 

L’ange noir de la chanson

L’expression de l’ange noir de la chanson est de Jean Cocteau, extraite de cet hymne célèbre, qu’il lui dédie juste avant sa propre fin. Le texte se conclut d’ailleurs en ces termes étonnants : « Piaf […] un chiendent qui repousse d’autant mieux qu’on le décapite […] Je n’ai jamais connu d’être moins économe de son âme. Elle ne la dépense pas. Elle la prodigue. J’ai certes la fièvre depuis ce matin mais la mort de Piaf m’a donné de nouveaux étouffements

Que l’on se situe dans la religion grecque antique, dans le judaïsme, dans le christianisme ou dans l’islam les anges sont ces messagers du souffle, des pouvoirs, des buts cosmiques des dieux. Figure des hiérarchies célestes de source biblique, kabbalistique, coranique ou simple allégorie de l’humanisme littéraire, la fiction de l’ange en appelle au sacré. L’ange se conçoit ou bien comme théophanie surplombante ou bien comme théophanie intégrée ; c’est le divin projeté au-delà de l’humaine nature ; c’est le divin pensé en l’homme. Toute l’imagerie angélique religieuse, dès la Genèse, est fortement anthropomorphe ; tout porte donc à fonder et entretenir comme topos culturel venu des temps très anciens[20], l’ambiguïté de cet être intermédiaire.

De l’ange de lumière à l’ange rebelle, le pas est vite franchi. On passe de l’ambiguïté à l’ambivalence irréductible. Et l’oxymore de l’ange démonique est un trope à multiples déclinaisons romanesques, filmiques, graphiques dont le succès ne se dément d’ailleurs pas, comme le manifeste notamment, l’imaginaire gothique, satanique.  Toutefois, « l’ange noir » de Jean Cocteau n’est ni une formule accidentelle, ni une stricte convention stylistique. Du « Sang d’un poète[21]», réalisé en 1930 à « Orphée[22]» sorti en 1950, Jean Cocteau scénarise l’esprit et la figure de l’ange noir. De façon directe, il en personnifie le fugitif travestissement[23] ; de façon à la fois diffuse et structurante, son écriture cinématographique nous entraîne dans un dédale de miroirs, de glissements entre le mort et le vif, entre le céleste et le souterrain, dans une poétique des frontières incertaines qui sont autant de métaphores de la souffrance, de la création, des étreintes du temps psychique. Le divin et l’abîme hantent ces images où l’on doit accepter, comme le dit Jean Genet, de garder les yeux ouverts quand un acrobate exécute un numéro mortel[24]. Et c’est la tension de ce regard- là qui s’exprime dans l’oxymoron de « l’ange noir » appliqué à Edith Piaf.

 

J A Deniot, Piaf Corpographie 2

                     Fig.2 […] Regardez ses yeux d'aveugle qui viennent de retrouver la vue.

Comment chantera-t-elle ? Comment s'exprimera-t-elle ? Jean Cocteau

Le noir constitue à plus d’un titre, le blason d’Édith Piaf, mais cette couleur, cet élément correspondent d’abord à la nuit initiale où, enfant, elle séjourna. Atteinte d’une kératite aiguë liée au manque de soins et d’hygiène qu’elle connut lors de ses toutes premières années, Édith vécut ensuite de longs mois heureux à Bernay, chez sa grand-mère paternelle, mais dans la pénombre ou bien avec un bandeau sur les yeux.

Avant d’être le symbole d’un répertoire, d’un lyrisme propre à un dévoilement scénique de soi, le noir est chez Piaf d’abord à prendre au plus près de cette mémoire enfouie du corps, au sens strict d’une privation durable de la vue, marquée sans équivoque du sceau de la pauvreté et de l’abandon précoces. Édith Piaf entrant dans sa toute jeune vie, l’écoute, sans la voir. Voilà que cette première strate crépusculaire emporte ses pensées …

Puis on sait comment les faits et leurs légendes s’entremêlèrent dans le récit. Toutes les filles de la maison de Bernay se mobilisent pour un pèlerinage à Lisieux ; Sainte Thérèse exauce leur vœu. De retour à Bernay, Édith peut à nouveau affronter la lumière. Quelques jours après cette pieuse démarche, la kératite s’était asséchée. Entre les effets différés des remèdes et l’intervention subite de la sainte, Piaf n’hésitera jamais…

On ne peut imaginer biographème augural plus saisissant puisqu’il vous rattache d’emblée aux catastrophes du mal et de la délivrance ; autrement dit à l’esprit du merveilleux. Le topos religieux et culturel de ce messager insolite, qu’est l’ange noir, s’ajuste très précisément à Piaf dont la fable destinale s’ouvre sur cet enlacement de ténèbres et d’aube, sur ce schème des renversements radicaux qui se reproduira souvent dans la vie de celle qui commença, en son monologue intérieur, puis dans sa présentation publique, à s’éprouver, à s’inventer comme corps miraculé. 

La scène opère l’ascension, l’assomption du corps miraculé en corps glorieux, qui semble délesté de toute pesanteur voire de toute limite humaines, ce que suggère Jean Cocteau dans son ode à l’ange noir de la chanson. « Et voilà qu'elle chante, ou plutôt qu'à la mode du rossignol d'avril, elle essaie son grand chant d'amour. Avez-vous entendu le travail du rossignol ? Il peine, il hésite, il racle, il s'étrangle. Il trouve, il vocalise […] Édith Piaf, comme le rossignol invisible installé sur la branche, va devenir elle-même invisible. Il ne reste d'elle plus que son regard, ses mains pâles  […] et cette voix qui se gonfle, qui monte, qui peu à peu se substitue à elle et qui, grandit comme son ombre sur un mur […]. Le corps de gloire est celui qui, dans théologie catholique, s’oppose au corps physique, au corps de mort.

L’usage littéraire de l’analogie prend ici des accents plus panthéistes que chrétiens, mais il s’agit tout de même de signifier ce passage mystérieux d’un corps physique à un corps spirituel, onirique dont l’apparition n’est précisément pas ce plein éblouissement, cette clarté rayonnante du corps eucharistique, mais simplement une troublante apparition-disparition de toute corporéité animale entre éclat du front, des mains et grande ombre, grande onde de la voix.  

Mais la figure de l’ange noir appelle le tragique ; et le tragique, l’éternel retour. Évoluant dans l’imaginaire du corps miraculé, Piaf retombera, ailes rompues, à la misère originelle. « Sur la fin de sa vie, […] dans les cliniques de luxe, c’est un petit oiseau blessé, déchiqueté … qui esquisse des gestes désordonnés.[25]» Elle (re)devient ce corps brisé qui afficha jusqu’au bout sa ruine « pour s’enfoncer dans le cœur des gens comme un clou empoisonné[26] ». Le bel ange noir exalte les passions, épouse les frissons, berce les déchirures, mais il ne connaît pas le salut. La biographèse ou corpographèse de Piaf est inscrite dans cette boucle terrible du fatum ; elle est bien ce fildefériste qui va mourir sous nos yeux assumant là encore, entre admiration et effroi, son ultime désir d’emprise sur le spectateur. 

 

J A Deniot, Piaf Corpographie 3

Fig. 3 1963 : Piaf et Sarapo près de Grasse 

 

En 1962, elle a épousé Théo Sarapo. Après leur fameux duo A quoi çà sert l’amour ? Édith épuisée, doit s’arrêter. Dernière espoir de convalescence, elle reprend des forces, elle réapprend à marcher. Elle semble plus petite encore. Pourtant le voyage s’achève et du fond de ses dévastations, on voit resurgir son visage d’enfant.   

 

Le corps dramatique

Par corps dramatique, nous désignons celui qui s’impose, s’engage dans la prestation scénique. Celui que, sous le prisme de l’éclairage, du décor, de l’habit, de l’accroche vocale, de l’affirmation posturale et gestuelle, le chanteur donne à voir, imaginer, ressentir comme corps-chant s’accordant et à son dire et à son public. Ces langages scéniques s’organisent au travers d’une tissure de signes, de sens croisant corpographies interprétatives et corpographies proxémiques. Ce corps dramatique est celui de la manifestation résolument expressive d’un style intime, à la fois précis et labile, de cantillation ; et plus radicalement encore, l’incarnation passagère d’une grâce. Ce corps dramatique c’est cette épigraphie saillante et brève d’un « je » habitant instantanément, provisoirement le travaillé, le vif, le pouvoir de son chant. La proposition vaut tout particulièrement pour des artistes comme Piaf qui place l’idéal du moi dans la vibration de leur répertoire, pour qui l’être-au-monde et l’être-aux mots des chansons sont synonymes.

Ce n’est pas immédiatement que Piaf adopta son fameux costume de scène sombre, composante forte de sa dramaturgie. Elle apparaît à ses premiers spectacles avec le tablier de la gigolette ; puis avec une collerette de dentelle ; elle apparaît encore en 1941 à l’ABC avec des accessoires, foulard et manteau de femme pauvre, pour illustrer certaines chansons, superposant ainsi à la fiction de l’espace scénique, un autre espace, celui de la rue, son premier lieu d’expérimentation de la puissance de son souffle et de l’attrait de sa voix. C’est au fil de la mutation de son répertoire vers des chansons de détresse et d’amour au spectre plus universel, après s’être séparée de Raymond Asso, son pygmalion, qu’elle adopte la robe noire, à manches longues, condensant l’épure de son corps dans l’écrin lumineux de son visage et de ses mains.  C’est sur cette toile ténébreuse et blanche, devenue métaphore ouverte sur le tragique, que Piaf va déplier la calligraphie des gestes de ses chansons dont on a dit qu’ils en constituaient comme une sorte de sur-texte. 

La grammaire des gestes de piaf ne se laisse pas aisément résumer[27]. Car son style gestuel se transforme au fil des approfondissements de son art ; car Piaf tient à apposer sur chacune de ces chansons, un paraphe gestuel spécifique. En ce sens, geste vocal et geste postural chez elle, ne sont pas dissociables ; ils participent du même mouvement d’extériorisation de l’intime. Si elle mit du temps à roder l’assurance de traits de son geste chanté, c’est pourtant dès ses toutes premières prestations, que l’éloquence visuelle, imageante de son interprétation retient l’attention des critiques parce qu’elle ne sait pas très bien exécuter les mimiques habituelles aux artistes réalistes, mais que, par contre, elle en invente d’autres qui suent la vie. Ses gestes sont plus libres. Il en est un qui revient sans cesse : l’index tendu dessinant dans l’espace on ne sait quelle accentuation.

 Il y a bien sûr - contexte sociétal - le cadre historique et culturel d’une figuration des émotions dont Piaf est héritière ; il y a bien sûr - contexte du spectacle chansonnier - des traditions de représentation des sentiments qui préforment rhétorique et symbolique gestuelles de son chant. Mais  la présence scénique de Piaf, c’est d’abord le feu et la brûlure d’un être arraché à la mort, d’une personne dressée face au monde, un monde dont la dureté la frappa de plein fouet. Sans doute est-ce au-delà de toute convention de genre, cette entaille de l’authentique qui, soit en mode majeur, soit en mode mineur, en creux ou  en pointillé, se profile en tout tracé expressif de sa voix. Piaf chantant lance des appels. Elle provoque le face à face ; elle exalte, retient le contact à bout de bras et d’influx mélodique, elle ameute, mains ouvertes et voix rivée à sa verticalité … Imprécation, apostrophe, imploration, passion sont les muses de sa verve dramatique dont la scénographie se manifeste et se décline en une typologie de gestes archétypaux, empathiques narratifs, chorégraphiques, de gestes éponymes aussi. Leur singularité et leur justesse ne s’affirmèrent qu’au gré de la métamorphose de la môme Piaf, phénomène vocal en une Edith Piaf, accédant au statut de chanteuse porteuse d’un répertoire propre. Nous ne donnerons ici que quelques exemples :

.Du côté des gestes archétypaux et empathiques…

 

Parmi ses gestes archétypaux, on retrouve cet index pointé (Fig.4) vers un au-delà et plus largement tout un langage para-verbal de désignation impérieuse. Et nous observons également cet autre schéma postural récurrent : Piaf se tient pieds bien ancrés au sol, mains sur les hanches. Ce geste à cinématique nulle qui ouvre bon nombre de ses chansons, souligne la souveraineté d’une présence et lorsque la pose se maintient, c’est un climat de tension qui s’installe. Lorsqu’elle ouvre ses mains, à hauteur de buste - ce geste qui lui est aussi  très familier (Fig.5) - c’est sa détresse dont elle offre le partage à moins qu’elle ne s’apprête également à endosser tous les tourments des fervents venus l’entendre.

.Du côté des gestes narratifs et chorégraphiques …

 

Les chansons d’Edith Piaf qu’elles soient de la veine réaliste, de la veine des romances ou de la veine du poème plus sophistiqué sont toujours des récits. Elle sort son mouchoir pour signifier ses larmes dans Elle fréquentait la rue Pigalle. Mais dans cet espace narratif il existe bien des nuances puisqu’il peut aller de l’insistance presque burlesque dans L’homme à la moto, pour passer à la touche tragi-comique stigmatisant le triste sort du Clown et même se dépasser jusqu’à la figuration non pas de son chagrin, mais du chagrin de l’autre, ce héros aérien qui dialogue imaginairement avec elle dans Milord. On peut dire rapidement qu’en cet espace narratif, elle se promènera de la mimétique de ces débuts vers des compositions vocales plus chorégraphiques. Quand dans les dernières mesures de la Foule, elle s’éloigne du micro en un pas de danse bouleversant et maladroit, un pas d’étrange funambule, laissant flotter avant de disparaître dans l’obscurité, quelque vision fantomale.

 

.Du côté des gestes éponymes …

 

Dans cet univers de gestes, certains sont entrés au panthéon, comme ce geste du dernier refrain de l’Accordéoniste représentant à lui seul, une sorte de métaphore de la chanteuse éternisée (Fig.6). Il est au sens fort devenu l’allégorie de cet engagement total de la chanteuse, de cette voix qui l'habite des pieds à la tête. C’est toute la  mobilisation pulsionnelle, affective, esthétique et mentale de son geste et de son drame chantés qui peuvent dans ce court espace-temps, se percevoir et se communiquer.  

            J A Deniot Piaf Corpographie 4

                Fig. 4  Dessins encre et gouache de Mireille Petit-Choubrac     Fig. 5

 

 

 J A Deniot, Piaf Corpographie 6

                   Fig. 6   Dessin encre et fusain de M. Petit Choubrac, artiste illustratrice

    

Le corps chamanique* 

Je me mets dans la peau du personnage de la chanson, mais je chante dans un état second. Je m’en vais ailleurs. Pour moi, chanter c’est une évasion. Un autre monde. Je ne suis plus sur terre : déclare Piaf dans une interview de 1961[28]. Á la manière des chamanes, ces professionnels de la médiation mystique dont nous parlent et les spécialistes de la préhistoire[29], et les ethnologues ou anthropologues des sociétés contemporaines, Edith Piaf, dans ses propos, recrée une fois le rite accompli, le souvenir d’un voyage extatique, du moins celui d’une échappée hors de la conscience ordinaire, né du souffle, du symbole, de l’être de son chant. De quelles façons celle qui vivait son chant comme un charme, pris au sens fort du terme, autrement dit comme un état associant ravissement, prière et renaissance peut-elle être pensée, de façon plus qu’analogique, comme une machi, cette figure du chamanisme féminin, cette figure-clef de la magie indienne dont Alfred Métraux nous livre analyses et portraits[30] ?

 

 J A Deniot, Piaf Corpographie 7

   Fig. 7 Dessin encre et gouache de M. Petit Choubrac  

 

Musique et situation de transe opèrent en synergie, l’observation des pratiques magico-religieuses témoigne à l’envi de l’universalité d’un tel lien. Loin de s’être évanouie dans la nuit des temps, l’expérience de la transe musicale semble plus vivace que jamais[31]. Recherche de saturation et d’accélération rythmiques, de ses effets psychocorporels vertigineux, quête de fusion avec le grand nombre : un protochamanisme semble s’imposer comme impératif, emprise esthétiques à l’ère des musiques amplifiées. Anthropologues et sociologues ont souligné ce phénomène contemporain de la déculturation/ acculturation des sensibilités musicales, amorcée au cours des années soixante. Désormais c’est dans l’archipel des styles mondialisés du rock, du rap, de la techno que s’exerceraient les influences d’un protochamanisme à transe de type frénétique[32].

Affaire d’époque, affaire de tempo, d’empreinte vocale, affaire de message identitaire, la transe-chant de Piaf n’est évidemment pas de type frénétique. Et c’est précisément son intériorité, l’équilibre en son sein scellé, entre expression et communication qui peuvent retenir l’attention et conduire vers d’autres questionnements.

C’est par la catastrophe d’un appel initial d’ordre surnaturel que la future machi commence sa carrière chamanique. Cette foi en l’élection est commune à bien des mystiques, elle sera celle d’Édith Piaf parlant souvent de sa voix comme d’un seul, mais suprême et inexorable don de l’au-delà.

La différence radicale entre transe groove, rave, rock et le songe extatique de Piaf réside dans le fait que cette dernière - du plus profond de son enfance[33] et des plus extrêmes périls à domestiquer - est subjectivement liée à l’esprit religieux. Avant toute musique - démons et merveilles, vents et marées[34]- elle consent passionnément, de plein être à s’abandonner à un sacré du monde qui dessine le cadre a priori de l’humanité et de la vague de son chant. Cette ample toile de croyance naïve en est la source impensée et non la dérive artificiellement escomptée[35]. Ce cœur sacré des choses - dont la musique capte une image explicite d’éternité, dans une de ces chansons-phares intitulée Mon Dieu,[36] par exemple - est d’ailleurs chez elle, de nature polymorphe et nomade ; il peut le plus souvent, prendre appui sur des références chrétiennes (Piaf se signe, baise la croix avant chaque levée de rideau, se rend en secret à Lisieux) mais il peut également, selon l’urgence à vivre, s’écarter de ces sentiers pour aller vers d’autres abîmes d’enchantement, comme en témoignent ces douloureuses séances de spiritisme organisées après la mort de Marcel Cerdan.

La machi durant son noviciat passe par une formation spécifique, elle subira toute une série de mortifications (retraite, test d’endurance, séjour dans la nuit cosmique des forêts) jusqu’à ce qu’elle atteigne le chant magique qui consacrera son pouvoir social et sorcier. Une part de l’étrange aura du chant de l’intrépide Piaf tient à cette traversée d’épreuves (déprivation sensorielle liée à la maladie, carence affective sans espoir de rémission, autonomie précoce, routine des coups et blessures, médiocres compagnons de bamboche et de bal) que sa voix, transcendante, héroïsent. De la machi qui arrache ses vêtements et monte nue pour lancer ses psalmodies du sommet de l’arbre, Piaf garde cette part d’asociabilité menaçante. Terribles ses réveils. Ce n’était plus une enfant que j’avais devant moi, mais une tigresse, un fauve. C’étaient des colères et des cris : confiera son grand ami Jacques Bourgeat[37]. « Elle rit aussi fort qu’elle boit sec[38] ». Elle chante.  Carlo Rim de passage au Gerny’s esquisse son portrait : une petite bonne femme minable dans sa robe à quatre sous. L’ait traqué de celle qui vient d’écoper une bonne dérouillée[…] Soude, comme étranglée de larmes, sa voix s’élève, monte, se déchire dans un cri interminable de bête blessée à mort, une voix presque inhumaine qui vous prend à la gorge[ …] une voix qui sent la misère ou l’émeute. Et à ce moment là  la môme Piaf devient la plus belle file du monde[39].

Entre mortifications subies et mortifications volontaires (elle se pense en pécheresse obsédée de pureté) la grâce d’Édith Piaf à robe noire et à gestuelle ciselée se dévoile sous les maladresses de la môme, ce « petit monstre de la chanson » dont, stupéfaits, on écoutait la voix. Le passage de son noviciat chamanique à sa consécration de grande prêtresse, toujours habitée d’Esprits familiers - Sainte Rita et surtout la Sainte carmélite de Lisieux occuperont ce rôle d’intercesseurs rapprochés du divin - prit tout le temps de sa dure acculturation. Il faudra que la présence du corps chamanique à registre expressif involontaire, qui se dérobe dans le suspens asymbolique du visage numineux, du regard perdu, du rire dément,[40] au logos de la parole chansonnière et présence du corps dramatique à registre de communication intentionnelle maîtrisée parviennent à s’épauler dans son interprétation pour que son statut de puissante machi[41]s’installe définitivement. Alors, sa fonction de guérisseuse prendra toute son ampleur. Car le tour de chant de Piaf présente quelque connivence avec la cure chamanique. Il y avait dans la voix de cette femme des éclats de vie ; elle reconstruisait tous les débris de sa vie au fil de son chant[42]. Si elle chante c’est sans doute pour se consoler, mais la magie n’opère que parce que son souffle délivre, prend réellement en charge les peines de ceux qui s’accrochent à son imaginaire incantatoire. Quelques clichés d’Hugues Vassal l’ont saisie dans sa loge dans un après concert, épuisée, dans la solitude intérieure profonde de qui vient de s’affronter à l’innombrable désespérance. Le gens déposaient leurs malheurs sur la scène d’Édith et repartaient apaisés ; elle, elle n’avait plus rien …

Caractérisé par son rêve sensitif d’envol, l’état de conscience modifié de la transe chamanique propulse dans un voyage extracorporel. Le souffle est  le grand vecteur de la technique extatique. Nous retrouvons là ce paradoxe du corps du chanteur dont la voix incarne la densité, dans le même temps qu’elle en fluidifie et spiritualise la matérialité. Ecouter Piaf chanter, c’est écouter Piaf prier[43].

Le corps iconique

Il est passé sur cette terre un personnage unique, une comète et c’est terminé 47 ans, c’est peu, trop peu  mais n’est-ce pas mieux, comme çà, elle reste immortelle[44]. Á la différence de la machi, Édith Piaf ne pouvait pas transmettre son pouvoir. Elle y gagna le statut d’icône, cette image retenant à même son simulacre, à même sa lumière, sa facture et pour toujours, une transcendance. Icône d’une mémoire esthétique. Icône victorieuse des gueux. Icône d’une vérité du chant qui dépassait ses chansons. Je n’ai jamais vu quelqu’un regarder en face au point où elle regardait en face. Le magnétisme mystérieux de l’icône est déjà tout entier dans cet aveu de son amie Mireille Darc[45].

L’imaginaire de l’icône est bien sûr à comprendre sous le prisme du religieux chrétien. Si l’on est soudain porté bien loin des cosmologies chamaniques polythéistes, c’est d’abord que le sacré se superpose mais ne se confond pas avec le divin, qu’il est, en deçà des mythes qui le codifie, une donnée ontologique universelle aux déclinaisons sémantiques s’entrecroisant, aux  métaphores convergentes. Le corps iconique de Piaf c’est celui qui se donne à contempler à travers tous les clichés, tous les dessins, toutes les gravures et peintures de son visage, de ses mains, de ses poses biographiques, de ses postures scéniques. Cette voix, ce corps se déploient en une inépuisable calligraphie de la destinée, de la compassion, de la méditation, de la création inspirée. Sans pouvoir dans ce cadre, suivre ce déroulé de symboles[46], nous nous contenterons de souligner comment le temps passant - contre toute attente convenue des modes musicales, sociétales d’époque - on tend à canoniser Piaf.

En 1999, Jacqueline Cartier et Hugues Vassal publient Édith et Thérèse, la Sainte et la pécheresse. En 2003, un documentaire inédit de Armand Isnard sort de l’oubli ; sur support DVD, intitulé Édith Piaf, un hymne à l’amour, on retrouve Hugues Vassal, Michel Rivgauche et d’autres coopérations plus inattendues, celle de maître Gilbert Collard, celle du père Raymond Zambelli, ancien recteur de la basilique de Lisieux, ainsi que celle de Monseigneur Guy Gaucher, évêque de Bayeux et Lisieux. Les uns et les autres vont progressivement au cours des entretiens, établir un parallèle de plus en plus explicite entre Édith et Thérèse.

Le père Zambelli commence prudemment par dire que leurs chemins se sont croisés mais que l’on ne saurait comparer la vie d’une carmélite et la vie de Piaf. Puis tous finissent, à quelques nuances près, par témoigner du fait que le message de l’une et de l’autre se rejoignent. Cette force, cette puissance dans la façon dont Piaf chantait l’amour, on ne la retrouve transposée que chez les saints, notamment chez Sainte Thérèse de l’enfant Jésus déclare le père Zambelli. Ces deux femmes, l’une dans un huis clos méditatif, l’autre dans une espèce de débauche de lumière, vont à partir d’un corps fragile, faire partir des fusées dans le monde entier, vont faire une œuvre durable précise  maître Collard qui ira le plus loin dans ce vis-à-vis : Piaf a beaucoup souffert, Thérèse aussi et cette communauté de souffrance a du les rapprocher, mais je vois le point commun entre ces deux femmes à travers quelque chose de beaucoup plus immatériel. Elles se ressemblent ; elles ont sur le visage toutes les deux quelque chose qui est de l’ordre de l’effacement. Incroyablement présentes toutes les deux […] et en même temps quand on les regarde, elles vivent par les yeux, mais elles affirment un effacement. Comparez des photos de Piaf et des phots de Sainte Thérèse, vous avez affaire à deux religieuses. Et Monseigneur Guy Gaucher de conclure sur ce point d’orgue : Elle a cherché éperdument l’amour toute sa vie, sans le trouver et là est-ce qu’elle n’aurait pas pu faire une conversion comme Saint Augustin qui cherchait, cherchait lui aussi...

Don du cœur, don du corps, don de l’âme sont au centre de cette eschatologie d’une chanteuse en voie de béatification attestée ; et l’ironie du sort peut alors vous glacer ou vous combler quand on sait que c’est le prêtre de la paroisse de Bernay qui chassa de l’école communale la petite fille qui habitait « la maison du diable » … Mais la mort a gommé les sacrilèges, elle a pacifié, ennobli l’icône de cette voix qui traversait le théâtre pour aller vers les étoiles …et ne peut plus faire offense. 

Anamorphoses

On pourrait se demander de quel manque, de quelle dette cette assomption de Piaf, jouisseuse de l’existence, est-elle le symptôme ? Manque de parole authentique face aux tricheries de scènes musicales et autres. Dette envers la poésie de l’unique au temps des serial singers. Mélancolie de la passion à l’ère de la professionnalisation routinière … La réponse est incertaine, plurielle et concerne aussi bien les mutations de l’univers des divertissements, celles de l’art des chansons que celles de leur sociogenèse.

Si le divin déserte les églises du monde européen, le culte des héros postmodernes (figures de stars, figures de mode) est trop éphémère pour s’y substituer[47]. Au cimetière du Père Lachaise, la tombe de Piaf est fleurie chaque jour. Elle est- ce qui restera une énigme- une de ces artistes dont on a refusé la mort. On l’imite, on la réinvente et ce ne sont pas les dernières lubies de l’holographie, ce triomphe du « réalisme » dans le virtuel[48], qui risque d’en approcher la meilleure résurrection. Trop de perfection technique force l’étonnement mais fait toujours écran au tressaillement déconcertant du rêve.

*C'est à Rosa Maraboli dont la connaissance de la machi araucane est aussi authentique que réflexive, que je dois ce thème du chamane de sexe féminin, et c'est son Métraux qu'une délicate médiation m'a procuré. A elle mon très amical remerciement.

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Bibliographie

BASTIDE, Roger, Le rêve, la transe et la folie, Paris, Points, 2003

BONINI, Emmanuel, Piaf, la vérité, Paris, éditions Pygmalion, 2008

CASSIN, Barbara, COHEN-LEVINAS, Danielle (textes réunis par) Vocabulaires de la voix, Paris, L’Harmattan, 2008

CLOTTES, Jean, LEWIS-WILLIAMS, David, Les chamanes de préhistoire, transe et magie dans les grottes ornées, Paris, Seuil, 1996

ELIADE, Mircea, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Paris, Payot, 1951

DENIOT, Joëlle-Andrée, Images pour une voix : le langage scénique d’Édith Piaf in Cahier n°2 Lestamp-Habiter –PIPS, textes réunis à l’initiative de DENIOT, J. REAULT, Jacky avec DELMAIRE, Léonard, Avril 2010

DENIOT, Joëlle-Andrée, Edith Piaf, la voix, le geste, l’icône : Esquisse anthropologique, lelivredart, Septembre 2012

DEVEREUX, Georges, Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970

GENET, Jean, L’Ennemi déclaré, in Œuvres complètes, t. VI, Paris, Gallimard, 1991

LANGE, Monique Édith Piaf, Paris, JC Lattès, 1993

METRAUX, Alfred, Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud, Paris, Gallimard, 1967

ROUGET, Gilbert, La musique et la transe. Esquisse d’une théorie générale de la musique et de la possession, Paris, Gallimard, 1980

SALMON, Christian, Kate Moss Machine, Paris, La découverte, 2010

SECA, Jean-Marie, Les musiciens underground, Paris, PUF, 2001

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Iconographie

Dessins encre et gouache de Mireille PETIT-CHOUBRAC, illustratrice 

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Document audio-visuel

DVD Edith Piaf, Un hymne à l’amour, Cat production, 2003

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Notes

[1] Mis en site le 4 avril 2012. Il s’agit de la version originale plus développée mais surtout non amputée de ses photos - étonnant paradoxe imposé par l'éditeur, pour un livre qui dut faire migrer le corps dans le sous-titre-, de l’article publié dans Chanson et performance, mise en scène du corps dans la chanson française et francophone (dir. Barbara Lebrun), L’harmattan, 2013

[2]C’est L. Leplée, directeur d’un cabaret des Champs-Elysées, le Gerny’s, qui la baptise ainsi en lui offrant son premier contrat

[3]Les témoignages connus sont ceux des différentes biographies et films ou documents DVD consacrés à la chanteuse ; les témoins anonymes furent interviewés par mes soins.

[4] Extrait du film DVD Edith Piaf, Un hymne à l’amour, Cat production, 2003

[5] Comment sortira-t-elle de sa poitrine si étroite les grandes plaintes de la nuit ? écrivit Cocteau

[6] Vaucaire/ Dumont, 1960

[7] La proposition est ici restreinte à l’univers de la chanson

[8]Bien des artistes de la chanson poétique pourraient être considérés sous cet angle, mais dans un autre rapport entre voix et texte, minimisant au final la toute puissance de l’élément vocal.

[9]P-J. Salazar, Darwin à Padoue : Anthropologie de la voix au XVIIème et au XIXème siècle in Vocabulaires de la voix, textes réunis par B. Cassin et D.Cohen-Levinas, L’Harmattan, Paris, 2008

[10]Bien avant la conceptualisation linguistique du phonème, les textes antiques, ceux d’Aristote notamment (cf. De l’âme II, II et Histoire des animaux I, IV) soulignent cette idée que la phônê (voix-son) est aussi sculptée par aposis, melos et dialektos, termes donnant d’ailleurs bien du mal aux traducteurs.

[11]Expression de T. Todorov (Seuil, 2009)

[12]A la question que lui pose Pierre Desgraupes, Édith Piaf répond : « Si je ne chantais plus ? je vais dire quelque chose de mal, je crois que je me suiciderai.» in Cinq colonnes à la Une

[13]J-A Deniot, Édith Piaf, la voix, le geste, l’icône : esquisse anthropologique, 340 Pages, Paris 2012 Lelivredart.

[14]In Archives du musée d’Édith Piaf

[15]Description référée à la photographie de R. Viollet de 1937, lors d’un enregistrement.

[16]Dont la beauté toujours rayonnante se retrouve sur les photographies de son mariage avec  J. Pills en 1952 (Archives du musée d’Edith Piaf) 

[17]Extraits d’archives in DVD L’hymne à la môme, EMI, 2003 ; in Édith Piaf, l’hymne à l’amour cat production, 2003 

[18]Clichés réalisés par H. Vassal, photographe attitré de ses dernières années ayant saisi des instantanés de l’ordinaire des jours, bien loin des éclairages en halo des studios Harcourt.

[19]Appellation journalistique de ses récitals de 1963 dans différentes salles de Province

[20] Les anges seraient des figures intégrées du polythéisme. 

[21] Le sang d’un poète, premier film de Cocteau  tout entier consacré à l’emprise dévorante de la création

[22] Orphée de Cocteau, inspiré du mythe antique, est transposé dans le monde contemporain.

[23] Dans Le sang d’un poète, Feral Benga interprète l’ange noir.  

[24] J. Genet, L’Ennemi déclaré, in Œuvres complètes, t. VI, Paris, Gallimard, 1991

[25] M. Lange, Édith Piaf, JC Lattès, 1993

[26] M. Lange, Op. Cit.

[27]J-A. Deniot, Images pour une voix : le langage scénique d’Édith Piaf in Cahier n°2 Lestamp-Habiter –PIPS, textes réunis à l’initiative de J. Deniot, J. Réault avec L. Delmaire, Avril 2010

[28]Cité par E. Bonini, Piaf, la vérité, éditions Pygmalion, Paris, 2008

[29]J.Clottes, D. Lewis-Williams, Les chamanes de préhistoire, transe et magie dans les grottes ornées, Seuil, Paris, 1996

[30]A. Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud, Gallimard, Paris, 1967

[31]G. Rouget, La musique et la transe. Esquisse d’une théorie générale de la musique et de la possession, Gallimard, Paris, 1980

[32] J- M. Seca, Les musiciens underground, PUF, Paris, 2001

[33] J. Bertin, Les noyés

[34] J. Prévert, Démons et merveilles

[35]Le chamanisme interactif (musiciens/auditeurs) des actuelles transes musicales « frénétiques » est beaucoup plus rationalisable car essentiellement lié à l’élaboration prosaïque de personnages scéniques, prêts à consommer comme idoles.

[36] Mon Dieu, Vaucaire/Dumont, 1960

[37] Repris par E. Bonini, op.cit.

[38] E. Bonini, op.cit.

[39]Repris par E. Bonini, op.cit.

[40]A la fin de la chanson des Blouses blanches (Rivgauche, Monnot, 1960), notamment

[41]Capable après un retard de quatre lors d’un récital de transformer en trois chansons, l’hostilité farouche de toute la salle en admiration unanime.

[42] Parole de témoignage

[43] Parole de témoignage

[44] B. Marchois, directeur du Musée Édith Piaf à Paris

[45] Repris par E. Bonini, op.cit

[46] J-A Deniot, Édith Piaf, la voix, le geste, l’icône : esquisse anthropologique, à paraître 2011.

[47]Christian Salmon, Kate Moss Machine, La découverte, Paris, 2010

[48]L’hologramme de Piaf a déjà fait son apparition dans plusieurs spectacles, celui Lara Fabian, celui de la tournée Age tendre  

 

 

 

 


 

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