French songs Cultural studies
Sociologie de la voix et de la chanson
Corpographies d’une voix :
Piaf, la pasionaria de la chanson française
Joëlle-Andrée Deniot
Extrait de Barbara
Lebrun (Ed) Chanson et performance.
L'Harmattan 2013, avec ici les compléments
notamment iconiques refusés par l'éditeur.
Sociologie de la chanson et de
la voix
Lisez
"Une voix,"
la contribution de Joëlle Deniot
au
catalogue
de
l'exposition
Piaf Le centenaire
Dir Joël
Huthwohl.
Avril mai juin juillet août
2015,
Visitez la superbe exposition
de la
Bibliothèque
Nationale de France François
Mitterrand
Précédent
passage de Joëlle
Deniot à France Culture, lundi
22 juillet 21 heures
dans l'émission La vie en
Piaf de Maylis Besserie
Corpographies d’une voix :
Piaf, la pasionaria de la chanson française
« Au cours de l’été 1950,
nous sommes allés entendre Édith
au casino de Deauville […]
Sur la scène, la silhouette de la chanteuse
était comme recouverte
par cette voix qui grandissait.
“Il
ne restait
plus que ses mains”.
Des mains qui se tordaient encore davantage
et paraissaient implorer on ne sait quoi.
Ce samedi-là, elle semblait converser avec
l’invisible […]
Comme Orphée, elle combattait contre des
ombres ».
F. Bott, Femmes extrêmes, Le cherche
midi, Paris, 2003
Extrême
fragilité du corps. Extrême puissance de la
voix. Le contraste est saisissant. Il s’inscrit
très tôt dans l’histoire d’Edith Giovanna
Gassion ; dès son enfance itinérante aux côtés
de son père, saltimbanque infortuné. Celle dont
le premier surnom de scène,
celui de « la môme Piaf », stigmatise à la fois
la petite taille et sa connotation sociale, ne
cessera, ne cesse de fasciner, en son art,
d’abord par cette étrange distorsion de la
présence et de l’image. Les témoins, illustres
ou anonymes, ceux des premiers, ceux des
derniers concerts,
insistent sur le décalage entre « ce petit être
de chiffon noir »,
« cette poitrine si étroite»
et la magnificence inouïe du message vocal.
Frisson de l’impossible. Épreuve de la
révélation. Tout mythe s’enracine dans une
énigme. La légende de Piaf commence ainsi : il
était une fois une Cosette chétive à qui le
destin - Édith Piaf l’appellera Dieu - donna une
voix, ce geste où convergent musique d’une
langue et vitalité incarnée d’un roman
biographique.
Fig.1 Non je ne regrette rien,
dernier concert à l’Olympia, saisie sur écran JD
De ce
premier constat naît un premier questionnement.
Si chaque chanteur devient bien un corps-voix,
le temps de sa prestation, Édith Piaf, plus que
tout autre interprète,
ne nous confronte-t-elle pas à cet effacement
inattendu de la matérialité corporelle au profit
de la texture vocale,
cet inapparent du corps ? Cependant le
corps-voix est un corps paradoxal dont Piaf
accentue le paradoxe. Quel soubassement
problématique serait alors le plus apte à
décrypter et comprendre les signatures, ancrages
et itinéraires corpographiques de son chant ?
Corporéité et vocalité
Terme
et concept de voix ressortissent d’une
arborescence de définitions disséminées. Selon
la focale anthropologique que l’on envisage, la
matière vocale change de statut et de sens. Au
regard d’une anthropologie positiviste de
l’espèce,
la voix est un processus de mise en avant du
corps, elle porte la séduction d’un caractère
sexuel secondaire. Pour une anthropologie de la
rhétorique voyageant des problématiques
humanistes anciennes aux problématiques les plus
déterministes des sciences sociales, elle est
mimesis et figure performative. C’est seulement
du point de vue d’une anthropologie de la
personne pouvant combiner approches
philosophiques, approches socio-cliniques par
exemple, que l’on appréhende la voix comme
dynamique de dévoilement de l’insu du sujet,
captif et maître de son histoire.
La
voix est donc une forme de la substance sonore,
une notion poly-centrée, mobilisant sans les
inclure, plusieurs pôles d’intelligibilité :
celui de l’émission acoustique, celui de
l’inter-perception, celui de l’action persuasive
inter-corporelle, celui de l’instance
méta-physique. Il y a la voix-son ; elle
participe de la physiologie, de la phonétique,
de la musicologie. Il y a la voix-pulsion ; elle
participe de la psychanalyse, de l’éthologie. Il
y a la voix-vie qui participe de l’ethnologie,
de l’histoire. Il y a la voix-âme qui participe
de l’ontologie, de l’esthétique, de
l’herméneutique. C’est dans la tension entre
autant de catégories divergentes que s’élabore
en pensée, cette dimension du chant incorporé ;
que le corps passant par ces différents sens et
manifestations, s’accorde à ses cantilènes.
Texte,
musique, langue sont liés à la matérialité
corporelle. Mais toute matérialité corporelle se
donne comme indice signifiant. Chaque élément de
la physionomie, de la posture, de la mimique ou
de l’attitude en passant par la parure ou par la
cosmétique, du plus codifié au plus imprévu,
entre dans un faisceau silencieux de sens. Ce
qui est vrai du langage commun des corps, l’est
plus encore si l’on se réfère aux corps placés
« sous les feux de la rampe ». C’est donc à ce
jeu toujours réactivé de miroirs entre
inscriptions à supports discursifs (répertoire,
vouloir dire musical, persona scénique) et
inscriptions non verbales (costumes, dispositifs
d’exposition, de visualisation des effets de
l’art, performances posturo-expressives) que
nous convie l’approche du chanter par le corps
multiple (mis en danger, masqué, sublimé,
transformé) du chanteur. Une telle approche
offre l’avantage d’ouvrir de nouveaux espaces
sémiotiques d’articulation entre art, culture,
sensorialité esthétique et réception. Elle offre
l’avantage de repenser les frontières entre
l’interne et l’externe, ce qu’amplifie la
perspective privilégiée de la voix. Elle offre
l’avantage de redéfinir les rapports entre le
donné d’une expérience et le dépassement d’une
« signature humaine»,
ce qui convient au mieux à l’illustre
originalité d’Édith.
Piaf,
qui fut à chaque concert, toujours rassurée sur
son magnétisme, put se montrer, durant toute sa
carrière, bien peu soucieuse de son image ;
aussi les épreuves, les excès, les moires, les
temps de l’existence s’affirment-ils chez elle,
sans euphémisation en profondes lettres de
chair. Dans ces conditions, ses caractéristiques
physiques, leurs modulations anatomiques,
émotionnelles, métaboliques livrent à vif et de
façon optimale, un véritable palimpseste de son
aventure biographique. Chez elle, inflexions,
récits de vie (coups durs, défis, événements,
accidents) s’impriment à fleur de peau.
Apparences, matérialité somatique livrent là un
palimpseste à scansions fortes, à métamorphoses
rapides et à figure cyclique ; premiers et
derniers biographèmes se superposant
tragiquement. Difficile en l’occurrence de
dissocier corps de cette interprète et corps de
cette femme qui ne vivait vraiment que dans
l’élan de son chant, si l’on en croit et sa
pratique (répétitions incessantes épuisant ses
collaborateurs) et les témoins de son entourage
direct et même ses propres déclarations,
lors d’un ultime entretien télévisé avec Pierre
Desgraupes.
La
première œuvre peut être la vie. Il existe
désormais suffisamment de photos, d’affiches,
d’extraits de films, de concerts d’Édith Piaf
pour suivre à l’image, de visage en visage, de
silhouette en silhouette, la stylisation aboutie
de ce destin. De tous ces témoignages visuels
observés, triés, ordonnés
émerge une fresque corpographique qui se donne à
lire comme un schème mythique :
.
Au commencement, il y eut le malheur.
Sur
les rares photos des années 1931, 1932
la môme de Belleville, regard fatigué, vêtements
usés, épaules frêles porte toutes les marques
sociales, lignagères de la pauvreté.
.
Et l’inespéré advint.
Dès
1935 ce corps de pauvre, elle commence à s’en
détacher. Chevelure lisse, front dégagé,
maquillage soigné, tailleur sombre,
Édith Piaf enregistre son premier disque avec la
firme Polydor. Le travail d’acculturation est en
route. Sous la mise en lumière des portraits
d’art des studios Harcourt, entre 1942 et 1947,
Édith Piaf conquiert le visage sublimé de la
vedette consacrée.
.
Soudain, ce fut la foudre.
Tentant d’assurer son tour de chant face au
public new-yorkais, le lendemain même de la mort
de Marcel Cerdan (1949), elle s’évanouit sur
scène pour la première fois. La semaine
suivante, elle reprend sans faillir le
spectacle, elle fait de l’hymne à l’amour,
sa chanson emblématique. Elle garde à l’image le
masque superbe et doux du héros
toujours nourri de sa gloire.
.
Alors, il y eut la douleur inépuisable …
Dix
années après le drame, la voix reste inaltérée ;
les succès sont toujours au rendez-vous. Mais
lassitudes du cœur, érosions articulaires,
imprudences accumulées affleurent au travers de
ce tassement, de cette voussure du corps, sur
ces belles mains dévorées, par ces veines
saillantes du front dans l’effort du chant ;
autant d’échos d’une usure accélérée, d’une
lutte agonistique de long cours dont
l’enregistrement audio-visuel du dernier concert
62 de l’Olympia, nous fixe l’émouvant constat.
.
Puis les coulisses de la chute et le désastre …
Ainsi
vinrent les cruelles épreuves des pertes de
mémoire, des forces terrassées une fois le
rideau baissé,
celles de la « tournée suicide »,
celles des interventions chirurgicales les plus
risquées, celles dont elle ne reviendra pas,
mourant dans l’année de ses 48 ans dans un corps
décharné de vieillarde dont quelques images
brouillées, quelques croquis indécis précédant
de peu son décès, nous la présentent déjà comme
fille du royaume des ombres.
Nous
évoquions en début d’article, cet oubli relatif
du corps de Piaf dans l’œil du spectateur
submergé par la souveraineté de sa voix ; la
voix cet élément paralinguistique,
para-langagier dont le phrasé, le souffle, la
résonnance, le timbre, le grain charrient des
symbolismes socio-affectifs d’autant plus
incisifs qu’ils condensent toutes les synergies
physiologiques, psychiques, éthiques, poétiques
de la personne ; qu’ils cristallisent cette
unité aérienne de l’être. Nous venons également
de préciser combien la rhétorique du corps non
vocal de Piaf est finalement bien éloquente
puisqu’elle souligne ses origines, décrit son
histoire, énonce ses failles et montre toute la
dynamique de dépense, de consomption et de
renaissance qui anime son érotique vitale.
En
fait, même s’ils sont optiquement dissonants
corps vocal et corps non vocal se rejoignent
chez Piaf en une corpographèse du don ; don à
dimension sacrale du corps sur l’autel de la
performance scénique. Et c’est sous l’angle
problématique de cette incarnation, prise au
sens plein du terme, d’une mystique du chant qui
va se radicaliser au fil des apprentissages
artistiques, des traversées et façonnements
biographiques que nous allons par quelques
touches fragmentaires, aborder le portrait de
celle qui confondit sans mesure vivre et
chanter.
L’ange noir de la chanson
L’expression de l’ange noir de la chanson
est de Jean Cocteau, extraite de cet hymne
célèbre, qu’il lui dédie juste avant sa propre
fin. Le texte se conclut d’ailleurs en ces
termes étonnants : « Piaf […] un chiendent qui
repousse d’autant mieux qu’on le décapite […] Je
n’ai jamais connu d’être moins économe de son
âme. Elle ne la dépense pas. Elle la
prodigue. J’ai certes la fièvre depuis ce matin
mais la mort de Piaf m’a donné de nouveaux
étouffements.»
Que
l’on se situe dans la religion grecque antique,
dans le judaïsme, dans le christianisme ou dans
l’islam les anges sont ces messagers du souffle,
des pouvoirs, des buts cosmiques des dieux.
Figure des hiérarchies célestes de source
biblique, kabbalistique, coranique ou simple
allégorie de l’humanisme littéraire, la fiction
de l’ange en appelle au sacré. L’ange se conçoit
ou bien comme théophanie surplombante ou bien
comme théophanie intégrée ; c’est le divin
projeté au-delà de l’humaine nature ; c’est le
divin pensé en l’homme. Toute l’imagerie
angélique religieuse, dès la Genèse, est
fortement anthropomorphe ; tout porte donc à
fonder et entretenir comme topos culturel venu
des temps très anciens,
l’ambiguïté de cet être intermédiaire.
De
l’ange de lumière à l’ange rebelle, le pas est
vite franchi. On passe de l’ambiguïté à
l’ambivalence irréductible. Et l’oxymore de
l’ange démonique est un trope à multiples
déclinaisons romanesques, filmiques, graphiques
dont le succès ne se dément d’ailleurs pas,
comme le manifeste notamment, l’imaginaire
gothique, satanique. Toutefois, « l’ange noir »
de Jean Cocteau n’est ni une formule
accidentelle, ni une stricte convention
stylistique. Du « Sang d’un poète»,
réalisé en 1930 à « Orphée»
sorti en 1950, Jean Cocteau scénarise l’esprit
et la figure de l’ange noir. De façon directe,
il en personnifie le fugitif travestissement ;
de façon à la fois diffuse et structurante, son
écriture cinématographique nous entraîne dans un
dédale de miroirs, de glissements entre le mort
et le vif, entre le céleste et le souterrain,
dans une poétique des frontières incertaines qui
sont autant de métaphores de la souffrance, de
la création, des étreintes du temps psychique.
Le divin et l’abîme hantent ces images où
l’on doit accepter, comme le dit Jean Genet,
de garder les yeux ouverts quand un acrobate
exécute un numéro mortel.
Et c’est la tension de ce regard- là qui
s’exprime dans l’oxymoron de « l’ange noir »
appliqué à Edith Piaf.
Fig.2
[…] Regardez ses yeux d'aveugle qui viennent
de retrouver la vue.
Comment chantera-t-elle ? Comment
s'exprimera-t-elle
? Jean Cocteau
Le
noir constitue à plus d’un titre, le blason
d’Édith Piaf, mais cette couleur, cet élément
correspondent d’abord à la nuit initiale où,
enfant, elle séjourna. Atteinte d’une kératite
aiguë liée au manque de soins et d’hygiène
qu’elle connut lors de ses toutes premières
années, Édith vécut ensuite de longs mois
heureux à Bernay, chez sa grand-mère paternelle,
mais dans la pénombre ou bien avec un bandeau
sur les yeux.
Avant
d’être le symbole d’un répertoire, d’un lyrisme
propre à un dévoilement scénique de soi, le noir
est chez Piaf d’abord à prendre au plus près de
cette mémoire enfouie du corps, au sens strict
d’une privation durable de la vue, marquée sans
équivoque du sceau de la pauvreté et de
l’abandon précoces. Édith Piaf entrant dans sa
toute jeune vie, l’écoute, sans la voir. Voilà
que cette première strate crépusculaire emporte
ses pensées …
Puis
on sait comment les faits et leurs légendes
s’entremêlèrent dans le récit. Toutes les filles
de la maison de Bernay se mobilisent pour un
pèlerinage à Lisieux ; Sainte Thérèse exauce
leur vœu. De retour à Bernay, Édith peut à
nouveau affronter la lumière. Quelques jours
après cette pieuse démarche, la kératite s’était
asséchée. Entre les effets différés des remèdes
et l’intervention subite de la sainte, Piaf
n’hésitera jamais…
On ne
peut imaginer biographème augural plus
saisissant puisqu’il vous rattache d’emblée aux
catastrophes du mal et de la délivrance ;
autrement dit à l’esprit du merveilleux. Le
topos religieux et culturel de ce messager
insolite, qu’est l’ange noir, s’ajuste très
précisément à Piaf dont la fable destinale
s’ouvre sur cet enlacement de ténèbres et
d’aube, sur ce schème des renversements radicaux
qui se reproduira souvent dans la vie de celle
qui commença, en son monologue intérieur, puis
dans sa présentation publique, à s’éprouver, à
s’inventer comme corps miraculé.
La
scène opère l’ascension, l’assomption du corps
miraculé en corps glorieux, qui semble délesté
de toute pesanteur voire de toute limite
humaines, ce que suggère Jean Cocteau dans son
ode à l’ange noir de la chanson.
« Et
voilà qu'elle chante, ou plutôt qu'à la mode du
rossignol d'avril, elle essaie son grand chant
d'amour. Avez-vous entendu le travail du
rossignol ? Il peine, il hésite, il racle, il
s'étrangle. Il trouve, il vocalise […] Édith
Piaf, comme le rossignol invisible installé sur
la branche, va devenir elle-même invisible. Il
ne reste d'elle plus que son regard, ses mains
pâles […] et cette voix qui se gonfle, qui
monte, qui peu à peu se substitue à elle
et
qui, grandit comme son ombre
sur un mur
[…].
Le
corps de gloire est celui qui, dans théologie
catholique, s’oppose au corps physique, au corps
de mort.
L’usage littéraire de l’analogie prend ici des
accents plus panthéistes que chrétiens, mais il
s’agit tout de même de signifier ce passage
mystérieux d’un corps physique à un corps
spirituel, onirique dont l’apparition n’est
précisément pas ce plein éblouissement, cette
clarté rayonnante du corps eucharistique, mais
simplement une troublante apparition-disparition
de toute corporéité animale entre éclat du
front, des mains et grande ombre, grande onde de
la voix.
Mais
la figure de l’ange noir appelle le tragique ;
et le tragique, l’éternel retour. Évoluant dans
l’imaginaire du corps miraculé, Piaf retombera,
ailes rompues, à la misère originelle. « Sur la
fin de sa vie,
[…]
dans
les cliniques de luxe, c’est un petit oiseau
blessé, déchiqueté … qui esquisse des gestes
désordonnés.»
Elle (re)devient ce corps brisé qui afficha
jusqu’au bout sa ruine « pour s’enfoncer dans le
cœur des gens comme un clou empoisonné ».
Le bel ange noir exalte les passions, épouse les
frissons, berce les déchirures, mais il ne
connaît pas le salut. La biographèse ou
corpographèse de Piaf est inscrite dans cette
boucle terrible du fatum ; elle est bien ce
fildefériste qui va mourir sous nos yeux
assumant là encore, entre admiration et
effroi, son ultime désir d’emprise sur le
spectateur.
Fig. 3 1963 : Piaf et Sarapo près de Grasse
En
1962, elle a épousé Théo Sarapo. Après leur
fameux duo A quoi çà sert l’amour ?
Édith épuisée, doit s’arrêter. Dernière espoir
de convalescence, elle reprend des forces, elle
réapprend à marcher. Elle semble plus petite
encore. Pourtant le voyage s’achève et du fond
de ses dévastations, on voit resurgir son visage
d’enfant.
Le corps dramatique
Par
corps dramatique, nous désignons celui qui
s’impose, s’engage dans la prestation scénique.
Celui que, sous le prisme de l’éclairage, du
décor, de l’habit, de l’accroche vocale, de
l’affirmation posturale et gestuelle, le
chanteur donne à voir, imaginer, ressentir comme
corps-chant s’accordant et à son dire et à son
public. Ces langages scéniques s’organisent au
travers d’une tissure de signes, de sens
croisant corpographies interprétatives et
corpographies proxémiques. Ce corps dramatique
est celui de la manifestation résolument
expressive d’un style intime, à la fois précis
et labile, de cantillation ; et plus
radicalement encore, l’incarnation passagère
d’une grâce. Ce corps dramatique c’est cette
épigraphie saillante et brève d’un « je »
habitant instantanément, provisoirement le
travaillé, le vif, le pouvoir de son chant. La
proposition vaut tout particulièrement pour des
artistes comme Piaf qui place l’idéal du moi
dans la vibration de leur répertoire, pour qui
l’être-au-monde et l’être-aux mots des chansons
sont synonymes.
Ce
n’est pas immédiatement que Piaf adopta son
fameux costume de scène sombre, composante forte
de sa dramaturgie. Elle apparaît à ses premiers
spectacles avec le tablier de la gigolette ;
puis avec une collerette de dentelle ; elle
apparaît encore en 1941 à l’ABC avec des
accessoires, foulard et manteau de femme pauvre,
pour illustrer certaines chansons, superposant
ainsi à la fiction de l’espace scénique, un
autre espace, celui de la rue, son premier lieu
d’expérimentation de la puissance de son souffle
et de l’attrait de sa voix. C’est au fil de la
mutation de son répertoire vers des chansons de
détresse et d’amour au spectre plus universel,
après s’être séparée de Raymond Asso, son
pygmalion, qu’elle adopte la robe noire, à
manches longues, condensant l’épure de son corps
dans l’écrin lumineux de son visage et de ses
mains. C’est sur cette toile ténébreuse et
blanche, devenue métaphore ouverte sur le
tragique, que Piaf va déplier la calligraphie
des gestes de ses chansons dont on a dit qu’ils
en constituaient comme une sorte de sur-texte.
La
grammaire des gestes de piaf ne se laisse pas
aisément résumer.
Car son style gestuel se transforme au fil des
approfondissements de son art ; car Piaf tient à
apposer sur chacune de ces chansons, un paraphe
gestuel spécifique. En ce sens, geste vocal et
geste postural chez elle, ne sont pas
dissociables ; ils participent du même mouvement
d’extériorisation de l’intime. Si elle mit du
temps à roder l’assurance de traits de son geste
chanté, c’est pourtant dès
ses toutes premières prestations, que
l’éloquence visuelle, imageante de son
interprétation retient l’attention des critiques
parce qu’elle ne sait pas très bien exécuter
les mimiques habituelles aux artistes réalistes,
mais que, par contre, elle en invente d’autres
qui suent la vie.
Ses gestes sont plus libres. Il en est un qui
revient sans cesse : l’index tendu dessinant
dans l’espace on ne sait quelle accentuation.
Il y
a bien sûr - contexte sociétal - le cadre
historique et culturel d’une figuration des
émotions dont Piaf est héritière ; il y a bien
sûr - contexte du spectacle chansonnier - des
traditions de représentation des sentiments qui
préforment rhétorique et symbolique gestuelles
de son chant. Mais la présence scénique de
Piaf, c’est d’abord le feu et la brûlure d’un
être arraché à la mort, d’une personne dressée
face au monde, un monde dont la dureté la frappa
de plein fouet. Sans doute est-ce au-delà de
toute convention de genre, cette entaille de
l’authentique qui, soit en mode majeur, soit en
mode mineur, en creux ou en pointillé, se
profile en tout tracé expressif de sa voix. Piaf
chantant lance des appels. Elle provoque le face
à face ; elle exalte, retient le contact à bout
de bras et d’influx mélodique, elle ameute,
mains ouvertes et voix rivée à sa verticalité …
Imprécation, apostrophe, imploration,
passion sont les muses de sa verve dramatique
dont la scénographie se manifeste et se décline
en une typologie de gestes archétypaux,
empathiques narratifs, chorégraphiques, de
gestes éponymes aussi. Leur singularité et leur
justesse ne s’affirmèrent qu’au gré de la
métamorphose de la môme Piaf, phénomène vocal en
une Edith Piaf, accédant au statut de chanteuse
porteuse d’un répertoire propre. Nous ne
donnerons ici que quelques exemples :
.Du
côté des gestes archétypaux et empathiques…
Parmi
ses gestes archétypaux, on retrouve cet index
pointé
(Fig.4)
vers
un au-delà et plus largement tout un langage
para-verbal de désignation impérieuse. Et nous
observons également cet autre schéma postural
récurrent :
Piaf
se tient pieds bien ancrés au sol, mains sur les
hanches. Ce geste à cinématique nulle qui ouvre
bon nombre de ses chansons, souligne la
souveraineté d’une présence et lorsque la pose
se maintient, c’est un climat de tension qui
s’installe. Lorsqu’elle ouvre ses mains, à
hauteur de buste - ce geste qui lui est aussi
très familier
(Fig.5)
-
c’est sa détresse dont elle offre le partage à
moins qu’elle ne s’apprête également à endosser
tous les tourments des fervents venus
l’entendre.
.Du
côté des gestes narratifs et chorégraphiques …
Les
chansons d’Edith Piaf qu’elles soient de la
veine réaliste, de la veine des romances ou de
la veine du poème plus sophistiqué sont toujours
des récits. Elle sort son mouchoir pour
signifier ses larmes dans Elle fréquentait la
rue Pigalle. Mais dans cet espace narratif
il existe bien des nuances puisqu’il peut aller
de l’insistance presque burlesque dans
L’homme à la moto, pour passer à la touche
tragi-comique stigmatisant le triste sort du
Clown et même se dépasser jusqu’à la
figuration non pas de son chagrin, mais du
chagrin de l’autre, ce héros aérien qui dialogue
imaginairement avec elle dans Milord.
On peut dire rapidement qu’en cet espace
narratif, elle se promènera de la mimétique de
ces débuts vers des compositions vocales plus
chorégraphiques. Quand dans les dernières
mesures de la Foule, elle s’éloigne du
micro en un pas de danse bouleversant et
maladroit, un pas d’étrange funambule, laissant
flotter avant de disparaître dans l’obscurité,
quelque vision fantomale.
.Du
côté des gestes éponymes …
Dans
cet univers de gestes, certains sont entrés au
panthéon, comme ce geste du dernier refrain de
l’Accordéoniste représentant à lui seul,
une sorte de métaphore de la chanteuse éternisée
(Fig.6).
Il est au sens fort devenu l’allégorie de cet
engagement total de la chanteuse, de cette
voix qui l'habite des pieds à la tête.
C’est toute la
mobilisation pulsionnelle, affective,
esthétique et mentale de son geste et de son
drame chantés qui peuvent dans ce court
espace-temps, se percevoir et se communiquer.
Fig. 4 Dessins encre et gouache
de Mireille Petit-Choubrac Fig. 5
Fig.
6 Dessin encre et fusain de M. Petit Choubrac,
artiste illustratrice
Le corps chamanique
Je
me mets dans la peau du personnage de la
chanson, mais je chante dans un état second. Je
m’en vais ailleurs. Pour moi, chanter c’est une
évasion. Un autre monde. Je ne suis plus sur
terre :
déclare Piaf dans une interview de 1961.
Á la manière des chamanes, ces professionnels de
la médiation mystique dont nous parlent et les
spécialistes de la préhistoire,
et les ethnologues ou anthropologues des
sociétés contemporaines, Edith Piaf, dans ses
propos, recrée une fois le rite accompli, le
souvenir d’un voyage extatique, du moins celui
d’une échappée hors de la conscience ordinaire,
né du souffle, du symbole, de l’être de son
chant. De quelles façons celle qui vivait son
chant comme un charme, pris au sens fort du
terme, autrement dit comme un état associant
ravissement, prière et renaissance peut-elle
être pensée, de façon plus qu’analogique, comme
une machi, cette figure du chamanisme
féminin, cette figure-clef de la magie indienne
dont Alfred Métraux nous livre analyses et
portraits ?
Fig. 7 Dessin encre et gouache de M. Petit
Choubrac
Musique et situation de transe opèrent en
synergie, l’observation des pratiques
magico-religieuses témoigne à l’envi de
l’universalité d’un tel lien. Loin de s’être
évanouie dans la nuit des temps, l’expérience de
la transe musicale semble plus vivace que jamais.
Recherche de saturation et d’accélération
rythmiques, de ses effets psychocorporels
vertigineux, quête de fusion avec le grand
nombre : un protochamanisme semble s’imposer
comme impératif, emprise esthétiques à l’ère des
musiques amplifiées. Anthropologues et
sociologues ont souligné ce phénomène
contemporain de la déculturation/ acculturation
des sensibilités musicales, amorcée au cours des
années soixante. Désormais c’est dans l’archipel
des styles mondialisés du rock, du rap, de la
techno que s’exerceraient les influences d’un
protochamanisme à transe de type frénétique.
Affaire d’époque, affaire de tempo, d’empreinte
vocale, affaire de message identitaire, la
transe-chant de Piaf n’est évidemment pas de
type frénétique. Et c’est précisément son
intériorité, l’équilibre en son sein scellé,
entre expression et communication qui peuvent
retenir l’attention et conduire vers d’autres
questionnements.
C’est
par la catastrophe d’un appel initial d’ordre
surnaturel que la future machi commence
sa carrière chamanique. Cette foi en l’élection
est commune à bien des mystiques, elle sera
celle d’Édith Piaf parlant souvent de sa voix
comme d’un seul, mais suprême et inexorable don
de l’au-delà.
La
différence radicale entre transe groove, rave,
rock et le songe extatique de Piaf réside dans
le fait que cette dernière - du plus profond
de son enfance
et des plus extrêmes périls à domestiquer - est
subjectivement liée à l’esprit religieux. Avant
toute musique - démons et merveilles, vents
et marées-
elle consent passionnément, de plein être à
s’abandonner à un sacré du monde qui dessine le
cadre a priori de l’humanité et de la
vague de son chant. Cette ample toile de
croyance naïve en est la source impensée et non
la dérive artificiellement escomptée.
Ce cœur sacré des choses - dont la musique capte
une image explicite d’éternité, dans une de ces
chansons-phares intitulée Mon Dieu,
par exemple - est d’ailleurs chez elle, de
nature polymorphe et nomade ; il peut le plus
souvent, prendre appui sur des références
chrétiennes (Piaf se signe, baise la croix avant
chaque levée de rideau, se rend en secret à
Lisieux) mais il peut également, selon l’urgence
à vivre, s’écarter de ces sentiers pour aller
vers d’autres abîmes d’enchantement, comme en
témoignent ces douloureuses séances de
spiritisme organisées après la mort de Marcel
Cerdan.
La
machi durant son noviciat passe par une
formation spécifique, elle subira toute une
série de mortifications (retraite, test
d’endurance, séjour dans la nuit cosmique des
forêts) jusqu’à ce qu’elle atteigne le chant
magique qui consacrera son pouvoir social et
sorcier. Une part de l’étrange aura du chant de
l’intrépide Piaf tient à cette traversée
d’épreuves (déprivation sensorielle liée
à la maladie, carence affective sans espoir de
rémission, autonomie précoce, routine des coups
et blessures, médiocres compagnons de bamboche
et de bal) que sa voix, transcendante,
héroïsent. De la machi qui arrache ses
vêtements et monte nue pour lancer ses
psalmodies du sommet de l’arbre, Piaf garde
cette part d’asociabilité menaçante.
Terribles ses réveils. Ce n’était plus une
enfant que j’avais devant moi, mais une
tigresse, un fauve. C’étaient des colères et des
cris : confiera son grand ami Jacques
Bourgeat.
« Elle rit aussi fort qu’elle boit sec ».
Elle chante. Carlo Rim de passage au Gerny’s
esquisse son portrait : une petite bonne
femme minable dans sa robe à quatre sous. L’ait
traqué de celle qui vient d’écoper une bonne
dérouillée[…] Soude, comme étranglée de larmes,
sa voix s’élève, monte, se déchire dans un cri
interminable de bête blessée à mort, une voix
presque inhumaine qui vous prend à la gorge[ …]
une voix qui sent la misère ou l’émeute. Et à ce
moment là la môme Piaf devient la plus belle
file du monde.
Entre
mortifications subies et mortifications
volontaires (elle se pense en pécheresse obsédée
de pureté) la grâce d’Édith Piaf à robe noire et
à gestuelle ciselée se dévoile sous les
maladresses de la môme, ce « petit monstre de la
chanson » dont, stupéfaits, on écoutait la voix.
Le passage de son noviciat chamanique à sa
consécration de grande prêtresse, toujours
habitée d’Esprits familiers - Sainte Rita et
surtout la Sainte carmélite de Lisieux
occuperont ce rôle d’intercesseurs rapprochés du
divin - prit tout le temps de sa dure
acculturation. Il faudra que la présence du
corps chamanique à registre expressif
involontaire, qui se dérobe dans le suspens
asymbolique du visage numineux, du regard perdu,
du rire dément,
au logos de la parole chansonnière et présence
du corps dramatique à registre de communication
intentionnelle maîtrisée parviennent à s’épauler
dans son interprétation pour que son statut de
puissante machis’installe
définitivement. Alors, sa fonction de
guérisseuse prendra toute son ampleur. Car le
tour de chant de Piaf présente quelque
connivence avec la cure chamanique. Il y
avait dans la voix de cette femme des éclats de
vie ; elle reconstruisait tous les débris de sa
vie au fil de son chant.
Si elle chante c’est sans doute pour se
consoler, mais la magie n’opère que parce que
son souffle délivre, prend réellement en charge
les peines de ceux qui s’accrochent à son
imaginaire incantatoire. Quelques clichés
d’Hugues Vassal l’ont saisie dans sa loge dans
un après concert, épuisée, dans la solitude
intérieure profonde de qui vient de s’affronter
à l’innombrable désespérance. Le gens
déposaient leurs malheurs sur la scène d’Édith
et repartaient apaisés ; elle, elle n’avait plus
rien …
Caractérisé par son rêve sensitif d’envol,
l’état de conscience modifié de la transe
chamanique propulse dans un voyage
extracorporel. Le souffle est le grand vecteur
de la technique extatique. Nous retrouvons là ce
paradoxe du corps du chanteur dont la voix
incarne la densité, dans le même temps qu’elle
en fluidifie et spiritualise la matérialité.
Ecouter Piaf chanter, c’est écouter Piaf prier.
Le corps iconique
Il
est passé sur cette terre un personnage unique,
une comète et c’est terminé
… 47 ans, c’est peu, trop peu mais n’est-ce
pas mieux, comme çà, elle reste immortelle.
Á la différence de la machi, Édith Piaf
ne pouvait pas transmettre son pouvoir. Elle y
gagna le statut d’icône, cette image retenant à
même son simulacre, à même sa lumière, sa
facture et pour toujours, une transcendance.
Icône d’une mémoire esthétique. Icône
victorieuse des gueux. Icône d’une vérité du
chant qui dépassait ses chansons. Je n’ai
jamais vu quelqu’un regarder en face au point où
elle regardait en face. Le magnétisme
mystérieux de l’icône est déjà tout entier dans
cet aveu de son amie Mireille Darc.
L’imaginaire de l’icône est bien sûr à
comprendre sous le prisme du religieux chrétien.
Si l’on est soudain porté bien loin des
cosmologies chamaniques polythéistes, c’est
d’abord que le sacré se superpose mais ne se
confond pas avec le divin, qu’il est, en deçà
des mythes qui le codifie, une donnée
ontologique universelle aux déclinaisons
sémantiques s’entrecroisant, aux métaphores
convergentes. Le corps iconique de Piaf c’est
celui qui se donne à contempler à travers tous
les clichés, tous les dessins, toutes les
gravures et peintures de son visage, de ses
mains, de ses poses biographiques, de ses
postures scéniques. Cette voix, ce corps se
déploient en une inépuisable calligraphie de la
destinée, de la compassion, de la méditation, de
la création inspirée. Sans pouvoir dans ce
cadre, suivre ce déroulé de symboles,
nous nous contenterons de souligner comment le
temps passant - contre toute attente convenue
des modes musicales, sociétales d’époque - on
tend à canoniser Piaf.
En
1999, Jacqueline Cartier et Hugues Vassal
publient Édith et Thérèse, la Sainte et la
pécheresse. En 2003, un documentaire
inédit de Armand Isnard sort de l’oubli ; sur
support DVD, intitulé Édith Piaf, un hymne à
l’amour, on retrouve Hugues Vassal, Michel
Rivgauche et d’autres coopérations plus
inattendues, celle de maître Gilbert Collard,
celle du père Raymond Zambelli, ancien recteur
de la basilique de Lisieux, ainsi que celle de
Monseigneur Guy Gaucher, évêque de Bayeux et
Lisieux. Les uns et les autres vont
progressivement au cours des entretiens, établir
un parallèle de plus en plus explicite entre
Édith et Thérèse.
Le
père Zambelli commence prudemment par dire que
leurs chemins se sont croisés mais que l’on ne
saurait comparer la vie d’une carmélite et la
vie de Piaf. Puis tous finissent, à quelques
nuances près, par témoigner du fait que le
message de l’une et de l’autre se rejoignent.
Cette force, cette puissance dans la façon dont
Piaf chantait l’amour, on ne la retrouve
transposée que chez les saints, notamment chez
Sainte Thérèse de l’enfant Jésus déclare le
père Zambelli. Ces deux femmes, l’une dans un
huis clos méditatif, l’autre dans une espèce de
débauche de lumière, vont à partir d’un corps
fragile, faire partir des fusées dans le monde
entier, vont faire une œuvre durable
précise maître Collard qui ira le plus loin
dans ce vis-à-vis : Piaf a beaucoup souffert,
Thérèse aussi et cette communauté de souffrance
a du les rapprocher, mais je vois le point
commun entre ces deux femmes à travers quelque
chose de beaucoup plus immatériel. Elles se
ressemblent ; elles ont sur le visage toutes les
deux quelque chose qui est de l’ordre de
l’effacement. Incroyablement présentes toutes
les deux […] et en même temps quand on les
regarde, elles vivent par les yeux, mais elles
affirment un effacement. Comparez des photos de
Piaf et des phots de Sainte Thérèse, vous avez
affaire à deux religieuses. Et Monseigneur
Guy Gaucher de conclure sur ce point d’orgue :
Elle a cherché éperdument l’amour toute sa
vie, sans le trouver et là est-ce qu’elle
n’aurait pas pu faire une conversion comme Saint
Augustin qui cherchait, cherchait lui aussi...
Don du
cœur, don du corps, don de l’âme sont au centre
de cette eschatologie d’une chanteuse en voie de
béatification attestée ; et l’ironie du sort
peut alors vous glacer ou vous combler quand on
sait que c’est le prêtre de la paroisse de
Bernay qui chassa de l’école communale la petite
fille qui habitait « la maison du diable » …
Mais la mort a gommé les sacrilèges, elle a
pacifié, ennobli l’icône de cette voix qui
traversait le théâtre pour aller vers les
étoiles …et ne peut plus faire offense.
Anamorphoses
On
pourrait se demander de quel manque, de quelle
dette cette assomption de Piaf, jouisseuse de
l’existence, est-elle le symptôme ? Manque
de parole authentique face aux tricheries de
scènes musicales et autres. Dette envers la
poésie de l’unique au temps des serial
singers. Mélancolie de la passion à l’ère de
la professionnalisation routinière … La réponse
est incertaine, plurielle et concerne aussi bien
les mutations de l’univers des divertissements,
celles de l’art des chansons que celles de leur
sociogenèse.
Si le
divin déserte les églises du monde européen, le
culte des héros postmodernes (figures de stars,
figures de mode) est trop éphémère pour s’y
substituer.
Au cimetière du Père Lachaise, la tombe de Piaf
est fleurie chaque jour. Elle est- ce qui
restera une énigme- une de ces artistes dont on
a refusé la mort. On l’imite, on la réinvente et
ce ne sont pas les dernières lubies de
l’holographie, ce triomphe du « réalisme » dans
le virtuel,
qui risque d’en approcher la meilleure
résurrection. Trop de perfection technique force
l’étonnement mais fait toujours écran au
tressaillement déconcertant du rêve.
____________________________________
Bibliographie
BASTIDE, Roger, Le rêve, la
transe et la folie, Paris, Points, 2003
BONINI, Emmanuel, Piaf, la
vérité, Paris, éditions Pygmalion, 2008
ELIADE, Mircea, Le chamanisme
et les techniques archaïques de l’extase,
Paris, Payot, 1951
GENET, Jean, L’Ennemi déclaré,
in Œuvres complètes, t. VI, Paris, Gallimard,
1991
LANGE, Monique Édith
Piaf, Paris, JC Lattès, 1993
METRAUX, Alfred, Religions et
magies indiennes d’Amérique du Sud, Paris,
Gallimard, 1967
ROUGET, Gilbert, La musique et
la transe. Esquisse d’une théorie générale de la
musique et de la possession, Paris,
Gallimard, 1980
SALMON, Christian, Kate Moss
Machine, Paris, La découverte, 2010
SECA, Jean-Marie, Les
musiciens underground, Paris, PUF, 2001
____________________
Iconographie
Dessins encre et gouache de
Mireille PETIT-CHOUBRAC, illustratrice
__________________
Document
audio-visuel
DVD Edith Piaf, Un hymne à
l’amour, Cat production, 2003
_____________________________________
Notes
Extrait du film DVD Edith Piaf, Un
hymne à l’amour, Cat production,
2003
Comment sortira-t-elle de sa poitrine si
étroite les grandes plaintes de la nuit
? écrivit Cocteau
|