Par
Joëlle-Andrée Deniot Lestamp
Une autre recension du
livre de Maryam Borgnée
par
Joëlle Deniot est publiée in
Archives de sciences
sociales des religions
Bulletin bibliographique, octobre-décembre 2015,
60° année 172, P 267-269
sous le titre,
Voile intégral en France, sociologie d’un
paradoxe
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Elle faisait comme de la lumière sur le trottoir…
C’est dans le cadre du colloque organisé par le Lestamp en Juin 2012 sur des Hommes, des Femmes, Inerties et métamorphose anthropologiques que nous découvrons les travaux de Maryam Borghée venue à cette occasion nous exposer les principaux thèmes de sa réflexion et de sa compréhension sociologiques à propos de ces musulmanes qui en France décident d’arborer - de façon intermittente ou constante - dans l’espace public, le port d’un voile qui fait scandale, à savoir le voile masquant non seulement le corps, les mains mais surtout le visage, ce lieu par excellence de la révélation du Sujet qui fait face, de l’intersubjectivité communément partagée. Femmes noires, femmes ombres, femmes tissus … provoquant « nos valeurs d’égalité », « notre modernité » et « notre postmodernité » tout autant ! Et pourquoi pas la raison même à moins que ce ne soit notre ethnocentrisme ou notre aveuglement à toute réinvention du religieux. A plus d’un titre, celui de l’interpellation du féminin, du féminisme, celui des rapports sociaux entre hommes et femmes, celui géopolitique d’un mimétisme mondialisé et antagoniste des croyances, la recherche de Maryam Borghée croisait la voie critique que nous avions choisie d’ouvrir via l’intitulé et la problématique de ce colloque qui osait encore parler d’hommes, de femmes autrement dit d’une humanité sexuée et non d’une post-humanité genrée !
Ce livre dans le contexte du pesant conformisme intellectuel régnant est d’abord un acte courageux dont l’objet se présente à première vue comme presque inaccessible tant il est saturé d’a priori aux multiples sources : ceux issus de l’emballement Étatique, des débats parlementaires du moment (Loi de 2011 interdisant dans l’espace public toute « tenue destinées à dissimuler le visage), ceux issus de la dramatisation médiatique, ceux issus des différents mouvements et personnalités se voulant toujours porte-parole du progrès, ceux issus d’une crainte diffuse de l’Islamisme, ceux issus du rejet sans appel et non sans cause de cette oppression radicale symbolisée par la Burqa, emblème du régime des Talibans.
Il fallait donc à l’auteur souligner les confusions et tenter de les démêler. Méconnaissance des cultures d’Orient, de leur étendue, des liens tissés entre culture et religion, ignorance des fondements canoniques et de la jurisprudence islamique en matière de voilement du corps féminin alimentent cette focalisation des observateurs pressés sur le seul signifiant burqa. Sans entrer dans des débats théologiques, Maryam Borghée commence par guider le lecteur dans cet inconnu, elle insiste sur la clarification des termes employés, elle montre comment sur un usage démagogique des mots se greffent des glissements sémantiques qui amplifient erreur et rumeur.
Mais il fallait également imaginer - et là se trouvait le plus complexe – qu’il y avait quelque chose d’un sens existentiel singulier à découvrir qui se situait hors de portée des idéologies convenues de la soumission, de l’aliénation ou de tout autre concept visant à nommer la dépossession de soi : seule interprétation autorisée à appréhender le comportement de ces femmes sans visage. Il fallait pour ce faire transgresser un interdit de penser, ce que Maryam Borghée ose et son audace s’avère forte de révélations insoupçonnées. N’est-ce pas en l’occurrence le meilleur de l’apport des sciences sociales que de modifier le regard sur l’Autre ?
Pour changer cette perspective l’auteur s’appuie sur une enquête qui débute en 2008 et qui - sous divers angles et manières - donne la parole aux intéressées : suivi d’échanges sur les réseaux sociaux de sites communautaires, questionnements par courriel, observation directe de mosquées à Montreuil, à Vitry-sur- Seine aux Mureaux etc…, collecte de nombreux entretiens informels et de vingt quatre entretiens semi-directifs. Au bilan de cette enquête, on peut enregistrer la rencontre à niveaux variés d’une soixantaine de femmes portant occasionnellement ou quotidiennement le niqâb (voile facial d’inspiration saoudienne laissant seulement les yeux à découvert).
Deux axes d’approche empirique se dégagent convergeant vers deux formes d’intelligibilité complémentaire. La première est synthétique ; elle découpe des idéaux-types à partir d’une sociographie de ces jeunes femmes ou ré-islamisées ou converties. De milieux sociaux hétérogènes, les unes et les autres - assez peu soucieuses, voire totalement détachées de l’arrière-plan politique salafiste de cette prescription vestimentaire - sont à la recherche d’une ligne de conduite valorisante se référant de préférence à l’image d’un Islam universel. Effort d’apprentissage de la doctrine, quête d’une plus grande rigueur morale ou bénéfice espéré d’un beau mariage dessinent pratiques, implications et figures différenciées de ces croyantes ainsi que des modes différenciés de ruptures par rapport à l’environnement familial et sociétal. Mais lettrées, dévotes ou futures épouses (les trois termes n’étant d’ailleurs pas exclusifs) visent toutes un anoblissement de leur statut, une sortie de crise « par le haut » symboliquement et socialement. Car crise il y a, elle précède et accompagne ce choix risqué, extrême, du voile intégral, que l’auteur désigne par l’heureuse expression de « cloître ambulant » (P.91).
Et nous entrons là dans le développement sans doute le plus radicalement neuf et le plus émouvant aussi, à savoir l’analytique des récits biographiques livrés par les interlocutrices de Maryam Borghée. Des blessures. Des violences. Des révoltes. Des parcours globalement très rudes, des vies d’enfants, d’adolescentes malmenées. Pourtant le plus décisif ne se situe pas dans ces déchirures dont les témoignages trouveraient des homologies dans bien d’autres situations socioculturelles, mais précisément dans cette mobilisation spécifique d’imagination et de raison de chacune en vue d’une métamorphose de leur être. Le mot n’est pas trop fort, car il s’agit souvent au sens littéral de renaître à soi d’abord, puis au monde. Tout ici s’inverse, nous les avions adjugées comme totalement hétéronomes et nous découvrons des femmes rebelles placées dans un difficile trajet de réappropriation de leur personne. Le passage de l’assujetti au sujet ne va jamais de soi. Quand la conquête se heurte à de nombreux obstacles, comme dans leur cas – « la jeune femme est méconnaissable, elle devient étrange et étrangère à sa famille » -, le Sujet doit pour affronter l’adversité s’héroïser et c’est en sujets héroïques que nous les entendons parler de leur combat : Les sœurs qui le portent [le niqâb] en France, je les soutiens, elles ont vraiment la foi, pour supporter les critiques, les regards […] Ce sont des pionnières ! Elles se sacrifient ! Elles font tout le travail pour que la société finisse par accepter.
Toutefois Maryam Borghée ne se contente pas de retraduire ce matériau déjà très riche des entretiens et des observations - le livre s’ouvre sur une description fort bienvenue d’une « journée avec ces femmes en noir » mettant en relief les climats de convivialité, les ambiances d’échanges sororaux noués dans ce cadre - elle apporte aussi une herméneutique tout à fait intéressante. En effet loin de se restreindre aux seuls auteurs classiques et contemporains de la discipline sociologique pouvant entrer en dialogue avec les thèmes de la religion, de l’individuation, du corps, de la pudeur, du stigmate … etc … centraux dans sa recherche, l’auteur s’aventure vers d’autres schèmes interprétatifs issus de l’anthropologie du sacré, de la philosophie et cela essentiellement pour les questions de la volonté avec Paul Ricoeur, du visage avec Emmanuel Lévinas, du sublime avec Emmanuel Kant, du corps utopique avec Michel Foucault.
Car tissu salvateur, tissu matriciel - les femmes interrogées parlent de « cocon », de « bulle » - d’où le sujet va pouvoir se refonder, ce voile et cet acte de séparation qu’il marque captent une force de significations inouïes dont les récits les plus révélateurs et les plus enchantés sont ceux de la première rencontre : Elle faisait comme de la lumière sur le trottoir, y’avait un peu de vent, le tissu il volait, elle était comme … illuminée. Elle était avec elle-même, dans son esprit. Je ne voyais qu’elle, elle rayonnait … bon c’était dans le 18°, c’est pas les Champs-Élysées, mais on dirait qu’elle avait ramené un arc-en-ciel . Une telle manière de nommer l’épiphanie de la grâce entre choc amoureux et élan mystique ne laisse pas indifférent, elle indique la profondeur de sens de ce langage de l’enveloppe corporelle investie à la fois comme parure et comme auréole. On peut regretter dans la foulée de ces remarques pertinentes sur ce tissu- texte de la renaissance, l’absence de références aux travaux de Didier Anzieu sur le Moi-peau.
Au-delà de l’objet d’étude, cette recherche à portée sociétale aigüe nous conduit vers une réflexion plus universelle, que nous avons sous un autre angle déjà entamée, sur le statut de l’intime, sur les difficultés politiques liées au traitement des cultures de l’intime ainsi qu’au contre-sens et à l’impasse où conduit leur déni. Au centre la question du visage, ce foyer ontologique de l’identité, de l’authenticité dans nos montages culturels. Qu’est-que le visage ? Emmanuel Lévinas est le seul philosophe (tout autant influencé par « l’intrigue du religieux » que par la phénoménologie) qui se soit attaché à penser cette donnée sensible et transcendante de notre apparence, où s’ancre via le regard qui vous fixe en sa fragilité irrévocable, « sa pauvreté essentielle », une éthique de l’Altérité et de la responsabilité. Mais comme le note avec justesse Maryam Borghée, ce concept du visage ne renvoie pas à ses traits, à sa morphologie, à sa plastique mais à une idéalité, à l’infini de la dette et du don. Aussi comme le souligne également l’auteur, Emmanuel Lévinas ne saurait servir de parade théorique et moralisante pour justifier l’interdiction du voile intégral ! Reste que la réflexion lévinassienne - s’éloignant en cela du dogme judaïque - intègre philosophiquement dans son éthique le thème de l’Incarnation chrétienne, de la proximité de Dieu dans le visage de mon prochain. Chaque face porte bien l’écho de la Sainte Face, nous sommes dans une logique de l’épiphanie, de ce qui se révèle et apparaît pour être autrement ; cet angle aurait pu introduire quelques contradictions que l’auteur évite. Ces interlocutrices voilées ne sont bien sûr pas sans visage par ce simple retrait visuel ; leur voix, leur gestualité devenant d’ailleurs miroirs des traits provisoirement masqués. Toutefois une réelle ambiguïté subsiste qui aurait sans doute mérité plus d’attention encore.
Il ne faut pas se méprendre, Maryam Borghée n’élabore pas là un plaidoyer pour le voile intégral, elle se pose en chercheuse exigeante qui montre aussi toutes les contradictions inhérentes à ce port du voile consenti. Elle conclut elle-même : « Dans des démocraties séculières des femmes ressentent le besoin de cacher leur visage aux yeux du monde […] embrassent l’Islam et adoptent délibérément le voile intégral. Toutefois « délibéré » ne signifie pas « libre » ou « libérée » : leur pratique survient dans un contexte de vulnérabilité […] Toute leur ambivalence « est de vouloir s’accomplir en même temps que de se mettre en retrait » (P.203). On pense immédiatement dans le cas d’un maintien sur la longue durée d’une telle pratique, à leur mise hors champ du travail salarié, leur ôtant une grande part de l’autonomie qu’elle souhaitait acquérir. Cependant la définition même de l’Autre n’est-il pas de garder tout un pan de son opacité. Pour ma part je conclurai d’un mot, d’une phrase. Femmes en noir, si loin, si proches … ce voyage ne s’oublie pas, il vous transforme.
Joëlle-Andrée Deniot
Professeur de sociologie à l’Université de Nantes
9 Janvier 2013
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Un nouvel article critique original :
« Maryam
Borghée, Voile intégral en France.
Sociologie d’un paradoxe »
a également été publié par J Deniot in
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Bulletin bibliographique, octobre-décembre 2015,
60° année 172, P 267-269
sous le titre,
Voile intégral en France, sociologie d’un
paradoxe
- Référence
électronique
https://assr.revues.org/27312
[En
ligne], 172 | octobre-décembre, mis en ligne le
17 mai 2016, consulté le 05 octobre 2016. URL :
http://assr.revues.org/27312
Voile intégral en France
Sociologie d’un paradoxe
Editions Michalon, 256 pages,
Paris, 2012

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