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L'émigration aux Etats-Unis et la recréation des rites traditionnels au Mexique


 

Frédéric SAUMADE
Université de Montpellier I - IDEMEC Aix-en-Provence
Droits de reproduction et de diffusion réservés © LESTAMP - 2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France N°20050127-4889



Malgré la critique qu’en a fait Claude Lévi-Strauss dans un article resté célèbre1, le principe de l’organisation dualiste semble toujours opérant au Mexique. Ce modèle ancestral, qui relève aussi bien de la sociologie que de la cosmogonie, a survécu à l’épreuve du contact colonial qui l’a même conforté sur ses bases en imposant un nouvel élément de dualisme dans les communautés étudiées par les ethnologues : la distinction topique entre Indiens marginalisés et métis, « gens de raison » ou encore ladinos (déformation de latinos, « latins ») associés au pouvoir politique et économique2. L’influence européenne ne détruit donc pas toujours la cosmologie ancienne : elle la transforme sans forcément la dénaturer, puisque l’on sait bien que dans l’univers traditionnel, un système dualiste peut aussi avoir pour corollaire l’expression de la hiérarchie sociale3.

Serait-il possible d’aller plus loin, au-delà des phénomènes de survivance, et se demander si la diffusion du modèle hispano-chrétien, voire la diffusion plus
récente du modèle étasunien avec son corollaire, la « mondialisation », ne peuvent avoir pour effet implicite la réactivation des formes traditionnelles de l'existence, lorsque celles-ci ont la force d'agrégation de la structure dualiste méso-américaine ? Pour tester l’hypothèse, nous proposons une incursion parmi les Indiens
otomi de deux communautés des Etats voisins de Tlaxcala et Hidalgo, au cœur de l'altiplano central. Dans le premier cas, la fête patronale, rituellement articulée par les figures du taureau – animal hispanique par excellence – et du saint patron du village, révèle l’organisation dualiste qui définit la communauté.

Le développement des migrations saisonnières vers les Etats-Unis, en apportant un surplus économique qui contribue à rehausser l'éclat des célébrations, ne fait qu'accentuer ce résultat paradoxal du contact entre les cultures indigène et occidentale. Ainsi verrons-nous dans le second cas de quelle façon la migration, en correspondant avec les cycles agraires et festifs traditionnels et en déterminant au sein de la communauté des distinctions économiques nouvelles, contribue à recomposer une configuration dualiste que l'on aurait pu croire réduite à l'état d'archaïsme. Mais avant d’en venir aux faits, un avertissement s’impose.

Il faut bien garder à l’esprit que dans le contexte fortement métissé où nous menons l’enquête, se développe, sous l’influence conjuguée des médias, des universités environnantes, des chercheurs en sciences sociales auxquels les indigènes sont désormais familiarisés, une conscience ethnique au second degré qui rend les choses plus complexes et incite donc à une certaine prudence. Aussi, sans sombrer dans la désespérante stérilité d’une approche post-moderniste, convient-il de faire la part entre un discours d’origine savante, qui exalte l’« ethnicité » et trouve chez les indigènes mêmes ses nouveaux thuriféraires, et les pratiques locales qui semblent renouer de façon non­consciente avec des schèmes de pensée issus du passé préhispanique. En somme, il faut éviter d’amalgamer une idéologie issue d’un simple processus d’acculturation qui conduit à la mise en valeur, d’ordre muséographique et commercial, du « patrimoine », avec des éléments d’observation dénotant, au delà de l’expression immédiate de quelque informateur bavard, la fidélité de l’Indien à un mode d’organisation originel que le contact a fait ressortir.


Le taureau et le saint

San Juan Ixtenco est un village de 7000 habitants, marginalisé sur les plans géographique et culturel : parce qu’il est situé sur les confins de l’Etat de Tlaxcala et parce que l’origine otomi distingue les habitants d'un environnement dominant métis-nahua. Cela implique un fort sentiment de résistance à l’extérieur, dirigé en particulier contre la petite ville de Huamantla, située à dix kilomètres vers le nord. Les gens d’Ixtenco accusent leurs voisins de tous les maux : de s’être accaparé une source d’eau pure descendant du volcan La Malinche alors qu’elle aurait appartenu à leurs propres aïeux, d’avoir copié puis affirmé la paternité d’un artisanat typique d’Ixtenco, à savoir les tableaux figuratifs composés avec des grains de maïs colorés et des fleurs fraîches, ou les tapis de pigments naturels qui recouvrent les rues au moment de la fête patronale. Ils leur reprochent aussi d’avoir soudoyé une ethnolinguiste venue enquêter à Ixtenco pour l’obliger, au moment de rédiger son ouvrage, à localiser ses informateurs à Huamantla, et tant d’autres choses déplaisantes encore.

La haine obsessionnelle vouée à Huamantla est le stigmate de l’isolement d’Ixtenco dans cette partie de l’Etat de Tlaxcala. Outre un secteur industriel en progression, l’activité agricole traditionnelle de la région est l’élevage de l’ovin et du bovin de combat sur des paysages semi-désertiques, marqués par l’érosion, et qui étaient, à l’époque de la dictature de Porfirio Díaz (1876-1911), contrôlés par les haciendas latifundiaires. Or Ixtenco n’est pas un village d’élevage extensif. Contrairement à leurs voisins, les paysans n'ont jamais été asservi à une hacienda, même à la pire époque du Porfiriat. Jusqu’à la période révolutionnaire, pour compléter leur production domestique durant la saison sèche, ils descendaient librement vers les terres chaudes de Veracruz pour s’en aller travailler à la récolte de café ; ils n’intervenaient dans l’économie des haciendas environnantes que comme employés saisonniers. Enfin, au sortir des années 30, ils surent tirer parti des généreuses redistributions octroyées par la réforme agraire de Lázaro Cárdenas et, comme les terres étaient fertiles, ils purent gagner une relative prospérité.

Aujourd’hui, les gens d’Ixtenco s’enorgueillissent de vivre grâce au beau maïs multicolore produit sur leur lopin familial, la
milpa ; mais il passent sous silence ce qui constitue leur principale source de revenus, sans laquelle ils ne sauraient maintenir leur existence de paysans : les flux monétaires en provenance de Mexico ou des Etats-Unis, où ont émigré au moins un de leurs parents pour échapper au régime frugal de la vie des champs. Ils revendiquent aussi avec fierté leur culture otomi, mais en réalité le village tend à se métisser, aussi bien d’un point de vue biologique que culturel. On continue à se marier au village entre gens du village mais l’émigration de nombreux jeunes hommes, qui reviennent habiter à Ixtenco après quelques années passées à l’extérieur où ils ont travaillé et fondé un foyer, impose un renouvellement. Les vêtements traditionnels sont encore portés par les femmes – blouses brodées, robes en temps de fête – mais plus guère par les hommes, hormis les vieillards. Quant à la langue vernaculaire, certains adultes se plaisent à la parler pour impressionner l’ethnologue mais en fait, lorsqu’ils devisent entre eux, les villageois utilisent toujours l’espagnol. On finit par nous avouer que les plus âgés sont les derniers à parler couramment l’otomi, que les jeunes ne le savent pas et que, pour sauvegarder le “patrimoine culturel”, on a introduit son enseignement à l’école publique. Le seul problème, disent mes informateurs... c’est que le maître n’y connaît absolument rien !

On voit bien que le sentiment ethnique des Otomi d’Ixtenco est renforcé par les éléments exogènes d’une part, la mode identitaire qui procède de la vulgarisation « mondialisée » de l’ethnologie, d’autre part, la rivalité avec les métis-Nahua des alentours et avec des rancheros blancs. Les antagonismes se cristallisent sur la ville honnie de Huamantla, capitale régionale de la tauromachie et de la charreada, le « sport national » taurin-équestre associé à l’élite créole-métis et à l'influence hispanique. Plus généralement, la rivalité entretient le souvenir indélébile des conflits qu’à partir de l’époque coloniale, les communautés indigènes du Mexique eurent à soutenir contre les propriétaires éleveurs dont le bétail détériorait régulièrement leurs modestes plantations de maïs et de haricots. Ici aussi, la « culture otomi est soumise à un double processus : adaptation vis-à-vis de l’extérieur, et rétention de son identité propre »4. Cela est évidemment favorable à l’entretien d’une structure dualiste traditionnelle qui s’inscrit dans le plan urbanistique d’Ixtenco et se donne à voir, sous une forme dramatique, dans le cycle annuel qui encadre l’organisation de la fête patronale.

Comme c’est souvent le cas en Amérique, San Juan Ixtenco présente un plan quadrillé où les rues sont désignées par un numéro, pair ou impair, et par une orientation géographique, nord, sud, orient, ponant. Beaucoup plus particulière est la division de l’espace communal en cinq quartiers, associés à un saint patron, dont quatre sont eux-mêmes divisés en deux moitiés : San Antonio 1er et 2ème, San Juan 1er et 2ème, San Gabriel 1er et 2ème, Resurrección 1er et 2ème et enfin Santiago ou Santiaguito, diminutif paradoxal puisqu’il s’agit du seul quartier “entier” du village. D’un point de vue formel, on remarque que la structure duelle des quatre premiers quartiers (2) s’oppose à la structure unitaire du cinquième (1) ; en apparence, la communauté est constituée de neuf parties ; mais on pourrait aussi la réduire à cinq éléments, soit quatre quartiers duaux et un quartier unitaire ; approfondissant l’analyse, on pourrait n’en retenir que trois éléments découlant de l’association d’un principe dual (deux moitiés de quartier) et d’un principe unitaire (un quartier entier unique). Mais fondamentalement, on repère un schéma dualiste confrontant deux principes d’organisation spatiale : les quartiers binaires (2), au nombre de quatre, et un quartier unitaire (1). Aurions-nous là un avatar de dualisme asymétrique, dont Galinier a montré la portée générale dans la pensée otomi5, mais que Lévi-Strauss, par souci puriste de préserver la symétrie du modèle, considère comme un type dégradé ?

La pratique matrimoniale confirmerait cette interprétation puisque la règle la plus commune veut que l’on se marie entre gens de quartiers, ou de moitiés de quartiers, différents. Cela dit, le principe est asymétrique puisqu’il n’y a manifestement pas d’option préférentielle entre les quartiers, point de lien d’échange restreint entre deux quartiers ; il y aurait plutôt dans certains cas une relation d’hostilité qui impose une adaptation des règles traditionnelles de résidence. En effet, habituellement, la résidence est virilocale et la mariée est accueillie dans la mayordomía (confrérie organisatrice de la fête patronale, une par quartier et moitié de quartier) du marié, sauf si elle vient d’un quartier détesté : dans ce cas, on prie le marié d’ « aller se faire voir » dans la mayordomía de son épouse. De plus, même si elles sont nettement minoritaires au regard du registre civil, les unions au sein du même quartier existent aussi. Quant aux mariages avec des individus venus d’autres communes, ils étaient encore très rares il y a cinquante ans, mais l’évolution vers le métissage en a accru la fréquence jusqu’à en faire aujourd’hui l’équivalent statistique du mariage entre gens de quartiers différents6.

Outre cette tendance à une exogamie mâtinée d’irrégularité, c’est le culte du saint patron du village qui donne toute la mesure du caractère dualiste de l’organisation sociale. L’image de Saint-Jean est scindée en deux, San Juan Bautista del Altar Mayor et San Juan del Bautistero, comme l’est, d’ailleurs, l’image de la nativité, entre la Virgen de la Natividad et le Niño Dios7. Le système des charges religieuses, qui règle le déroulement de la fête patronale, implique donc la présence de deux mayordomías ; représentant chacune une moitié de quartier et une « moitié d’icône », elles opèrent en parallèle pour ordonner la célébration de tout le village. En fait, la charge festive est tournante d’une année sur l’autre, suivant un modèle de rotation dont on appréciera la rigueur mathématique. Au début de la chaîne, les mayordomías de San Antonio 1er et 2ème préparent la fête pendant toute l’année à partir de la Saint-Jean. Le 24 de chaque mois qui suit, elles dirigent une procession avant d’ordonner, le 24 juin, la grande célébration.

Puis elles transmettent cérémonieusement les images à leurs homologues de San Juan 1er et 2ème, qui font de même pour, l’année suivante, transmettre à leur tour la charge aux confrères de San Gabriel 1er et 2ème, qui la transmettent l’année d’après à ceux de Resurrección 1er et 2ème ; enfin, au terme du cycle quadriennal, les deux images se rejoignent dans la mayordomía unique du quartier de Santiago. Cette dernière ayant accompli à son tour ses obligations ramènera les icônes vers les mayordomías de San Antonio afin que redémarre le cycle festif (cf. schéma suivant). On le voit, le système, fondé sur l’opposition binaire annuelle de deux moitiés de quartier se résout dans l’unité du quartier de Santiaguito à partir de laquelle le principe dualiste est, en quelque sorte, remis en service. Ainsi, suivant une logique typiquement méso-américaine, fait-on alterner la séparation et l’amalgame des termes mis en opposition.

Comme s’il s’agissait d’entretenir chez les fidèles un modèle rotatif inscrit dans le temps et l’espace de la célébration du saint, le trajet des processions conduites par les mayordomías des quartiers divisés en moitiés obéit au principe suivant. Simultanément, les deux confréries sortent de la maison de leur mayordomo avec l’image qui leur est impartie et les bannières respectives. On remarque qu’une mayordomía arbore une bannière et deux images, une statuette représentant un agneau d’argent et une autre représentant le saint dans une niche dorée rehaussée de têtes d’aigle et d’une couronne. La seconde mayordomía a deux bannières mais une seule image qui n’est d’ailleurs pas la statue originale de San Juan – devenue trop fragile, elle demeure à l’église – mais une reproduction miniature montée sur un plateau d’argent. Ces « boiteries sémantiques » renvoient au caractère asymétrique de la structure dualiste.







Formant cortège, les deux mayordomías font le tour de leur moitié de quartier, avant de se rejoindre sur une intersection. Les deux icônes se retrouvent un instant côte à côte, rehaussées par les trois bannières : on représente ainsi le mouvement d’oscillation de l’image du saint entre la dualité et l’unité, les deux principes antagonistes qui organisent l’espace du village et les relations entre les quartiers, chacun de ces derniers étant placé sous l’invocation d’un saint différent, lui-même fêté au moment voulu (San Gabriel, San Antonio...), voire du Christ (Resurrección), mais tous étant liés par la célébration du même San Juan... divisé en deux ! L’affaire se complique encore, tournant à une petite schizophrénie conceptuelle avec le cas du quartier de San Juan, dont les deux mayordomías fêtent Saint-Jean de leur côté les années où la fête du village entier est à l’initiative d’un autre quartier (c’est-à-dire quatre années sur cinq) : on a alors, comme j’ai pu l’observer moi-même, deux célébrations parallèles, la Saint-Jean du village et la Saint-Jean du quartier.


La division du travail dans les mayordomías

Réservée à des adultes d’âge mûr, l’administration de chaque mayordomía d’Ixtenco est placée sous l’autorité d’un mayordomo, un homme marié, assez aisé économiquement pour offrir à l’image du saint – conservée toute l’année sur un petit autel – et à ses concitoyens l’espace de sa maison où l’on se réunit et où l’on prend les repas rituels. La charge, tournante tous les cinq ans, s’obtient à la demande et avec l’assentiment informel des compagnons. L’épouse du mayordomo dirige le travail collectif réservé aux femmes : la cuisine et la mise en valeur des processions par l’épandage et le don de fleurs fraîches à travers les rues. On voit bien que la hiérarchie administrative et rituelle de la mayordomía est dominée par les hommes. Cependant, c’est un principe intrinsèquement féminin qui va ordonner la temporalité des célébrations : le cycle mensuel. En effet, tous les 24 du mois entre juillet et juin de l’année suivante, on sort en procession vers 8 heures du matin pour se retrouver à l’église, où a lieu la messe.

Puis, de midi jusqu’au soir, les habitants du quartier (ou de la moitié de quartier) sont conviés à partager une nourriture consacrée, le mole de matuma (« mole du mayordomo », viande de taureau bouillie nappée d’une sauce à base de piments rouges) accompagné de tortillas et de tamales, galettes de maïs cuites sur le comal (plaque métallique) et pains de maïs cuits à la vapeur. Chacun se rend sur place muni d’un seau en matière plastique grâce auquel, outre ce que l’on a consommé sur place, on peut emporter à sa maison une portion de mole, de tortillas et de tamales. En échange de cette offrande, les invités payent leur écot à la mayordomía, une somme variable proportionnelle à leurs moyens qui servira de cotisation pour financer la grande fête du mois de juin. Trois « députés », installés dans la cour de la maison du mayordomo, s’attachent à recueillir les fonds, chaque contribution étant rapportée sur un cahier de comptes ; la liste est lue publiquement, le lendemain.

Ainsi donc, la gestion de la mayordomía est masculine tandis que la périodicité de ses activités évoque une particularité essentielle de la nature féminine ; on retrouve le principe de cette polarité sexuelle dans l’organisation de l’espace et de la division du travail. Dès le 23 de chaque mois, hommes et femmes se réunissent chez le mayordomo pour préparer les repas du lendemain. Toute la partie basse de la maison constitue l’espace d’activités, soit l’oratoire où l’on a installé l’autel et l’image du saint, la grande cour et la « cuisine de fumée » (cocina de humo), pièce sombre dépourvue de cheminée, séparée de la cour par la réserve de maïs. Même si les femmes n’en sont pas exclues, les hommes tendent à s’accaparer l’oratoire où, autour du mayordomo, ils peuvent se réunir pour se recueillir ou deviser. Ils investissent aussi la cour, où certains d’entre eux sont chargés de découper les quartiers et viscères du taureau, d’autres s’évertuant à entretenir un feu très vif sous les grands chaudrons dans lesquels la viande et les abats sont bouillis.

Quant
aux femmes, elles sont regroupées dans la cuisine où, assises autour de foyers installés à même le sol, elles élaborent la sauce de mole ainsi que des tortillas, des tamales et de l’atole – bouillie de maïs claire que les Mexicains prennent au petit déjeuner ; isolées dans un recoin de la cour attenant à la cuisine, deux d’entre elles lavent la vaisselle dans une pile. Mais cette division sexuée de l’espace ne se limite pas à la longue préparation du repas ; elle est maintenue au moment de manger puisque, le plus souvent, les hommes s’attablent dans la cour, les femmes prenant place autour des foyers de la cuisine de fumée. Indistinctement consommés sans modération, le pulque et le brandy mélangé à du Coca-Cola sont les substances enivrantes qui font le lien entre les deux sexes.

Avec le processus de division du travail, il apparaît que la viande du taureau est associée aux hommes et à l’espace ouvert de la cour ; son assaisonnement en mole « du mayordomo » (mole de matuma) la relie clairement au sommet de la hiérarchie masculine de la confrérie. Par contraste, les préparations des femmes, confinées à un univers clos où le non-initié a du mal à supporter la saturation de fumée, sont essentiellement de nature végétale, dominées par le maïs et le piment. Seul élément d’origine animale dans la cuisine féminine : le saindoux qui est incorporé à la pâte de maïs des tamales, soit la graisse d’un animal à viande blanche, le cochon, élevé, comme la volaille, dans le cercle domestique immédiat des familles. Dans ce sens, on peut dire que le saindoux et son aspect laiteux s’opposent à la viande rouge du taureau, animal emblématique du monde extérieur, des haciendas environnantes et, plus que tout, de la ville rivale de Huamantla, la capitale régionale de l’élevage tauromachique et de la charreada.


Inversion et principe de rivalité

En Europe, la Saint-Jean correspond au solstice d’été, au passage saisonnier symbolisé par le feu que les jeunes gens se plaisent à traverser rituellement. Ici, sur l’Altiplano, cette période est marquée par les premières pluies et le retour de la végétation ; elle est donc cruciale pour des paysans tels que les Otomi d’Ixtenco, d’autant plus qu’elle se situe à la charnière d’un phénomène climatique qui n’est certainement pas pour rien dans l’enracinement de la pensée dualiste en Méso­Amérique : l’alternance des saisons sèche et humide. Célébrant le fertile renversement cyclique des conditions météorologiques, la fête implique logiquement une inversion carnavalesque. Le ton est donné dès le défilé d’ouverture de la fête, le matin du 23 juin. L’une après l’autre, les deux mayordomías se regroupent, chacune aux deux extrémités du village, l’une sur la route de Huamantla, au nord, l’autre sur la route de Puebla, au sud. Au son de l’harmonie engagée à grands frais pour animer la fête, le premier cortège se forme, précédé de trois mannequins en papier peint montés sur une armature de canne sèche. Il s’agit de deux toritos, petits taureaux que l’on porte par dessus les épaules, la tête mise dans le corps de l’appareil, et d’une matachina (« matamore »), figure féminine géante aux tons rosés de Blanche, affublée d’atours parodiques.

L’un des toritos est porté par un homme adulte, l’autre, modèle réduit, par un garçonnet ; les deux mannequins ont un nom dérisoire inscrit sur les flancs, par exemple el buey (« le bœuf ») ou el sorullo. Ce dernier sobriquet est issu d’une chanson traditionnelle ; il désigne le petit Noir né au milieu de frères güeros, en somme un mulâtre qui, dans la configuration ethnique du Mexique, est l’antithèse même de l’indigène. Ainsi souligne-t-on le caractère étranger du bovin, animal associé aux populations extérieures au village. Quant à la matachina, elle est portée – revêtue, plus exactement – par des femmes qui se la transmettent à l’envi de l’une à l’autre comme s’il s’agissait d’une robe collective. Confinées à l’espace intérieur de la cuisine et reléguées au second plan dans les processions, empreintes de gravité, que l’on dédie au saint patron, les femmes d’âge mûr occupent cette fois le devant de la scène. Exubérantes elles frappent dans leurs mains pour marquer la cadence et se livrent à des plaisanteries salaces. Excepté celui qui porte le gros torito, qui danse au milieu des femmes, les hommes font pour une fois profil bas : ils se contentent de fermer la marche avec les musiciens, à moins qu’ils ne préfèrent se placer sur les marges du cortège.

Celui-ci, venu des abords extérieurs de la commune, tournant au grotesque les symboles mâle (le torito) et femelle (la matachina) de l’altérité, représente les forces extérieures qui traversent l’espace d’Ixtenco de part en part comme elles traverseront le temps de la fête, conclut la nuit de la Saint-Jean par la crémation pyrotechnique des mannequins devant une foule où abondent les visiteurs venus des communes voisines. Ces puissances menaçantes, qui évoquent le processus de métissage auquel le village est inévitablement soumis, sont conjurées par le rire et domestiquées par les femmes. Sous l’influence du monde des loisirs environnant, qui touche aussi les Otomi, le temps de la fête s’étend jusqu’au lendemain de la Saint-Jean. On observe alors une nouvelle attraction, un jeu qui n’a rien de traditionnel mais qui pourrait bien le devenir, tant son occurrence nous paraît riche de sens : il s’agit d’un lâcher de vachettes de combat sur l’espace public, livrées à l’audace et à la fantaisie collectives.

Cette farce tauromachique prend un sens particulier avec la relation d’hostilité que les habitants vouent à Huamantla et à sa tradition taurine et équestre. Car en fait, ce que les organisateurs municipaux ont appelé Ixtencada est la version mineure de la Huamantlada, le lâcher de taureaux de combat dans les rues de Huamantla qui constitue le morceau de bravoure de la feria de cette ville. Or cette Huamantlada est une copie dégradée de la célèbre Pamplonada, l’encierro de Pampelune, une tradition fort médiatique qui attire dans la capitale navarraise de nombreux touristes nord-américains désireux de se confronter à la puissance de véritables taureaux de combat lâchés dans les rues le matin précédant leur mise à mort. Apparue dans les années 1960 à l’initiative d’un hacendado créole du pays, éleveur de taureaux et organisateur de corridas, l’ersatz d’encierro de Huamantla a pris un tour tragi-comique qui en dit long sur les complexes du Mexique métis vis-à-vis de l’Espagne, pays à la fois admiré, parce qu’il a produit ici le modèle de l’excellence sociale, et détesté parce que l’identité nationale s’est construite contre lui. Dans un tel contexte l’Ixtencada, parodie d’une parodie, pourrait être vue comme un rituel en voie de formalisation qui, au moment où la communauté otomi évolue vers le métissage et reçoit les influences de la mondialisation, stigmatiserait la vieille haine du voisin depuis longtemps déjà soumis à l’ordre créole, l’intégrant à son tour dans la structure dualiste traditionnelle pour en faire une composante de la cosmogonie du village.


Les surprises de l’histoire locale, ou la relativité de la « tradition otomi »

L’Ixtencada ayant été « lancée » deux ans à peine avant l’enquête, en remplacement d’un spectacle de charreada que l’on avait essayé sans trop de succès d’introduire dans la fête, avons-nous le droit, comme nous venons de le faire, de donner à cette récente pratique une interprétation qui ne peut avoir de sens que dans une visée prospective ? Ne devrait-on pas plutôt regretter ou négliger un tel phénomène de mode qui dénaturerait l’esprit d’une fête dont le rite s’articule sur le très archaïque principe dualiste ? Si elles étaient suivies, de telles objections condamneraient le chercheur à perdre de vue la dynamique des institutions.

Or celle-ci est fort vivace dans ce melting pot où il serait intellectuellement stérile de vouloir rechercher un essentialisme indigène. Car, certes, le formalisme de la fête patronale d’Ixtenco paraît très ancien. Et pourtant, imaginerait-on qu’il n’a pas un siècle d’existence ? Au début du XXe siècle, en effet, la fête n’avait tout simplement pas lieu pour la Saint-Jean mais à la mi-février, lorsque les villageois revenaient des terres chaudes de l’Etat de Veracruz où ils avaient récolté le café et d’où ils rapportaient le surplus d’argent qui leur permettait de faire bombance. C’est seulement dans les années 1940 que l’on inaugura les festivités du saint patron. Les paysans d’Ixtenco avaient bénéficié des redistributions de la réforme agraire post-révolutionnaire et n’étaient plus obligés de travailler pour des employeurs.

Si la date et, par conséquent, la temporalité de la fête associée au culte de Saint­Jean, fondée sur une périodicité mensuelle et un cycle de rotation des charges qui s’inscrit dans le système des quartiers, sont d’origine récente, on peut s’interroger sur la profondeur historique de la configuration spatiale dualiste du village que nous avons analysée plus haut. En somme, si la ritualisation festive actuelle est apparue à une époque de modernisation et de transformation de la communauté, ne peut-on en déduire que le modèle dualiste qui l’articule est lui-même une re­création moderne ?

La consultation du registre civil d’Ixtenco au chapitre des mariages tendrait à confirmer cette hypothèse. En effet, on remarque qu’à la fin du XIXe siècle, le secrétaire de mairie commence à peine à indiquer le quartier d’origine de chaque contractant et ne fait aucune mention de divisions internes à ces quartiers. Les mariages concernent alors le plus souvent les membres d’un même voisinage. La tendance à l’exogamie de quartiers ne se manifeste qu’à partir des années 1910, la mention des moitiés de quartiers apparaissant dans les années 20. Pour dépouiller les registres qui s’étendent des années 40 jusqu’aux années 60, une difficulté entrave la perception ethnographique puisque les quartiers ne sont plus cités ; les résidences des époux et de leurs géniteurs respectifs sont indiquées par des noms de rue différents de ceux d’aujourd’hui et que les informateurs assez âgés pour les avoir connus ont du mal à resituer de façon nette. Il semble que l’histoire locale traverse une période de turbulences dans l’organisation de l’espace, un désordre passager qui va déboucher, au début des années 60, sur le plan actuel de rues numérotées et géographiquement orientées.

Or c’est au terme de cette période que se met définitivement en place une pratique
matrimoniale à coloration exogamique : d’une part, la tendance à l’exogamie des quartiers et moitiés de quartiers, à peine amorcée au début du siècle, est devenue structurelle, d’autre part, apparaissent à la marge quelques unions entre garçons ou filles d’Ixtenco et conjoints issus d’autres communes. Ce dernier type de mariage, en accord avec la progression généralisée du métissage à Ixtenco comme ailleurs sur l’Altiplano, est quasi dominant de nos jours. Le tableau suivant donne des éléments chiffrés de l’évolution :


 

Année

Mariages dans le même quartier

Mariages entre originaires de deux quartiers ou moitiés de quartiers différents

Mariage avec une personne originaire d’une autre commune

Autres
(deux personnes non originaires d’Ixtenco et ne vivant pas forcément au village)

Total

1887

12

5

0

0

17

1912

19

19

0

1

39

1936

9

26

0

0

35

1964

9

36

10

3

58

1998

4

20

22

18

64


Source :
registre civil des mariages à San Juan Ixtenco, Etat de Tlaxcala


A la lumière de ce tableau, qui résume une tendance dont nous avons pu mesurer le caractère continu au long du siècle, on voit bien que le développement de l’exogamie de quartier, parallèle à la mise en place d’une organisation spatiale dualiste à partir de laquelle s’est déterminé le rite festif, annonce l’essor de la nuptialité métisse, une exogamie intercommunale qui était quasiment impensable au début du siècle, lorsque la fête de la Saint-Jean n’existait pas à Ixtenco. Dans ce renouvellement de la population locale, on remarque la présence dominante de personnes originaires de Mexico (par exemple 8 en 1983, autant en 1991, 11 en 1997...), ce qui ne surprendra guère considérant la réalité socio-économique contemporaine du village, marqué par l’émigration vers la capitale et vers les Etats-Unis de citoyens qui gardent néanmoins leurs attaches locales, réaffirmées
chaque année par le versement de généreuses contributions aux
mayordomías.


La cosmogonie otomi régénérée par les voies de communication et par l’émigration

Pour les cultures indigènes, le contact avec la modernité peut donc se révéler fécond. Dans certains cas, il contribue à renouveler la dynamique de reproduction d’une « morphologie sociale » traditionnelle, au sens maussien du terme, c’est-à­dire la forme qu’affectent dans le temps et dans l’espace les groupements humains et leurs pratiques. Ainsi en va-t-il chez d’autres Indiens otomi, ceux de Santa Ana Hueytlalpan. Située sur les confins de l’Altiplano central, à une centaine de kilomètres au nord-est de Mexico et à peu près autant au nord-ouest de Tlaxcala, dans l’Etat de Hidalgo, la communauté de Santa Ana Hueytlalpan célèbre un carnaval qui, depuis trente ans, a souffert de nombreux changements dus à l’influence du monde extérieur. Ce changement signifie-t-il une dégradation, la perte inéluctable de l’authenticité de la tradition, ou peut-il être compris de façon plus positive comme le facteur dynamique qui, en accommodant la fête à son contexte changeant, maintient la pertinence d’une cosmogonie originale ?

Dans ce village jeune en croissance démographique régulière (depuis les années 70, on est passé de moins de 3000 à plus de 6000 habitants), on observe encore une endogamie massive. La résistance de cet
habitus matrimonial est un puissant facteur de conservation de l’identité communautaire dont les principaux marqueurs, outre le carnaval, sont l’usage du dialecte, encore attesté parmi les jeunes issus des familles indigènes9 et, chez les femmes, le port de la chemise brodée artisanale, de la jupe noire et du châle. Cependant, vivant à proximité de Tulancingo, une ville-marché de plus de 100 000 habitants facilement accessible par la route et dont la municipalité exerce sa tutelle sur Santa Ana, les autochtones sont, au même titre que leurs « cousins » de San Juan Ixtenco, pénétrés par l’acculturation. L’habit traditionnel des hommes a disparu, l’espagnol est de plus en plus employé dans les conversations entre indigènes même si on est fier de connaître la langue otomi, et les influences urbaines, venues du monde métis et, au-delà, des Etats-Unis, ne font que gagner du terrain. Il faut dire que le village est devenu complètement dépendant du marché du travail clandestin qu’offre le pays voisin.

Avec l’aide de passeurs, la plupart des actifs masculins partent régulièrement pour se faire engager comme ouvriers agricoles saisonniers. Au village, les champs de maïs et les maigres troupeaux d’ovins ne suffisent pas à subvenir aux besoins économiques. Seuls signes d’une relative prospérité : quelques petites industries (cimenterie, scierie) et commerces tenus par des métis au bord de la route. Très fréquenté, cet axe qui traverse le village et sa place centrale relie Tulancingo – chef-lieu municipal situé à quinze kilomètres au sud­ouest – à la sierra – massif montagneux qui commence à une trentaine de kilomètres au nord-est – où se trouvent concentrées les principales bourgades otomi de la Huaxtèque. En direction de Tulancingo, la route dessert aussi une entrée sur l’autoroute qui mène de Mexico à Tuxpan, ville de la côte veracruzaine.

Indubitablement, Santa Ana est touchée par cet « excès de communication » dans
lequel Lévi-Strauss voyait un principe de désintégration des cultures10. Pourtant, il semble bien que l’entremise du monde extérieur et les signes visibles d’acculturation qui lui sont associés contribuent à entretenir son particularisme. Car si de nombreux automobilistes traversent Santa Ana, peu s’y arrêtent pour des raisons autres qu’un embouteillage ou l’envie de prendre au passage un rapide petit déjeuner de tamales et d’atole dans un poste ambulant installé sur le trottoir de la place. Ainsi, pour les autochtones, la conscience identitaire se renforce-t-elle en raison de leur relation avec l’extérieur le plus proche que révèlent les visages furtifs de voyageurs qui gagnent la ville, la montagne ou ces rancherías et villages métis des alentours dominés par les éleveurs de gros bétail, autant de parages indifférenciés dont on ignore les traditions.

Dès le premier contact avec Santa Ana Hueytlalpan et ses bouchons, la route apparaît telle une ligne de partage : sur un axe est-ouest, elle met en évidence les deux moitiés du village et, ce faisant, elle revigore le principe dualiste. Du côté est, le seul quartier des « riches », Atlalpan ; du côté ouest, les quatre autres quartiers, Tecocuilco, La Luz, La Palma et La Ciénega auxquels s’ajoute, comme un appendice, la colonia de San Felipe. Le long de la route elle-même, les commerçants métis sont volontiers associés à un ailleurs indéterminé. « Ils ne sont pas d’ici » me dit le Delegado municipal, représentant local de la municipalité de Tulancingo, soulignant ainsi leur situation liminaire sur l’espace-frontière qui définit les appartenances territoriales au sein de la communauté.


La situation « privilégiée » d’Atlalpan, qui ne dispense pas pour autant ses hommes des migrations saisonnières, est maintenue sur la base d’une pratique matrimoniale paradoxale. Si l’on exclut le plus souvent les alliances avec les individus des quartiers de l’autre côté de la route, on intègre les métis parmi lesquels certains sont récemment arrivés au village. Formé à partir des années cinquante par des vagues successives de nouveaux habitants, otomi et métis, Atlalpan a pour vocation d’assimiler l’extériorité du village. Il en va tout autrement de l’autre côté de la route, où l’on tend à se marier entre gens de quartiers différents, en dépit des rivalités parfois farouches qui opposent les sections voisines, telles La Luz et Tecocuilco. De part et d’autre de la route il existe une opposition de nature idéologique portant sur la conception du bon mariage, mais le principe qui oriente l’alliance au sein du village n’est strictement appliqué que du côté d’Atlalpan, le quartier endogame. Cette intransigeance de la moitié la plus métissée répond à un purisme identitaire qui conduit certains de ses habitants à prétendre que leur quartier est « très ancien », voire le plus ancien, alors qu’il est en fait le plus récent de tous.

A une dizaine de kilomètres au sud-ouest du village, à Huapacalco, les restes d’une pyramide témoignent de l’importance des anciens établissements des environs. Au sud de Hueytlalpan, sur la colline du Cerro Napateco, une pierre gravée olmèque représentant un cacique empanaché est vénérée par les autochtones qui l’appellent « la Lune et le Soleil » et lui dédient des offrandes régulières. Ils vouent donc un culte à un emblème préhispanique et à leur identité indigène tout en ayant une idée assez imprécise de la genèse de leur communauté. Si l’Histoire ne préoccupe pas beaucoup ces Otomi, la croyance dans les esprits les habite. Les ancêtres patrilinéaires, dont la mémoire est célébrée par un autel élevé devant chaque maison, font l’objet d’un culte ambigu : au moment de la fête des morts, particulièrement brillante ici, on leur dédie bien sûr des offrandes pour entretenir leur vertu génésique mais on redoute que leur esprit ne revienne hanter les lieux.

La nature à la fois bénéfique et maléfique des ancêtres se rapporte à l’image tout aussi complexe du diable, dont le logis se trouverait dans une anfractuosité du rocher qui surplombe le Cerro Napateco où l’on ne peut se rendre qu’en compagnie des gens « qui savent », quitte à être victime de l’un des innombrables sortilèges et enchantements qui sont censés se produire en ce lieu sacré. En vis-à-vis, au nord du village, se trouve le Cerro Viejo, une colline autrefois sacrée parce qu’elle aurait constitué, avec son pendant qui est le Cerro Napateco, les bases d’une ancienne organisation dualiste11. Au XIXe siècle, une refonte complète du système territorial de la communauté s’est traduite par un recouvrement de la vieille organisation dualiste au bénéfice du principe hispanique des quartiers. Quant à la structure spatiale du village actuel, avec ses cinq sections, c’est seulement au cours des années 1950 qu’elle s’est définie, au moment où s’est constitué le quartier d’Atlalpan, réceptacle d’éléments exogènes d’origine otomi et métis, géographiquement situé face au noyau originel12. Et c’est ainsi que la route, vecteur de la mobilité de la main-d’œuvre, des capitaux (fussent-ils modestes) et des formes culturelles, frontière entre les « riches » et les « pauvres », les modernes et les anciens, a imposé un nouveau schéma dualiste est-ouest venant remplacer son antécédent archaïque nord-sud, définitivement oublié aujourd’hui.


Avec les affrontements territoriaux qu’il met en scène, le carnaval exprime ce mouvement structurel qui taraude la société tout entière. Réalisant sur le plan symbolique l’essor du quartier d’Atlalpan, il met en exergue la dualité de la communauté par le biais d’un système de différenciation intégré au rituel et qui découle de la confrontation de la culture locale à l’histoire et à l’économie contemporaine. Par le jeu des dynamismes modernes – l’émigration aux Etats­Unis, en l’occurrence –, cette recréation d’un système spatial traditionnel a régénéré une représentation cyclique qui inscrit le temps social dans la
cosmogonie otomi. L’initiative de la fête revient entièrement au groupe, formé dans chaque quartier, dont l’organisation est à la charge d’hommes mariés encore assez jeunes
(caporales, entre vingt et trente ans). Comme partout ailleurs, le mayordomo doit inspirer confiance au groupe qui le sait responsable, consciencieux, honnête et, plus prosaïquement, solvable. S’il se charge de recueillir la cotisation des membres du groupe et des habitants du quartier, il est lui-même, grâce à ses émoluments nord-américains, l’un des principaux contributeurs. Le budget total est considérable pour un village aussi modeste : il atteint 12 000 dollars dans le seul quartier d’Atlalpan.

Au centre du terrain cérémoniel de chaque groupe, on a planté un mât haut d’une vingtaine de mètres, au sommet duquel flotte le drapeau du quartier, frappé d’un emblème animalier (l’aigle par exemple). Articulant les espaces chthonien et céleste, le mât évoque le caractère pérenne de la tradition car c’est le même que l’on garde d’une année sur l’autre jusqu’à ce que le bois commence à pourrir et que l’on soit obligé d’apprêter un nouveau tronc. Un autre élément de continuité de nature emblématique est la tête de bois sculpté qui, dans chaque quartier, donne sa « personnalité » au mannequin torito. Autour de l’« immuable » chef, que maintient une colonne vertébrale également en bois, l’objet animalier est constitué d’une armature de branches de saule pleureur recouverte d’un petate (natte de palme) et agrémentée d’une vraie queue de taureau.

Les déguisés du groupe (huehues) sont pour la plupart des célibataires de 15 à 20 ans. Ils portent une combinaison uniforme en peluche synthétique qui peut, selon les modèles, être rouge, orange, marron, bleue, verte, jaune, blanche ou noire, et un masque en caoutchouc représentant des monstres « halloweenesques », des bêtes fauves, des têtes de mort, des diables ou des célébrités politiques, telles le président de la République, Oussama Ben Laden, Saddam Hussein etc. Généralement, ces masques sont rehaussés d’une perruque colorée, éventuellement d’une barbe. Pour ne rien laisser deviner de la physionomie des déguisés, on ajoute à l’ensemble un foulard sur la tête, de sorte que l’anonymat des huehues est total, y compris en leur propre sein. En plus d’être physiquement méconnaissables, les huehues affectent de contrefaire leur voix d’une manière codée et homogène, sur un ton aigu ponctué de cris qui évoquent aussi bien l’animal en chaleur que le débile mental.

Quant aux filles, appartenant à la même classe d’âge que les huehues, elles arborent la toilette féminine traditionnelle des fêtes otomi, modèle stylisé et luxueux de l’habit porté au quotidien par leurs aînées : la jupe noire dite nahuat, la ceinture paysanne en tissu d’où pendent des listones (rubans colorés), le rebozo (châle), les colliers de perles à bon marché et surtout le chemisier brodé par les artisanes du quartier. On voit bien que dans ses aspects traditionnels cette tenue s’oppose à celle des huehues : l’habit, raffiné et fort seyant, exalte la féminité à visage découvert. Face à l’anonymat animal des affreux huehues, les filles se donnent comme à la parade. Elles se donnent à eux justement : du matin au soir, elles dansent successivement avec l’un et avec l’autre, faisant valoir leur beauté et, à travers la qualité des broderies du chemisier, le pouvoir économique de leurs parents et la puissance génésique du quartier.

La musique qui soutient la danse est jouée tantôt par un tamborero (tambourinaire), musicien traditionnel du quartier muni d’un tambour plat carré et d’une chirimía (flageolet), tantôt par un trio de huapangueros, chanteurs professionnels de la Huaxtèque, venus de Tulancingo ou d’un village de la sierra, qui s’accompagnent d’instruments à cordes (deux guitares et un violon). Entraînées par les sonorités duelles et alternées des folklores otomi et métis, les filles sont constamment sollicitées par ces cavaliers inconnus, ouvertement lubriques, avec lesquels elles composent un chassé-croisé collectif qui se déplace d'une maison à l'autre du quartier.

Le torito, porté alternativement par les huehues et les encabezados, se mêle aux couples, dont la composition change d’une danse à l’autre. Dans leur chorégraphie, assez brute pour ne pas nécessiter de répétition, la rotation est de rigueur. Outre les monotones chassés-croisés des couples, ce principe détermine la façon très particulière dont on danse avec le lourd torito ; le danseur saisit le pseudo animal par la base, il le balance quelques instants à mi-hauteur et le brandit tout en pivotant sur lui-même. En échange de cette plaisante animation, les personnes qui bénéficient des visites offrent des bières, du soda, parfois du pulque dont on réserve aussi quelques rasades au torito.


Outre les danses, le travail collectif distingue les deux sexes. Les adultes du groupe se répartissent entre d’une part les hommes qui officient à l’extérieur, dans les rues et sur les chemins, et d’autre part les femmes qui, demeurant dans la maison de l’un des encabezados, cuisinent pour tout le monde. La nourriture du carnaval est préparée à partir de la viande d’un cochon tué le lundi matin dans la cour de l’amphitryon. Les femmes en tirent un ragoût en sauce verte et des tamales, qui seront servis quotidiennement avec des tortillas et des haricots rouges. On a vu précédemment à quel point le cochon d’origine hispanique s’était intégré dans l’univers de la maison rurale mexicaine. Son omniprésence dans la ménagerie domestique et sa consommation à l’occasion des grandes fêtes qui célèbrent la fertilité et l’appartenance territoriale (fêtes patronales, carnaval) l’associent à l’univers chthonien, intérieur et féminin13.

La répartition des tâches et des lieux selon les sexes et l’âge (ou l’état civil) s’établit donc comme suit

 

Genre



Hommes

(associés à l’extérieur
du village par leur statut
d’émigrés saisonniers)
Adultes mariés
(non danseurs)



Encabezados

Non déguisés
Organisateurs et guides sur les chemins (pâtres symboliques)
Jeunes célibataires
(danseurs)


Huehues
Animalisés
Anonymes
Déguisement évoquant l’influence étasunienne qui ne permet aucune distinction entre quartiers.

Danses du torito, soit représentation d’un animal associé au monde extérieur des haciendas et à la culture hispanique des corridas.

 
Femmes

(associées au territoire
du quartier)
Epouses et mères

Cuisinent le cochon, animal d’origine hispanique devenu le signe de l’économie domestique festive de la communauté.

L’agrémentent de maïs (tortillas, tamales) et de haricots, produits végétaux du terroir

Associées à la maison familiale sous l’égide de l’ancêtre patrilinéaire dont l’autel trône dans la cour.
Filles en habit de gala otomi

Hyper-féminisées
Identifiées avec ostentation comme les « beautés du quartier »


Nos observations de cette communauté attachée à un système virilocal révèlent un paradoxe : qu’elle soit adulte ou nubile, la femme incarne le principe de l’identité territoriale alors que l’homme représente, à travers ses liens avec les Etats-Unis et le torito, le monde extérieur et la mobilité. Le premier référent renvoie à une dimension chthonienne dont la cuisine, la maison et son ancêtre fondateur sont les signes premiers. Le second, mis en exergue par l’élévation du torito dansant, s’inscrit dans une dimension céleste que viendra souligner le final du scénario carnavalesque.

Le mercredi des Cendres, la messe matinale et l’entrée dans le carême n’empêchent pas les Otomi de Santa Ana Hueytlalpan de célébrer le « grand jour » de leur carnaval. Une nouvelle journée de danses s’organise ; cette fois, le torito est conduit jusqu’aux limites géographiques qui séparent le quartier du monde extérieur. Dans le quartier « des riches », Atlalpan, le rite consiste à conduire le pseudo animal au sommet du Cerro Napateco, la colline où résiderait le diable, et de le bénir en le faisant danser au-dessus de l'espace du village. Puis, on retourne vers le terrain cérémoniel où la chasse au torito s’organise. Le mannequin est porté et chaloupé en alternance par certains encabezados, les meilleurs dans cet exercice éprouvant. Les autres encabezados se munissent de cordes en nylon qu’ils nouent comme un lasso et les huehues s’arment de longues perches et de branches d’arbre. Devenus les défenseurs du torito, les jeunes animalisés évoquent alors les vachers espagnols et leur garrocha (pique), tandis qu’avec leur lasso, les encabezados s’apparentent plutôt aux charros du sport national.

D’une certaine façon, les indigènes mettent ici en scène la confrontation de deux archétypes de l’altérité autour d’un troisième, le taureau. Leur stratégie du jeu revient à maîtriser l’espace aérien où évolue le torito : les encabezados tentent de capturer ce dernier au lasso en lançant leurs cordes par-dessus les perches que les huehues brandissent pour les en empêcher. Mais le torito lui-même se défend âprement. Son porteur distribue des charges que l’ingestion préalable de quantités de pulque et de bière par les différents acteurs rend réellement dangereuses. Enfin, comme si cela était inévitable, un élément moderne accentue l’aspect délirant de la scène : certains parmi les huehues agressent les porteurs de lassos à l’aide de bombes aérosols qui leur maculent le visage d’une mousse synthétique de couleur blanche.

Le cortège gagne le terrain cérémoniel où, devant une foule nombreuse, on s’apprête à parachever la corrida bouffonne. Mais l’affaire s’éternise : il n’est pas simple d’enlacer la tête du torito protégé par ces huehues braillards. D’autant qu’entre deux charges qui déchaînent l’hilarité générale et soulèvent des nuées de poussière, le porteur de torito de service marque un temps de repos en fichant les cornes en bois dans la terre de cet espace rituel aux connotations identitaires si fortes. On donne à boire à l’animal de paille. Sous la pression de son porteur, il casse les bouteilles de bières qu’on lui a présentées, renverse le seau de pulque agrémenté de piment et d’oignons qu’on a préparé spécialement pour lui : en les répandant sur le sol, il dédie toutes ces offrandes à la terre du quartier. La petite guerre dont il est l’objet, lassos contre perches, se déroule dans les airs, mais lui dirige maintenant sa passion vers le monde chthonien.

Enfin, un encabezado plus habile réussit la passe décisive. Subitement, tout change, tout se renverse. Les huehues abandonnent leurs armes et les porteurs de lassos peuvent lancer à loisir leur piège autour de la tête si longuement convoitée, désormais offerte. Le porteur sort de sous le torito qu’il pose sur le sol et abandonne. Une bonne quinzaine d’encabezados et d’enfants tirent sur leurs cordes entremêlées pour traîner la victime sur laquelle se jettent trois ou quatre huehues à demi-nus. Les participants devenus indistincts – déguisés, non déguisés – se prennent les pieds dans l’enchevêtrement des corps et des cordes : ils tombent, ils se relèvent, ils repartent et replongent. Ceux qui sont éjectés de la carcasse amochée du torito sont remplacés par d’autres qui se lancent à nouveau par-dessus le paquet. Voilà bien une parodie de la monte de taureau et des jeux de lasso observés dans les spectacles d’arènes métis, la charreada et le jaripeo.

Evidemment, il ne reste bientôt plus grand chose du pauvre animal tutélaire qui, peu de temps auparavant, dansait encore dans les airs ; tout s’est désintégré, tout est retourné à la terre et à la poussière ambiante. Tout, excepté la tête et la colonne vertébrale, sceptre dérisoire que le dernier huehue qui a réussi à se tenir sur le corps « exsangue » et aplati, brandit triomphalement comme il brandissait, la veille, la tête du coq qu’il avait arrachée au milieu de la mêlée.

Le torito est mort et avec lui le carnaval. La nuit tombe. Les danses reprennent, anarchiques, violentes, sans masque. Entre hommes. Les filles sont rentrées se changer pour assister au feu d’artifice et au bal du soir, animé par un orchestre de musique ranchera ou norteña, style de variété mexicaine dont les paroles évoquent la vie dangereuse des migrants, ces « gens du nord » (norteños) qui vont chercher dans le puissant pays voisin de quoi alimenter la communauté et ses traditions.


Un changement en quête de permanence

Comparé à ce qu’observait Galinier il y a trente ans, le carnaval de Santa Ana peut apparaître dégradé par les processus de modernisation, d’acculturation et de dépendance économique. En matière d’organisation, le système des charges civiles qui régissait l’administration de la fête a été rationalisé et mis sous le contrôle de la bureaucratie municipale. Les « juges » de quartier, qui ordonnaient la cérémonie d’ouverture en plus de régler les contentieux du quotidien, ont été remplacés par le Delegado municipal. Pour ce qui est du rite, les déguisements des acteurs masculins ne sont plus fabriqués au village mais achetés en gros dans des magasins spécialisés de Tulancingo ou de Mexico. Comme dans les villages métissés de l’Etat de Tlaxcala, voire dans le carnaval des grandes villes, les jeunes danseuses n’ont rien de « traditionnel » : elles se substituent aux hommes qui se travestissaient avec le même type d’habits que ceux qu’elles arborent fièrement aujourd’hui.

Autrefois, toute idée de luxe était exclue ; mieux, au moment où apparaissaient les déguisements modernes, plus coûteux, se grimer en femme (c’est-à-dire avec des effets prêtés par une parente) était une façon commode de participer lorsqu’on était très pauvre14. Quant aux autres tenues, loin de se conformer à un standard homogène, elles déclinaient toute une gamme de personnages : un tableau détaillé de Galinier en présente une nomenclature à dix-neuf éléments qui oscille entre les termes de parenté (« vieille mère », « père pourri »), les diables, les animaux, les métiers, les saints et les fous15.

Ces archétypes n’ont plus cours et de leur bigarrure ne subsiste que l’ombre de la mémoire. De la foisonnante imagination issue de la vieille culture otomi (ou, déjà, des relations mêlant univers local et civilisation hispanique), le costume de huehue réduit ses éléments de différenciation à la couleur des peluches et aux masques. Ces derniers, vulgaires réminiscences des masques sculptés dont on allait chercher le bois dans la forêt quelque temps avant la fête, sont d’origine industrielle. S’ils reprennent bien certains thèmes traditionnels, l’animalité, le diable et les morts, en particulier, c’est sur un mode qui rappelle ce world carnival imposé un peu partout par l’impérialisme étasunien.

Il y a trente ans, l’accompagnement musical des groupes se limitait au seul tambourinaire ; il n’y avait point de huapangueros métis. Quant aux bals du soir, aujourd’hui, la musique norteña que l’on y joue, agrémentée d’effets électroniques et entrecoupée de séquences « technos », fait oublier les airs folkloriques qui ont encore droit de cité le jour. Cette débauche noctambule s’inscrit dans l’évolution vers un mode somptuaire de fête, inconcevable autrefois, où la relative réussite économique du migrant s’exprime tant dans l’équipement qu’utilise un orchestre engagé à grands frais que dans les prétentieux portails des maisons néo­californiennes dont les matériaux, lisses et froids, contrastent avec le bois vermoulu et la brique crue et friable des masures traditionnelles.


Emigration et variations saisonnières chez les Otomi

Dans l’ethnographie du carnaval, on a évoqué à maintes reprises, au-delà du métissage au sens le plus classique du terme, les influences nord-américaines qu’il serait trop facile de rejeter sous un prétexte puriste. Arrêtons-nous un instant sur deux phénomènes particulièrement significatifs. En premier lieu, le déguisement actuel des huehues, peluche et masques en caoutchouc, ne manquera pas de faire regretter à l’esthète la riche diversité des anciens modèles. Mais l’homogénéisation vestimentaire a eu pour corollaire un renouvellement complet de l’organisation des groupes qui s’inscrit dans le processus de réactivation du système dualiste. Au lieu d’un groupe d’hommes de tous âges, que le déguisement venait distinguer les uns des autres, on a une classe d’âge (jeunes célibataires, garçons et filles) que le déguisement fond dans un statut uniforme où le seul ordre de distinction est sexuel, c’est-à-dire dual. En somme, l’américanisation du huehue, parallèle à la participation féminine aux danses, est le principe même de la résurgence d’une structure traditionnelle.

L’autre facteur d’influence nord-américaine concerne la musique. Dans l’architecture du rite carnavalesque contemporain, on a souligné l’alternance entre tambourinaire indigène et huapangueros métis venus de l’extérieur du village. Cette alternance n’existait pas il y a trente ans ; elle s’est imposée avec la nouvelle organisation duale des groupes de danseurs16. Mais à ces musiques qui demeurent rurales, est venu s’ajouter les orchestres de bal urbains dont on associe les thèmes à la frontière étasunienne. Ce phénomène d’homogénéisation n’est pas aussi superficiel qu’il pourrait le paraître. Car la musique norteña, au même titre que les tambourinaires et huapangueros, exprime un aspect de l’existence otomi contemporaine. Les textes qui l’accompagnent portent sur la dépendance économique au pays voisin et sur le thème de la confrontation du terroir d’origine à l’au-delà identitaire17. Il est devenu presque obligatoire pour un jeune homme de sacrifier au voyage, de sorte qu’ici comme ailleurs au Mexique, le passage chronique de la frontière, avec ses dangers, est la source d’une production symbolique nouvelle qui s’immisce dans le champ de la tradition.

A Santa Ana Hueytlalpan, le contact avec l’altérité moderne par le biais de l’émigration saisonnière s’intègre à la conception indigène de la fête. De fait, même si l’émigration implique la désaffection forcée des jeunes villageois retenus aux Etats-Unis au moment du carnaval (auxquels on adresse d’ailleurs une vidéo de « consolation » après la fête), sans l’émigration, le village aurait probablement perdu sa fête et la ritualisation du principe dualiste qu'elle met en exergue. Outre la dimension spatiale de la morphologie sociale, l’émigration a fait naître un cycle temporel qui rend à la cosmogonie traditionnelle toute sa pertinence. En effet, chaque année, dès le jeudi qui suit la fin du carnaval, tous les saisonniers (soit presque tous les hommes du village) repartent vers Ciudad Juarez avant de se disperser à travers les champs d’Atlanta et de Californie. Fin octobre, nombre d’entre eux reviendront au village pour célébrer la fête des morts, considérée comme la plus importante. Ils resteront jusqu’au carnaval, c’est-à-dire pendant le gros de la saison sèche. Au cours de ces quatre mois, ils participeront aux récoltes du maïs, du haricot et du piment ; ils vivront leur vie de couple et de famille ; ils consacreront au carnaval une partie de ce qu’ils auront gagné aux Etats-Unis.

Enfin, c’est à la même époque de l’année que la communauté célèbre ses mariages. La consultation du registre d’état civil confirme ce que disent les gens : les unions se font entre novembre et février. Chaque jeune garçon concerné épouse une fille du village, voire de son quartier ; bénéficiant de la parcelle de terrain patrimonial qui lui revient, et, grâce à l’argent gagné dans le « Nord », il commence la construction de la maison où son épouse demeurera en attendant son retour. Dès lors, on comprend mieux pourquoi, dans le rite carnavalesque d’aujourd’hui, la métaphore sexuelle et matrimoniale s’est intensifiée. Car la fête conclut le temps hivernal des mariages, des récoltes et de l’existence locale des hommes actifs, temps inauguré par la Toussaint. La concentration sur la saison sèche de pratiques liées à la mort et à la fécondité de la terre et des femmes est traditionnelle chez les
Otomi, où l’âme des défunts venue du monde souterrain, les masques du carnaval et les divinités des collines (le culte des hauteurs et du monde céleste) sont les termes symboliques associés à la reproduction de la société. Initiant la saison humide et la quête extérieure des hommes voués à l’émigration saisonnière, le carnaval articule le féminin et le masculin, le rite et l’économique, suivant l’ordre cohérent d’une cosmogonie que le changement social et l'ouverture au monde extérieur n’ont certes pas réduite à l’archaïsme.



1 LEVI-STRAUSS Claude, 1958, “Les organisations dualistes existent-elles ?”, in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 (col. Agora, pp. 154-188).
2 PITT-RIVERS, Julian, 1989, “Palabras y hechos : los ladinos” in N. Mc Quaun & J. Pitt Rivers(éd.),Ensayos de antropología en la zona central de Chiapas, Mexico, Instituto Nacional Indigenista, 1989 (pp. 21-42).
3 DUMONT Louis, Homohierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1979
4 GALINIER Jacques, La moitié du monde. Le corps et le cosmos dans le rituel des Indiens otomi, Paris, PUF, 1997.
5 Ibid. : 256 sq

6 Il faudrait aussi mesurer, au terme d’une enquête spécifique assez
longue qui reste à faire, le poids et l’orientation des unions libres et de la polygynie, très répandues en Méso-Amérique. 7CARRASCO Rivas ; HERNANDEZ Rójas, “Modelos de rotación e interracción interbarrial de las mayordomías de San Juan Bautista y de la Virgen de la Natividad en una comunidad de orígen otomí, Tlaxcala”, Coloquio internacional sobre otopames; Homenaje a Ramon Piña Chan, Universidad Autónoma del Estado de México, Toluca ,1999.
8 Les pages qui suivent, consacrées au carnaval otomi de Santa Ana Hueytlalpan, reprennent les éléments exposés dans un article publié. SAUMADE Frédéric "Carnaval, morphologie sociale et émigration, ou la cosmogonie otomi régénérée par l’acculturation ", Etudes rurales 169-170 (215-236), 2004.
9 Au village, la perte de la pratique de l’otomi se manifeste dès la première génération issue d’un mariage entre métis et indigène. A la question, souvent posée aux jeunes, « parles-tu otomi ? », les enfants d’Indiens répondent « oui », tandis que d’autres, purement hispanophones, me disent que l’un des deux parents parle mais pas l’autre, soit que l’un est indien et l’autre non, situation qui semble impliquer la rupture de la transmission idiomatique.
10 On fait bien sûr référence au texte de Lévi-Strauss
Race et culture, pendant de Race et histoire, où le fondateur de l’anthropologie structurale voit dans le monde communicant de la fin du XXe siècle la menace majeure pour la diversité des cultures : « Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. » (Lévi­Strauss, 1983 : 47). A l’encontre de cette vision crépusculaire, notre essai ne renie rien cependant, bien au contraire, du structuralisme comme méthode d’accès au sens.
11GALINIER Jacques, N’yuhu. Les Indiens otomis. Hiérarchie sociale et tradition dans le sud de la Huasteca, México, Mission archéologique et ethnologique française du Mexique, 1979. 12 Ibid.

13 Dans l’imaginaire otomi, la terre, qui implique la relation à la mort, aux ancêtres et à la fertilité, est de nature féminine (GALINIER Jacques, 1990 : 543-548).
14 GALINIER Jacques, 1990 : 452. 15 Ibid : 449-451.
16 Selon Galinier (op. Cit : 452), il y a trente ans les groupes n’étaient accompagnés que par le tambourinaire du quartier. Par contre, le bal moderne existait déjà.
17Voir la très belle anthologie de LOPEZ CASTRO Gustavo,
El Río Bravo es charco, Cancionero del migrante, Zamora, 1995, El Colegio de Michoacán.



Bibliographie

CARRASCO Rivas, Guillermo ; Cornelio Hernández Rójas, “Modelos de rotación e interracción interbarrial de las mayordomías de San Juan Bautista y de la Virgen de la Natividad en una comunidad de orígen otomí, Tlaxcala”, Coloquio internacional sobre otopames; Homenaje a Ramon Piña Chan, Universidad Autónoma del Estado de México, 1999,Toluca
DUMONT Louis, Homohierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1979
GALINIER Jacques, N’yuhu. Les Indiens otomis. Hiérarchie sociale et tradition dans le sud de la Huasteca, México, Mission archéologique et ethnologique française du Mexique,1979
GALINIER Jacques, La moitié du monde. Le corps et le cosmos dans le rituel des Indiens otomi, Paris, PUF, 1997
LEVI-STRAUSS Claude, “Les organisations dualistes existent-elles ?”, in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 (col. Agora, pp. 154-188).
LEVI-STRAUSS Claude, Le regard éloigné. Paris, Plon, 1983.
LOPEZ CASTRO, Gustavo, 1995, El Río Bravo es charco, Cancionero del migrante, Zamora, El Colegio de Michoacán.
PITT- RIVERS Julian, “Palabras y hechos : los ladinos” in N. Mc Quaun & J. Pitt­Rivers (éd.), Ensayos de antropología en la zona central de Chiapas, Mexico, Instituto Nacional Indigenista, 1989
SAUMADE Frédéric « Du taureau au dindon. Domestication du métissage dans le Nouveau Monde mexicain », Etudes rurales, 2001

SAUMADE Frédéric "Carnaval, morphologie sociale et émigration, ou la cosmogonie otomi régénéré



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