Frédéric
SAUMADE
Université de Montpellier I - IDEMEC Aix-en-Provence
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reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
Malgré la
critique qu’en a fait Claude Lévi-Strauss dans un
article resté célèbre1, le principe de
l’organisation dualiste semble toujours opérant au
Mexique. Ce modèle
ancestral, qui relève aussi bien de la sociologie que de
la cosmogonie, a survécu à l’épreuve du contact colonial
qui l’a même conforté sur ses bases en imposant un
nouvel élément de dualisme dans les communautés étudiées
par les ethnologues : la distinction topique entre
Indiens marginalisés et métis, « gens de raison » ou
encore
ladinos (déformation de
latinos,
« latins ») associés au pouvoir politique
et économique2. L’influence européenne ne
détruit donc pas toujours la cosmologie ancienne : elle
la transforme sans forcément la dénaturer, puisque l’on
sait bien que dans l’univers traditionnel, un système
dualiste peut aussi avoir pour corollaire l’expression
de la hiérarchie sociale3.
Serait-il possible d’aller plus loin, au-delà des
phénomènes de survivance, et se demander si la diffusion
du modèle hispano-chrétien, voire la diffusion plus
récente du modèle étasunien avec son corollaire,
la « mondialisation », ne peuvent avoir pour effet
implicite la réactivation des formes traditionnelles de
l'existence, lorsque celles-ci ont la force d'agrégation
de la structure dualiste méso-américaine ? Pour tester
l’hypothèse, nous proposons une incursion parmi les
Indiens
otomi de
deux communautés des Etats voisins de Tlaxcala et
Hidalgo, au cœur de l'altiplano
central. Dans le
premier cas, la fête patronale, rituellement articulée
par les figures du taureau – animal hispanique
par excellence – et du saint patron du village, révèle
l’organisation dualiste qui définit la communauté.
Le développement des migrations saisonnières vers les
Etats-Unis, en apportant un surplus économique qui
contribue à rehausser l'éclat des célébrations, ne fait
qu'accentuer ce résultat paradoxal du contact entre les
cultures indigène et occidentale. Ainsi verrons-nous
dans le second cas de quelle façon la migration, en
correspondant avec les cycles agraires et festifs
traditionnels et en déterminant au sein de la communauté
des distinctions économiques nouvelles, contribue à
recomposer une configuration dualiste que l'on aurait pu
croire réduite à l'état d'archaïsme. Mais avant d’en
venir aux faits, un avertissement s’impose.
Il faut bien garder à l’esprit que dans le contexte
fortement métissé où nous menons l’enquête, se
développe, sous l’influence conjuguée des médias, des
universités environnantes, des chercheurs en sciences
sociales auxquels les indigènes sont désormais
familiarisés, une conscience ethnique au second degré
qui rend les choses plus complexes et incite donc à une
certaine prudence. Aussi, sans sombrer dans la
désespérante stérilité d’une approche post-moderniste,
convient-il de faire la part entre un discours
d’origine savante,
qui exalte l’« ethnicité » et trouve chez les indigènes
mêmes ses nouveaux thuriféraires, et les pratiques
locales qui semblent renouer de façon nonconsciente
avec des schèmes de pensée issus du passé préhispanique.
En somme, il faut éviter d’amalgamer une idéologie issue
d’un simple processus d’acculturation qui conduit à la
mise en valeur, d’ordre muséographique et commercial, du
« patrimoine », avec des éléments d’observation
dénotant, au delà de l’expression immédiate de
quelque informateur bavard, la fidélité de l’Indien à
un mode d’organisation originel que le contact a fait ressortir.
Le taureau
et le saint
San Juan Ixtenco est un
village de 7000 habitants, marginalisé sur les plans
géographique et culturel : parce qu’il est situé sur les
confins de l’Etat de Tlaxcala et parce que l’origine
otomi
distingue les habitants d'un environnement dominant
métis-nahua. Cela implique un fort sentiment de
résistance à l’extérieur, dirigé en particulier contre
la petite ville de Huamantla, située à dix kilomètres
vers le nord. Les gens d’Ixtenco accusent leurs voisins
de tous les maux : de s’être accaparé une source d’eau
pure descendant du volcan La Malinche alors qu’elle
aurait appartenu à leurs propres aïeux, d’avoir copié
puis affirmé la paternité d’un artisanat typique d’Ixtenco,
à savoir les tableaux figuratifs composés avec des
grains de maïs colorés et des fleurs fraîches, ou les
tapis de pigments naturels qui recouvrent les rues au
moment de la fête patronale. Ils leur reprochent aussi
d’avoir soudoyé une ethnolinguiste venue enquêter à
Ixtenco pour l’obliger, au moment de rédiger son
ouvrage, à localiser ses informateurs à Huamantla, et
tant d’autres choses déplaisantes encore.
La haine obsessionnelle vouée à Huamantla est le
stigmate de l’isolement d’Ixtenco dans cette partie de
l’Etat de Tlaxcala. Outre un secteur industriel en
progression, l’activité agricole traditionnelle de la
région est l’élevage de l’ovin et du bovin de combat sur
des paysages semi-désertiques, marqués par l’érosion, et
qui étaient, à l’époque de la dictature de Porfirio Díaz
(1876-1911), contrôlés par les haciendas latifundiaires.
Or Ixtenco n’est pas un village d’élevage extensif.
Contrairement à leurs voisins, les paysans n'ont jamais
été asservi à une hacienda, même à la pire époque du
Porfiriat. Jusqu’à la période révolutionnaire, pour
compléter leur production domestique durant la saison
sèche, ils descendaient librement vers les terres
chaudes de Veracruz pour s’en aller travailler à la
récolte de café ; ils n’intervenaient dans l’économie
des haciendas environnantes que comme employés
saisonniers. Enfin, au sortir des années 30, ils surent
tirer parti des généreuses redistributions octroyées par
la réforme agraire de Lázaro Cárdenas et, comme les
terres étaient fertiles, ils purent gagner une relative
prospérité.
Aujourd’hui, les gens d’Ixtenco s’enorgueillissent de
vivre grâce au beau maïs multicolore produit sur leur
lopin familial, la
milpa
; mais il passent sous
silence ce qui constitue leur principale source de
revenus, sans laquelle ils ne sauraient maintenir leur
existence de paysans : les flux monétaires en provenance
de Mexico ou des Etats-Unis, où ont émigré au moins un
de leurs parents pour
échapper au régime
frugal de la vie des champs. Ils revendiquent aussi avec
fierté leur culture
otomi,
mais en réalité le
village tend à se métisser, aussi bien d’un
point de vue biologique que culturel. On continue à se marier au village
entre gens du
village mais l’émigration de nombreux jeunes hommes, qui
reviennent habiter à Ixtenco après quelques
années passées à l’extérieur où ils ont travaillé et
fondé un foyer, impose un renouvellement. Les vêtements
traditionnels sont encore portés par les femmes –
blouses brodées, robes en temps de fête – mais plus
guère par les hommes, hormis les vieillards. Quant à la
langue vernaculaire, certains adultes se plaisent à la
parler pour impressionner l’ethnologue mais en fait,
lorsqu’ils devisent entre eux, les villageois utilisent
toujours l’espagnol. On finit par nous avouer que les
plus âgés sont les derniers à parler couramment l’otomi,
que les jeunes ne le savent pas et que, pour
sauvegarder le “patrimoine culturel”, on a introduit son
enseignement à l’école publique. Le seul problème,
disent mes
informateurs... c’est que le maître n’y connaît
absolument rien !
On voit bien que le sentiment ethnique des Otomi
d’Ixtenco est renforcé par les éléments exogènes
d’une part, la mode
identitaire qui procède de la vulgarisation «
mondialisée » de l’ethnologie, d’autre part, la rivalité
avec les métis-Nahua des alentours et avec des
rancheros blancs. Les antagonismes se cristallisent
sur la ville honnie
de Huamantla, capitale régionale de la tauromachie et de
la charreada, le « sport national »
taurin-équestre associé à l’élite créole-métis et à
l'influence hispanique. Plus généralement, la rivalité
entretient le souvenir indélébile des conflits qu’à
partir de l’époque coloniale, les communautés indigènes
du Mexique eurent à soutenir contre les propriétaires
éleveurs dont le bétail détériorait régulièrement leurs
modestes plantations de maïs et de haricots. Ici aussi,
la « culture otomi est soumise à un double
processus : adaptation vis-à-vis de l’extérieur, et
rétention de son identité propre »4. Cela est
évidemment favorable à l’entretien d’une structure
dualiste traditionnelle qui s’inscrit dans le plan
urbanistique d’Ixtenco et se donne à voir, sous une
forme dramatique, dans le
cycle annuel qui
encadre l’organisation de la fête patronale.
Comme c’est souvent le cas en Amérique, San Juan
Ixtenco présente un plan quadrillé où les rues sont
désignées par un numéro, pair ou impair, et par une
orientation
géographique, nord, sud, orient, ponant. Beaucoup plus
particulière est la division de l’espace communal
en cinq quartiers, associés à un saint patron, dont
quatre sont eux-mêmes divisés en deux moitiés : San
Antonio 1er et 2ème, San Juan 1er et 2ème,
San Gabriel 1er et 2ème, Resurrección 1er et
2ème et enfin Santiago ou Santiaguito,
diminutif paradoxal puisqu’il s’agit du seul quartier
“entier” du village. D’un point de vue formel, on
remarque que la structure duelle
des quatre premiers quartiers (2) s’oppose à la structure unitaire du
cinquième (1) ; en apparence, la communauté est
constituée de neuf parties ; mais on pourrait
aussi la réduire à
cinq éléments, soit quatre quartiers duaux et un
quartier unitaire ; approfondissant l’analyse, on
pourrait n’en retenir que trois éléments découlant de
l’association d’un principe dual (deux moitiés de
quartier) et d’un principe unitaire
(un quartier entier
unique). Mais fondamentalement, on repère un schéma
dualiste confrontant deux principes
d’organisation spatiale : les quartiers binaires (2), au
nombre de quatre, et un quartier unitaire (1).
Aurions-nous là un avatar de dualisme asymétrique, dont
Galinier a montré la portée générale dans la pensée
otomi5, mais que Lévi-Strauss, par
souci puriste de préserver la symétrie du modèle,
considère comme un type dégradé ?
La pratique matrimoniale confirmerait cette
interprétation puisque la règle la plus commune veut que
l’on se marie entre gens de quartiers, ou de moitiés de
quartiers, différents. Cela dit, le principe est
asymétrique puisqu’il n’y a manifestement pas d’option
préférentielle entre les quartiers, point de lien
d’échange restreint entre deux quartiers ; il y aurait
plutôt dans certains cas une relation d’hostilité qui
impose une adaptation des règles traditionnelles de
résidence. En effet, habituellement, la résidence est
virilocale et la mariée est accueillie dans la
mayordomía
(confrérie organisatrice de la fête patronale, une par
quartier et moitié de quartier) du marié, sauf si
elle vient d’un quartier détesté : dans ce cas, on prie
le marié d’ « aller se faire voir » dans la
mayordomía de son épouse. De plus, même si elles
sont nettement minoritaires au regard du registre
civil, les unions au
sein du même quartier existent aussi. Quant aux mariages
avec des individus venus d’autres communes, ils
étaient encore très rares il y a cinquante ans, mais
l’évolution vers le métissage en a accru la fréquence
jusqu’à en faire aujourd’hui l’équivalent statistique du
mariage entre gens de quartiers différents6.
Outre cette tendance à une exogamie mâtinée
d’irrégularité, c’est le culte du saint patron du
village qui donne toute la mesure du caractère dualiste
de l’organisation sociale. L’image de Saint-Jean est
scindée en deux, San Juan Bautista del Altar Mayor
et San Juan del Bautistero, comme l’est,
d’ailleurs, l’image de la nativité, entre la Virgen
de la Natividad et le Niño Dios7.
Le système des charges religieuses, qui règle le
déroulement de la fête patronale, implique donc la
présence de deux mayordomías ; représentant
chacune une moitié de quartier et une « moitié d’icône
», elles opèrent en parallèle pour ordonner la
célébration de tout le village. En fait, la charge
festive est tournante d’une année sur l’autre, suivant
un modèle de rotation dont on appréciera la rigueur
mathématique. Au début de la chaîne, les mayordomías
de San Antonio 1er et 2ème préparent la fête pendant
toute l’année à partir de la Saint-Jean. Le 24 de chaque
mois qui suit, elles dirigent une procession avant
d’ordonner, le 24 juin, la grande célébration.
Puis elles transmettent cérémonieusement les images à
leurs homologues de San Juan
1er et 2ème, qui font de même pour, l’année suivante, transmettre à leur
tour la charge aux confrères de San Gabriel
1er et 2ème, qui la transmettent l’année d’après à
ceux de Resurrección 1er et 2ème ; enfin, au
terme du cycle quadriennal, les deux images se
rejoignent dans la mayordomía unique du quartier
de Santiago. Cette dernière ayant accompli à son
tour ses obligations ramènera les icônes vers les
mayordomías de San Antonio afin que redémarre
le cycle festif (cf. schéma suivant). On le voit, le système, fondé sur l’opposition
binaire annuelle de deux moitiés de quartier se
résout dans l’unité du quartier de Santiaguito à
partir de laquelle
le principe dualiste est, en quelque sorte, remis en
service. Ainsi, suivant une logique typiquement
méso-américaine, fait-on alterner la séparation
et l’amalgame des termes mis en opposition.
Comme s’il s’agissait d’entretenir chez les fidèles un
modèle rotatif inscrit dans le
temps et l’espace de
la célébration du saint, le trajet des processions
conduites par les mayordomías des
quartiers divisés en moitiés obéit au principe suivant.
Simultanément, les deux confréries sortent de la maison
de leur mayordomo avec l’image qui leur est
impartie et les bannières respectives. On remarque
qu’une mayordomía arbore une bannière et deux
images, une statuette représentant un agneau d’argent et
une autre représentant le saint dans une niche dorée
rehaussée de têtes d’aigle et d’une couronne. La seconde
mayordomía a deux bannières mais une seule image
qui n’est d’ailleurs pas la statue originale de San Juan
– devenue trop fragile, elle demeure à l’église – mais
une reproduction
miniature montée sur un plateau d’argent.
Ces «
boiteries sémantiques » renvoient au caractère
asymétrique de la structure dualiste.

Formant cortège, les deux mayordomías font le
tour de leur moitié de quartier, avant de se
rejoindre sur une intersection. Les deux icônes se
retrouvent un instant côte à côte, rehaussées par
les trois bannières : on représente ainsi le
mouvement d’oscillation de l’image du saint entre la
dualité et l’unité, les deux principes antagonistes
qui organisent
l’espace du village et les relations entre les
quartiers, chacun de ces derniers étant placé
sous l’invocation d’un saint différent, lui-même
fêté au moment voulu (San Gabriel, San Antonio...),
voire du Christ (Resurrección), mais tous étant liés
par la célébration du même San Juan... divisé en
deux ! L’affaire se complique encore, tournant à une
petite schizophrénie conceptuelle avec le cas du
quartier de San Juan, dont les deux mayordomías
fêtent Saint-Jean de leur côté les années où la
fête du village entier est à l’initiative d’un autre
quartier (c’est-à-dire quatre années sur cinq) : on
a alors, comme j’ai pu l’observer moi-même, deux
célébrations
parallèles, la Saint-Jean du village et la
Saint-Jean du quartier.
La division du travail dans les
mayordomías
Réservée à des
adultes d’âge mûr, l’administration de chaque
mayordomía d’Ixtenco est placée sous l’autorité
d’un mayordomo, un homme marié, assez aisé
économiquement pour offrir à l’image du saint –
conservée toute l’année sur un petit autel – et à
ses concitoyens l’espace de sa maison où l’on se
réunit et où l’on prend les repas rituels. La
charge, tournante tous les cinq ans, s’obtient à la
demande et avec l’assentiment informel des
compagnons. L’épouse du mayordomo dirige le
travail collectif réservé aux femmes : la cuisine et
la mise en valeur des processions par l’épandage et
le don de fleurs fraîches à travers les rues. On
voit bien que la hiérarchie administrative et
rituelle de la mayordomía est dominée par les
hommes. Cependant, c’est un principe intrinsèquement
féminin qui va ordonner la temporalité des
célébrations : le cycle mensuel. En effet, tous
les 24 du mois
entre juillet et juin de l’année suivante, on sort
en procession vers 8 heures du matin pour se
retrouver à l’église, où a lieu la messe.
Puis, de midi jusqu’au soir, les habitants du
quartier (ou de la moitié de quartier) sont conviés
à partager une nourriture consacrée, le mole de
matuma (« mole du mayordomo », viande de
taureau bouillie nappée d’une sauce à base de
piments rouges) accompagné de tortillas et de
tamales, galettes de maïs cuites sur le comal
(plaque métallique) et pains de maïs cuits à la
vapeur. Chacun se rend sur place muni d’un seau en
matière plastique grâce auquel, outre ce que l’on a
consommé sur place, on peut emporter à sa maison une
portion de mole, de tortillas et de tamales.
En échange de cette offrande, les invités payent
leur écot à la mayordomía, une somme variable
proportionnelle à leurs moyens qui servira de
cotisation pour financer la grande fête du mois de
juin. Trois « députés », installés dans la cour de
la maison du mayordomo, s’attachent à
recueillir les fonds, chaque contribution étant
rapportée sur un cahier de comptes ; la liste est
lue publiquement, le lendemain.
Ainsi donc, la gestion de la mayordomía est
masculine tandis que la périodicité de ses activités
évoque une particularité essentielle de la nature
féminine ; on retrouve le principe de cette polarité
sexuelle dans l’organisation de l’espace et de
la division du
travail. Dès le 23 de chaque mois, hommes et femmes
se réunissent chez le mayordomo pour
préparer les repas du lendemain. Toute la partie
basse de la maison constitue l’espace d’activités,
soit l’oratoire où l’on a installé l’autel et
l’image du saint,
la grande cour et la « cuisine de fumée »
(cocina de humo), pièce
sombre dépourvue de cheminée, séparée de la cour par la réserve de maïs.
Même si les femmes n’en sont pas exclues, les
hommes tendent à s’accaparer l’oratoire où, autour
du mayordomo, ils peuvent se réunir pour se
recueillir ou deviser. Ils investissent aussi la
cour, où certains d’entre eux sont chargés de
découper les quartiers et viscères du taureau,
d’autres s’évertuant à entretenir un feu très vif
sous les grands chaudrons dans lesquels la viande et les abats sont
bouillis.
Quant aux femmes, elles sont regroupées dans
la cuisine où, assises autour de foyers
installés à même
le sol, elles élaborent la sauce de mole ainsi que
des tortillas, des tamales et de l’atole
– bouillie de maïs claire que les Mexicains
prennent au petit déjeuner ; isolées dans un recoin
de la cour attenant à la cuisine, deux d’entre
elles lavent la
vaisselle dans une pile. Mais cette division sexuée
de l’espace ne se limite pas à la longue
préparation du repas ; elle est maintenue au moment
de manger puisque, le plus souvent, les hommes s’attablent dans la cour, les
femmes prenant place autour des foyers de la
cuisine de fumée. Indistinctement
consommés sans
modération, le pulque et le brandy mélangé à du
Coca-Cola sont
les substances
enivrantes qui font le lien entre les deux sexes.
Avec le processus de division du travail, il
apparaît que la viande du taureau est associée aux
hommes et à l’espace ouvert de la cour ; son
assaisonnement en mole « du mayordomo »
(mole de matuma) la relie clairement au sommet
de la hiérarchie masculine de la confrérie. Par
contraste, les préparations des femmes, confinées à
un univers clos où le non-initié a du mal à
supporter la saturation de fumée, sont
essentiellement de nature végétale, dominées par le
maïs et le piment. Seul élément d’origine animale
dans la cuisine féminine : le saindoux qui est
incorporé à la pâte de maïs des tamales, soit
la graisse d’un animal à viande blanche, le cochon,
élevé, comme la volaille, dans le cercle domestique
immédiat des familles. Dans ce sens, on peut dire
que le saindoux et son aspect laiteux s’opposent à
la viande rouge du taureau, animal emblématique du
monde extérieur, des haciendas environnantes et,
plus que tout, de la ville rivale de
Huamantla, la
capitale régionale de l’élevage tauromachique et de
la charreada.
Inversion
et principe de rivalité
En Europe, la Saint-Jean correspond au solstice
d’été, au passage saisonnier symbolisé par le feu
que les jeunes gens se plaisent à traverser
rituellement. Ici,
sur l’Altiplano,
cette période est marquée par les premières pluies
et le retour de la végétation ; elle est donc
cruciale pour des paysans tels que les Otomi
d’Ixtenco, d’autant plus qu’elle se situe à la
charnière d’un phénomène climatique qui n’est
certainement pas pour rien dans l’enracinement de la
pensée dualiste en MésoAmérique : l’alternance des
saisons sèche et humide. Célébrant le fertile
renversement cyclique des conditions météorologiques,
la fête implique logiquement une inversion
carnavalesque. Le ton est donné dès le défilé
d’ouverture de la fête, le matin du 23 juin. L’une
après l’autre, les deux mayordomías se
regroupent, chacune aux deux extrémités
du village,
l’une sur la route de Huamantla, au nord, l’autre
sur la route de Puebla, au sud. Au son de
l’harmonie engagée à grands frais pour animer la
fête, le premier
cortège se forme, précédé de trois mannequins en
papier peint montés sur une armature de canne
sèche. Il s’agit de deux toritos, petits
taureaux que l’on porte par dessus les épaules, la
tête mise dans le corps de l’appareil, et d’une
matachina (« matamore »), figure féminine géante
aux tons rosés de Blanche, affublée d’atours
parodiques.
L’un des toritos est porté par un homme
adulte, l’autre, modèle réduit, par un garçonnet ;
les deux mannequins ont un nom dérisoire inscrit sur
les flancs, par exemple el buey (« le bœuf »)
ou el sorullo. Ce dernier sobriquet est issu
d’une chanson traditionnelle ; il désigne le petit
Noir né au milieu de frères güeros, en somme
un mulâtre qui, dans la configuration ethnique du
Mexique, est l’antithèse même de l’indigène. Ainsi
souligne-t-on le
caractère étranger du bovin, animal associé aux
populations extérieures au village. Quant à
la matachina, elle est portée – revêtue, plus
exactement – par des
femmes qui se la
transmettent à l’envi de l’une à l’autre comme s’il
s’agissait d’une
robe collective.
Confinées à l’espace intérieur de la cuisine et
reléguées au second plan dans les
processions, empreintes de gravité, que l’on dédie
au saint patron, les femmes d’âge mûr occupent cette
fois le devant de la scène. Exubérantes elles
frappent dans leurs mains pour marquer la cadence et
se livrent à des
plaisanteries salaces. Excepté celui qui porte le
gros torito, qui danse au milieu des
femmes, les hommes font pour une fois profil bas :
ils se contentent de fermer la marche avec les
musiciens, à moins qu’ils ne préfèrent se placer sur
les marges du cortège.
Celui-ci, venu des abords extérieurs de la commune,
tournant au grotesque les symboles mâle (le
torito) et femelle (la matachina) de
l’altérité, représente les forces extérieures qui
traversent l’espace d’Ixtenco de part en part
comme elles
traverseront le temps de la fête, conclut la nuit de
la Saint-Jean par la crémation pyrotechnique
des mannequins devant une foule où abondent les
visiteurs venus des communes voisines. Ces
puissances menaçantes, qui évoquent le processus de
métissage auquel le village est inévitablement
soumis, sont conjurées par le rire et domestiquées par les femmes. Sous
l’influence du monde des loisirs environnant, qui
touche aussi les Otomi, le temps de la fête s’étend
jusqu’au lendemain de la Saint-Jean. On observe
alors une nouvelle attraction, un jeu qui n’a rien
de traditionnel mais qui pourrait bien le devenir,
tant son occurrence nous paraît riche de sens : il
s’agit d’un lâcher de vachettes de combat sur
l’espace public, livrées à l’audace et à la
fantaisie collectives.
Cette farce tauromachique prend un sens particulier
avec la relation d’hostilité que les habitants
vouent à Huamantla et à sa tradition taurine et
équestre. Car en fait, ce que les organisateurs
municipaux ont appelé Ixtencada est la
version mineure de la Huamantlada, le lâcher
de taureaux de combat dans les rues de Huamantla qui
constitue le morceau de bravoure de la feria de
cette ville. Or cette Huamantlada est une
copie dégradée de la célèbre Pamplonada, l’encierro
de Pampelune, une tradition fort médiatique qui
attire dans la capitale navarraise de nombreux
touristes nord-américains désireux de se confronter
à la puissance de véritables taureaux de combat
lâchés dans les rues le matin précédant leur mise à
mort. Apparue dans les années 1960 à l’initiative
d’un hacendado créole du pays, éleveur de
taureaux et organisateur de corridas, l’ersatz d’encierro
de Huamantla a pris un tour tragi-comique qui en dit long sur les
complexes du Mexique métis vis-à-vis de l’Espagne,
pays à la fois admiré, parce qu’il a produit ici le
modèle de l’excellence sociale, et détesté parce que
l’identité
nationale s’est construite contre lui. Dans un tel
contexte l’Ixtencada, parodie d’une
parodie, pourrait être vue comme un rituel en voie de formalisation qui,
au moment où la communauté otomi
évolue vers le métissage et reçoit les influences de
la mondialisation, stigmatiserait la vieille haine
du voisin depuis longtemps déjà soumis à l’ordre
créole, l’intégrant à son tour dans la structure
dualiste
traditionnelle pour en faire une composante de la
cosmogonie du village.
Les surprises de l’histoire locale, ou la relativité
de la « tradition
otomi
»
L’Ixtencada ayant été « lancée » deux ans à
peine avant l’enquête, en remplacement d’un
spectacle de charreada que l’on avait essayé
sans trop de succès d’introduire dans la fête,
avons-nous le droit, comme nous venons de le faire,
de donner à cette récente pratique une
interprétation qui ne peut avoir de sens que dans
une visée prospective ? Ne devrait-on pas plutôt
regretter ou négliger un tel phénomène de mode qui
dénaturerait l’esprit d’une fête dont le rite
s’articule sur le très archaïque principe dualiste ?
Si elles étaient suivies, de telles objections
condamneraient le chercheur à perdre de vue la
dynamique des institutions.
Or celle-ci est fort vivace dans ce melting pot
où il serait intellectuellement stérile de
vouloir rechercher un essentialisme indigène. Car,
certes, le formalisme de la fête patronale d’Ixtenco
paraît très ancien. Et pourtant, imaginerait-on
qu’il n’a pas un siècle d’existence ? Au début du
XXe siècle, en effet, la fête n’avait tout
simplement pas lieu pour la Saint-Jean mais à la mi-février,
lorsque les villageois
revenaient des
terres chaudes de l’Etat de Veracruz où ils avaient
récolté le café et d’où ils rapportaient le
surplus d’argent qui leur permettait de faire
bombance. C’est seulement dans les années 1940 que
l’on inaugura les festivités du saint patron. Les
paysans d’Ixtenco avaient bénéficié des
redistributions de la réforme agraire post-révolutionnaire
et n’étaient plus obligés de travailler pour des
employeurs.
Si la date et, par conséquent, la temporalité de la
fête associée au culte de SaintJean,
fondée sur une périodicité mensuelle et un cycle de
rotation des charges qui s’inscrit dans le
système des quartiers, sont d’origine récente, on
peut s’interroger sur la profondeur historique de la
configuration spatiale dualiste du village que nous
avons analysée plus haut. En somme, si la
ritualisation festive actuelle est apparue à une
époque de modernisation et de transformation de la
communauté, ne peut-on en déduire que le modèle
dualiste qui l’articule est lui-même une recréation
moderne ?
La consultation du registre civil d’Ixtenco au
chapitre des mariages tendrait à confirmer cette
hypothèse. En effet, on remarque qu’à la fin du XIXe
siècle, le secrétaire de mairie commence à peine à
indiquer le quartier d’origine de chaque contractant
et ne fait aucune mention de divisions internes à
ces quartiers. Les mariages concernent alors le plus
souvent les membres d’un même voisinage. La tendance
à l’exogamie de quartiers ne se manifeste qu’à
partir des années 1910, la mention des moitiés de
quartiers apparaissant dans les années 20. Pour
dépouiller les registres qui s’étendent des années
40 jusqu’aux années 60, une difficulté entrave la
perception ethnographique puisque les quartiers ne
sont plus cités ; les résidences des époux et de
leurs géniteurs respectifs sont indiquées par des
noms de rue différents de ceux d’aujourd’hui et que
les informateurs assez âgés pour les avoir connus
ont du mal à resituer de façon nette. Il semble que
l’histoire locale traverse une période de
turbulences dans l’organisation de
l’espace, un
désordre passager qui va déboucher, au début des
années 60, sur le
plan actuel de
rues numérotées et géographiquement orientées.
Or
c’est au terme de cette période que se met
définitivement en place une pratique
matrimoniale à
coloration exogamique : d’une part, la tendance à
l’exogamie des
quartiers et moitiés de quartiers, à peine amorcée
au début du siècle, est devenue structurelle,
d’autre part, apparaissent à la marge quelques
unions entre garçons ou filles d’Ixtenco et
conjoints issus d’autres communes. Ce dernier type
de mariage, en accord avec la progression
généralisée du métissage à Ixtenco comme ailleurs
sur l’Altiplano, est quasi dominant de nos jours. Le
tableau suivant donne des éléments chiffrés de
l’évolution :
Année |
Mariages dans le même quartier |
Mariages entre originaires de deux quartiers
ou moitiés de quartiers différents |
Mariage avec une personne originaire d’une
autre commune |
Autres
(deux personnes non originaires d’Ixtenco et
ne vivant pas forcément au village) |
Total |
1887 |
12 |
5 |
0 |
0 |
17 |
1912 |
19 |
19 |
0 |
1 |
39 |
1936 |
9 |
26 |
0 |
0 |
35 |
1964 |
9 |
36 |
10 |
3 |
58 |
1998 |
4 |
20 |
22 |
18 |
64 |
Source :
registre civil des mariages à San Juan Ixtenco, Etat
de Tlaxcala
A la lumière de ce tableau, qui résume une tendance
dont nous avons pu mesurer le caractère continu au
long du siècle, on voit bien que le développement de
l’exogamie de quartier, parallèle à la mise en place
d’une organisation spatiale dualiste à partir de
laquelle s’est déterminé le rite festif, annonce
l’essor de la nuptialité métisse, une exogamie
intercommunale qui était quasiment impensable au
début du siècle, lorsque la fête de la Saint-Jean
n’existait pas à Ixtenco. Dans
ce renouvellement
de la population locale, on remarque la présence
dominante de personnes originaires de Mexico
(par exemple 8 en 1983, autant en 1991, 11 en
1997...), ce qui ne surprendra guère considérant la
réalité socio-économique contemporaine du village,
marqué par l’émigration vers la capitale et vers les
Etats-Unis de citoyens qui gardent néanmoins leurs
attaches locales, réaffirmées
chaque année par le versement de généreuses
contributions aux
mayordomías.
La cosmogonie
otomi
régénérée
par les voies de communication et par l’émigration
Pour les cultures indigènes, le contact avec la
modernité peut donc se révéler fécond. Dans certains
cas, il contribue à renouveler la dynamique de
reproduction d’une « morphologie sociale »
traditionnelle, au sens maussien du terme, c’est-àdire
la forme qu’affectent dans le temps et dans l’espace
les groupements humains et leurs pratiques.
Ainsi en va-t-il chez d’autres Indiens otomi, ceux
de Santa Ana Hueytlalpan. Située sur les confins de
l’Altiplano central, à une centaine de kilomètres au
nord-est de Mexico et à peu près autant au
nord-ouest de Tlaxcala, dans l’Etat de Hidalgo, la
communauté de Santa Ana Hueytlalpan célèbre un
carnaval qui, depuis trente ans, a souffert de
nombreux changements dus à l’influence du monde
extérieur. Ce changement signifie-t-il une
dégradation, la perte inéluctable de l’authenticité
de la tradition, ou peut-il être compris de façon
plus positive comme le facteur dynamique qui, en
accommodant la fête à son
contexte
changeant, maintient la pertinence d’une cosmogonie
originale ?
Dans ce village jeune en croissance démographique
régulière (depuis les années 70, on est passé de
moins de 3000 à plus de 6000 habitants), on observe
encore une endogamie massive. La résistance de cet
habitus
matrimonial est un
puissant facteur de conservation de l’identité
communautaire dont les principaux marqueurs, outre
le carnaval, sont l’usage du dialecte, encore
attesté parmi les jeunes issus des familles
indigènes9 et, chez les femmes, le port
de la chemise brodée artisanale, de la jupe noire et
du châle. Cependant, vivant à proximité de
Tulancingo, une ville-marché de plus de 100 000
habitants facilement accessible
par la route et
dont la municipalité exerce sa tutelle sur Santa
Ana, les autochtones sont, au même titre que
leurs « cousins » de San Juan Ixtenco, pénétrés par
l’acculturation.
L’habit traditionnel des hommes a disparu,
l’espagnol est de plus en plus employé dans
les conversations entre indigènes même si on est
fier de connaître la langue
otomi,
et les influences
urbaines, venues du monde métis et,
au-delà, des
Etats-Unis, ne font que gagner du terrain. Il faut
dire que le village est devenu complètement
dépendant du marché du travail clandestin qu’offre
le pays voisin.
Avec l’aide de passeurs, la plupart des actifs
masculins partent régulièrement pour se faire
engager comme ouvriers agricoles saisonniers. Au
village, les champs de maïs et les maigres troupeaux
d’ovins ne suffisent pas à subvenir aux besoins
économiques. Seuls signes d’une relative prospérité
: quelques petites industries (cimenterie, scierie)
et commerces tenus par des métis au bord de la
route. Très fréquenté, cet axe qui traverse le
village et sa place centrale relie Tulancingo –
chef-lieu municipal situé à quinze kilomètres au
sudouest – à la sierra – massif montagneux qui
commence à une trentaine de kilomètres au nord-est –
où se trouvent concentrées les principales bourgades
otomi de la Huaxtèque. En direction de Tulancingo,
la route dessert aussi une
entrée sur
l’autoroute qui mène de Mexico à Tuxpan, ville de la
côte veracruzaine.
Indubitablement, Santa Ana est touchée par cet «
excès de communication » dans
lequel
Lévi-Strauss voyait un principe de désintégration
des cultures10. Pourtant, il semble bien
que l’entremise du monde extérieur et les signes
visibles
d’acculturation qui lui sont associés contribuent à
entretenir son particularisme. Car si de
nombreux automobilistes traversent Santa Ana, peu
s’y arrêtent pour des raisons autres qu’un
embouteillage ou l’envie de prendre au passage un
rapide petit déjeuner de tamales et d’atole
dans un poste ambulant installé sur le trottoir
de la place.
Ainsi, pour les autochtones, la conscience
identitaire se renforce-t-elle en raison de
leur relation avec l’extérieur le plus proche que
révèlent les visages furtifs de voyageurs qui
gagnent la ville, la montagne ou ces rancherías
et villages métis des alentours dominés par les
éleveurs de gros bétail, autant de parages
indifférenciés dont on ignore les traditions.
Dès le premier contact avec Santa Ana Hueytlalpan et
ses bouchons, la route apparaît telle une ligne de
partage : sur un axe est-ouest, elle met en évidence
les deux moitiés
du village et, ce faisant, elle revigore le principe
dualiste. Du côté est, le seul quartier des «
riches », Atlalpan ; du côté ouest, les quatre
autres quartiers, Tecocuilco, La Luz, La Palma et La
Ciénega auxquels s’ajoute, comme un appendice, la
colonia de San Felipe. Le long de la route
elle-même, les commerçants métis sont volontiers associés à un ailleurs indéterminé. «
Ils ne sont pas d’ici » me dit le Delegado
municipal, représentant local de la municipalité
de Tulancingo, soulignant ainsi leur situation
liminaire sur l’espace-frontière qui définit
les
appartenances territoriales au sein de la communauté.
La situation « privilégiée » d’Atlalpan, qui
ne dispense pas pour autant ses hommes des
migrations saisonnières, est maintenue sur la base
d’une pratique matrimoniale paradoxale. Si l’on
exclut le plus souvent les alliances avec les
individus des quartiers de l’autre côté de la route,
on intègre les métis parmi lesquels certains sont
récemment arrivés au village. Formé à partir des
années cinquante par des vagues successives de
nouveaux habitants, otomi et métis, Atlalpan a pour
vocation d’assimiler l’extériorité du village. Il en
va tout autrement de l’autre côté de la route, où
l’on tend à se marier entre gens de quartiers
différents, en dépit des rivalités parfois farouches
qui opposent les sections voisines, telles La Luz et
Tecocuilco. De part et d’autre de la route il existe
une opposition de
nature idéologique portant sur la conception du bon
mariage, mais le principe qui oriente
l’alliance au sein du village n’est strictement
appliqué que du côté d’Atlalpan, le quartier
endogame. Cette intransigeance de la moitié la plus
métissée répond à un purisme identitaire qui conduit
certains de ses habitants à prétendre que leur
quartier est « très ancien », voire le plus ancien,
alors qu’il est en fait le plus récent de tous.
A une dizaine de kilomètres au sud-ouest du village,
à Huapacalco, les restes d’une pyramide témoignent
de l’importance des anciens établissements des
environs. Au sud de Hueytlalpan, sur la colline du
Cerro Napateco, une pierre gravée olmèque
représentant un cacique empanaché est vénérée par
les autochtones qui l’appellent « la Lune et le
Soleil » et lui dédient des offrandes régulières.
Ils vouent donc un culte à un emblème préhispanique
et à leur identité indigène tout en ayant une idée
assez imprécise de la genèse de leur communauté. Si
l’Histoire ne préoccupe pas beaucoup ces Otomi, la
croyance dans les esprits les habite. Les ancêtres
patrilinéaires, dont la mémoire est célébrée par un
autel élevé devant chaque maison, font l’objet d’un
culte ambigu : au moment de la fête des morts,
particulièrement brillante ici, on leur dédie bien
sûr des offrandes pour entretenir leur vertu
génésique mais on redoute que leur esprit ne
revienne hanter les lieux.
La nature à la fois bénéfique et maléfique des
ancêtres se rapporte à l’image tout aussi complexe
du diable, dont le logis se trouverait dans une
anfractuosité du rocher qui surplombe le Cerro
Napateco où l’on ne peut se rendre qu’en compagnie
des gens « qui savent », quitte à être victime de
l’un des innombrables sortilèges et enchantements
qui sont censés se
produire en ce
lieu sacré. En vis-à-vis, au nord du village, se
trouve le Cerro Viejo, une colline autrefois
sacrée parce qu’elle aurait constitué, avec son
pendant qui est le Cerro Napateco, les bases d’une
ancienne organisation dualiste11. Au XIXe
siècle, une refonte complète du système territorial
de la communauté s’est traduite par un recouvrement
de la vieille organisation dualiste au bénéfice du
principe hispanique des quartiers. Quant à la
structure spatiale du village actuel, avec ses cinq
sections, c’est seulement au cours des années 1950
qu’elle s’est définie, au moment où s’est constitué
le quartier d’Atlalpan, réceptacle d’éléments
exogènes d’origine otomi et métis, géographiquement
situé face au noyau originel12. Et c’est
ainsi que la route, vecteur de la mobilité de la
main-d’œuvre, des capitaux (fussent-ils modestes) et
des formes culturelles, frontière entre les « riches
» et les « pauvres », les modernes et les anciens, a
imposé un nouveau schéma dualiste est-ouest venant
remplacer son antécédent archaïque nord-sud,
définitivement oublié aujourd’hui.
Avec les affrontements territoriaux qu’il met en
scène, le carnaval exprime ce mouvement structurel
qui taraude la société tout entière. Réalisant sur
le plan symbolique l’essor du quartier d’Atlalpan,
il met en exergue la dualité de la communauté par le
biais d’un système de différenciation intégré au
rituel et qui découle de la confrontation de la
culture locale à l’histoire et à l’économie
contemporaine. Par le jeu des dynamismes modernes –
l’émigration aux EtatsUnis, en l’occurrence –,
cette recréation d’un système spatial traditionnel a
régénéré une représentation cyclique qui inscrit le
temps social dans la
cosmogonie otomi. L’initiative de la fête revient
entièrement au groupe, formé dans chaque quartier,
dont l’organisation est à la charge d’hommes mariés
encore assez jeunes
(caporales,
entre vingt et
trente ans). Comme partout ailleurs, le
mayordomo
doit inspirer confiance au groupe qui
le sait responsable, consciencieux, honnête et, plus
prosaïquement, solvable. S’il se charge de
recueillir la cotisation des membres du groupe et
des habitants du quartier, il est lui-même, grâce à
ses émoluments nord-américains, l’un des principaux
contributeurs. Le budget total est considérable pour
un village aussi modeste : il atteint 12 000 dollars
dans le seul quartier d’Atlalpan.
Au centre du terrain cérémoniel de chaque groupe, on
a planté un mât haut d’une vingtaine de mètres, au
sommet duquel flotte le drapeau du quartier, frappé
d’un emblème animalier (l’aigle par exemple).
Articulant les espaces chthonien et céleste, le mât
évoque le caractère pérenne de la tradition car
c’est le même que l’on garde d’une année sur l’autre
jusqu’à ce que le bois commence à pourrir et
que l’on soit
obligé d’apprêter un nouveau tronc. Un autre élément
de continuité de nature emblématique est la
tête de bois sculpté qui, dans chaque quartier,
donne sa « personnalité » au mannequin torito.
Autour de l’« immuable » chef, que maintient une
colonne vertébrale également en bois, l’objet
animalier est constitué d’une armature de branches
de saule pleureur recouverte d’un petate (natte
de palme) et
agrémentée d’une vraie queue de taureau.
Les déguisés du groupe (huehues) sont
pour la plupart des célibataires de 15 à 20 ans. Ils
portent une combinaison uniforme en peluche
synthétique qui peut, selon les modèles, être rouge,
orange, marron, bleue, verte, jaune, blanche ou
noire, et un masque en caoutchouc représentant des
monstres « halloweenesques », des bêtes fauves, des
têtes de mort, des diables ou des célébrités
politiques, telles le président de la République,
Oussama Ben Laden, Saddam Hussein etc. Généralement,
ces masques sont rehaussés d’une perruque colorée,
éventuellement d’une barbe. Pour ne rien laisser
deviner de la physionomie des déguisés, on ajoute à
l’ensemble un foulard sur la tête, de sorte que
l’anonymat des huehues est total, y compris
en leur propre sein. En plus d’être physiquement
méconnaissables, les huehues affectent de
contrefaire leur voix d’une manière codée et
homogène, sur un ton aigu ponctué de cris qui
évoquent aussi bien l’animal en chaleur que le
débile mental.
Quant aux filles, appartenant à la même classe d’âge
que les huehues, elles
arborent la
toilette féminine traditionnelle des fêtes otomi,
modèle stylisé et luxueux de l’habit porté au
quotidien par leurs aînées : la jupe noire dite
nahuat, la ceinture paysanne en tissu d’où
pendent des listones (rubans colorés), le
rebozo (châle), les colliers de perles à bon
marché et surtout le chemisier brodé par les
artisanes du
quartier. On voit bien que dans ses aspects
traditionnels cette tenue s’oppose à celle
des huehues : l’habit, raffiné et fort seyant,
exalte la féminité à visage découvert. Face à
l’anonymat animal des affreux huehues, les
filles se donnent comme à la parade. Elles se
donnent à eux justement : du matin au soir, elles
dansent successivement avec l’un et avec l’autre,
faisant valoir leur beauté et, à travers la qualité
des broderies du chemisier, le pouvoir économique de
leurs parents et la puissance génésique du quartier.
La musique qui soutient la danse est jouée tantôt
par un tamborero (tambourinaire), musicien
traditionnel du quartier muni d’un tambour plat
carré et d’une chirimía (flageolet), tantôt
par un trio de huapangueros, chanteurs
professionnels de la Huaxtèque, venus de Tulancingo
ou d’un village de la sierra, qui s’accompagnent
d’instruments à cordes (deux guitares et un violon).
Entraînées par les sonorités duelles et alternées
des folklores otomi et métis, les filles sont
constamment sollicitées par ces cavaliers inconnus,
ouvertement lubriques, avec lesquels elles composent
un chassé-croisé collectif qui se déplace d'une
maison à l'autre du quartier.
Le torito, porté alternativement par les
huehues et les encabezados, se mêle aux
couples, dont la composition change d’une danse à
l’autre. Dans leur chorégraphie, assez brute pour ne
pas nécessiter de répétition, la rotation est de
rigueur. Outre les monotones chassés-croisés des
couples, ce principe détermine la façon très
particulière dont on danse avec le lourd torito ;
le danseur saisit le pseudo animal par la base,
il le balance quelques instants à mi-hauteur et le
brandit tout en
pivotant sur lui-même. En échange de cette plaisante
animation, les personnes qui bénéficient des
visites offrent des bières, du soda, parfois du
pulque dont on
réserve aussi quelques rasades au torito.
Outre les danses, le travail collectif distingue les
deux sexes. Les adultes du groupe se répartissent
entre d’une part les hommes qui officient à
l’extérieur, dans les rues et sur les chemins, et
d’autre part les femmes qui, demeurant dans la
maison de l’un des encabezados, cuisinent
pour tout le monde. La nourriture du carnaval est
préparée à partir de la viande d’un cochon tué le
lundi matin dans la cour de l’amphitryon. Les femmes
en tirent un ragoût en sauce verte et des
tamales, qui seront servis quotidiennement avec
des tortillas et des haricots rouges. On a vu
précédemment à quel point le cochon d’origine
hispanique s’était intégré dans l’univers de la
maison rurale mexicaine. Son omniprésence dans la
ménagerie domestique et sa consommation à l’occasion
des grandes fêtes qui célèbrent la fertilité et
l’appartenance territoriale (fêtes patronales,
carnaval)
l’associent à l’univers chthonien, intérieur et
féminin13.
La répartition des tâches et des lieux selon les
sexes et l’âge (ou l’état civil) s’établit donc
comme suit
Genre
Hommes
(associés à l’extérieur
du village par leur statut
d’émigrés saisonniers) |
Adultes mariés
(non danseurs)
Encabezados
Non déguisés
Organisateurs et guides sur les chemins (pâtres
symboliques) |
Jeunes célibataires
(danseurs)
Huehues
Animalisés
Anonymes
Déguisement évoquant l’influence étasunienne
qui ne permet aucune distinction entre
quartiers.
Danses du torito, soit représentation
d’un animal associé au monde extérieur des
haciendas et à la culture hispanique des
corridas.
|
Femmes
(associées au territoire
du quartier) |
Epouses et mères
Cuisinent le cochon, animal d’origine
hispanique devenu le signe de l’économie
domestique festive de la communauté.
L’agrémentent de maïs (tortillas,
tamales) et de haricots, produits
végétaux du terroir
Associées à la maison familiale sous l’égide
de l’ancêtre patrilinéaire dont l’autel
trône dans la cour. |
Filles en habit de gala otomi
Hyper-féminisées
Identifiées avec ostentation comme les
« beautés du quartier » |
Nos observations de cette communauté attachée à un
système virilocal révèlent un
paradoxe : qu’elle
soit adulte ou nubile, la femme incarne le principe
de l’identité territoriale alors que l’homme
représente, à travers ses liens avec les Etats-Unis
et le
torito,
le monde extérieur
et la mobilité. Le premier référent renvoie à une
dimension
chthonienne dont la cuisine, la maison et son
ancêtre fondateur sont les signes premiers.
Le second, mis en exergue par l’élévation du
torito
dansant, s’inscrit
dans une dimension céleste que viendra souligner le
final du scénario carnavalesque.
Le mercredi des Cendres, la messe matinale et
l’entrée dans le carême n’empêchent pas les Otomi
de Santa Ana
Hueytlalpan de célébrer le « grand jour » de
leur carnaval. Une nouvelle journée de danses
s’organise ; cette fois, le torito est
conduit jusqu’aux limites géographiques qui séparent
le quartier du monde extérieur. Dans le quartier «
des riches », Atlalpan, le rite consiste à conduire
le pseudo animal au sommet du Cerro Napateco, la
colline où résiderait le diable, et
de le bénir en le
faisant danser au-dessus de l'espace du village.
Puis, on retourne vers le terrain cérémoniel
où la chasse au torito s’organise. Le
mannequin est porté et chaloupé en alternance par
certains encabezados, les meilleurs dans cet
exercice éprouvant. Les autres encabezados se
munissent de cordes en nylon qu’ils nouent comme un
lasso et les huehues s’arment de longues
perches et de branches d’arbre. Devenus les
défenseurs du torito, les jeunes animalisés
évoquent alors les vachers espagnols et leur
garrocha (pique), tandis qu’avec leur lasso, les
encabezados s’apparentent plutôt aux
charros du sport national.
D’une certaine façon, les indigènes mettent ici en
scène la confrontation de deux archétypes de
l’altérité autour d’un troisième, le taureau. Leur
stratégie du jeu revient à maîtriser l’espace aérien
où évolue le torito : les encabezados
tentent de capturer ce dernier au lasso en lançant
leurs cordes par-dessus les perches que les
huehues brandissent pour les en empêcher. Mais
le torito lui-même se défend
âprement. Son
porteur distribue des charges que l’ingestion
préalable de quantités de pulque et de bière
par les différents acteurs rend réellement
dangereuses. Enfin, comme si cela était inévitable,
un élément moderne accentue l’aspect délirant de la
scène : certains parmi les huehues agressent
les porteurs de lassos à l’aide de bombes aérosols
qui leur maculent le visage d’une mousse synthétique
de couleur blanche.
Le cortège gagne le terrain cérémoniel où, devant
une foule nombreuse, on s’apprête à parachever la
corrida bouffonne. Mais l’affaire s’éternise : il
n’est pas simple d’enlacer la tête du torito
protégé par ces huehues braillards. D’autant
qu’entre deux charges qui déchaînent l’hilarité
générale et soulèvent des nuées de poussière, le
porteur de torito de service marque un temps
de repos en fichant les cornes en bois dans la terre
de cet espace rituel aux connotations identitaires
si fortes. On donne à boire à l’animal de paille.
Sous la pression de son porteur, il casse les
bouteilles de bières qu’on lui a présentées,
renverse le seau de pulque agrémenté de piment et
d’oignons qu’on a préparé spécialement pour lui : en
les répandant sur le sol, il dédie toutes ces
offrandes à la terre du quartier. La petite guerre
dont il est l’objet, lassos contre perches, se
déroule dans les airs, mais lui
dirige
maintenant sa passion vers le monde chthonien.
Enfin, un encabezado plus habile réussit la
passe décisive. Subitement, tout change, tout se
renverse. Les huehues abandonnent leurs armes
et les porteurs de lassos peuvent lancer à loisir
leur piège autour de la tête si longuement convoitée,
désormais offerte. Le porteur sort de sous le
torito qu’il pose sur le sol et abandonne. Une
bonne quinzaine d’encabezados et d’enfants
tirent sur leurs cordes entremêlées pour traîner la
victime sur laquelle se jettent trois ou quatre
huehues à demi-nus. Les participants devenus
indistincts – déguisés, non déguisés – se prennent
les pieds dans l’enchevêtrement des corps et des
cordes : ils tombent, ils se relèvent, ils repartent
et replongent. Ceux qui sont éjectés de la carcasse
amochée du torito sont remplacés par d’autres
qui se lancent à nouveau par-dessus le paquet. Voilà
bien une parodie de la monte de taureau et des jeux
de lasso observés dans les spectacles d’arènes métis, la
charreada et le jaripeo.
Evidemment, il ne reste bientôt plus grand chose du
pauvre animal tutélaire qui, peu de temps auparavant,
dansait encore dans les airs ; tout s’est désintégré,
tout est retourné à la terre et à la poussière
ambiante. Tout, excepté la tête et la colonne
vertébrale, sceptre dérisoire que le dernier
huehue qui a réussi à se tenir
sur le corps «
exsangue » et aplati, brandit triomphalement comme
il brandissait, la
veille, la tête
du coq qu’il avait arrachée au milieu de la mêlée.
Le torito est mort et avec lui le
carnaval. La nuit tombe. Les danses reprennent,
anarchiques, violentes, sans masque. Entre hommes.
Les filles sont rentrées se
changer pour
assister au feu d’artifice et au bal du soir, animé
par un orchestre de musique ranchera
ou norteña, style de variété mexicaine dont
les paroles évoquent la vie dangereuse des migrants, ces « gens du nord » (norteños)
qui vont chercher dans le puissant pays voisin
de quoi alimenter la communauté et ses traditions.
Un changement en quête de permanence
Comparé à ce qu’observait Galinier il y a trente ans,
le carnaval de Santa Ana peut
apparaître dégradé par les
processus de modernisation, d’acculturation et de
dépendance économique. En matière d’organisation, le
système des charges civiles qui régissait
l’administration de la fête a été rationalisé et mis
sous le contrôle de la bureaucratie municipale. Les
« juges » de quartier, qui ordonnaient la cérémonie
d’ouverture en plus de régler les contentieux du
quotidien, ont été remplacés par le
Delegado
municipal. Pour ce qui est du rite, les
déguisements des acteurs masculins ne sont plus
fabriqués au village mais achetés en gros dans des
magasins spécialisés de
Tulancingo ou de
Mexico. Comme dans les villages métissés de l’Etat
de Tlaxcala, voire dans le carnaval des
grandes villes, les jeunes danseuses n’ont rien de «
traditionnel » : elles se substituent aux hommes qui
se travestissaient avec le même type d’habits que
ceux qu’elles arborent fièrement aujourd’hui.
Autrefois, toute idée de luxe était exclue ; mieux,
au moment où apparaissaient les
déguisements modernes, plus coûteux, se grimer en femme (c’est-à-dire
avec des effets prêtés par une parente) était
une façon commode de participer lorsqu’on était très
pauvre14. Quant aux autres tenues, loin
de se conformer à un standard homogène, elles
déclinaient toute une gamme de personnages : un
tableau détaillé de Galinier en présente une
nomenclature à dix-neuf éléments qui oscille entre
les termes de parenté (« vieille mère », « père
pourri »), les diables, les animaux, les métiers,
les saints et les fous15.
Ces archétypes n’ont plus cours et de leur bigarrure
ne subsiste que l’ombre de la mémoire. De la
foisonnante imagination issue de la vieille culture
otomi (ou, déjà, des relations mêlant univers local
et civilisation hispanique), le costume de
huehue
réduit ses éléments de différenciation à la
couleur des peluches et aux masques. Ces derniers,
vulgaires réminiscences des masques sculptés dont on
allait chercher le bois dans la forêt quelque temps
avant la fête, sont d’origine
industrielle.
S’ils reprennent bien certains thèmes traditionnels,
l’animalité, le diable
et les morts, en particulier, c’est sur un mode qui rappelle ce
world carnival
imposé un peu partout par l’impérialisme
étasunien.
Il y a trente ans, l’accompagnement musical des
groupes se limitait au seul tambourinaire ; il n’y
avait point de
huapangueros
métis. Quant aux bals du soir,
aujourd’hui, la musique
norteña
que l’on y joue, agrémentée d’effets
électroniques et entrecoupée de séquences « technos
», fait oublier les airs folkloriques qui ont encore
droit de cité le jour. Cette débauche noctambule
s’inscrit dans l’évolution vers un mode somptuaire
de fête, inconcevable autrefois, où la relative
réussite économique du migrant s’exprime tant dans
l’équipement qu’utilise un orchestre engagé à grands
frais que dans les prétentieux portails des maisons
néocaliforniennes dont les matériaux, lisses et
froids, contrastent avec le bois
vermoulu et la
brique crue et friable des masures traditionnelles.
Emigration et variations saisonnières chez les Otomi
Dans
l’ethnographie du carnaval, on a évoqué à maintes
reprises, au-delà du métissage au sens le plus
classique du terme, les influences nord-américaines
qu’il serait trop facile de rejeter sous un prétexte
puriste. Arrêtons-nous un instant sur deux
phénomènes particulièrement significatifs. En
premier lieu, le déguisement actuel des huehues,
peluche et masques en caoutchouc, ne manquera
pas de faire regretter à l’esthète la riche
diversité des anciens modèles. Mais
l’homogénéisation vestimentaire a eu pour corollaire
un renouvellement complet de l’organisation des
groupes qui s’inscrit dans le processus de
réactivation du
système dualiste. Au lieu d’un groupe d’hommes de
tous âges, que
le déguisement
venait distinguer les uns des autres, on a une
classe d’âge (jeunes célibataires, garçons et
filles) que le déguisement fond dans un statut
uniforme où le seul ordre de distinction est sexuel,
c’est-à-dire dual. En somme, l’américanisation du
huehue,
parallèle à la participation féminine aux danses,
est le
principe même de la résurgence d’une structure
traditionnelle.
L’autre facteur d’influence nord-américaine
concerne la musique. Dans l’architecture du rite
carnavalesque contemporain, on a souligné
l’alternance entre tambourinaire indigène et
huapangueros métis venus de l’extérieur du
village. Cette alternance n’existait pas il y a
trente ans ; elle s’est imposée avec la nouvelle
organisation duale des groupes de danseurs16.
Mais à ces musiques qui demeurent rurales, est venu
s’ajouter les orchestres de bal urbains dont on
associe les thèmes à la frontière étasunienne. Ce
phénomène d’homogénéisation n’est pas aussi
superficiel qu’il pourrait le paraître. Car la
musique norteña, au même titre que les
tambourinaires et huapangueros, exprime un
aspect de l’existence otomi contemporaine.
Les textes qui l’accompagnent portent sur la
dépendance économique au pays voisin et sur le thème
de la confrontation du terroir d’origine à l’au-delà
identitaire17. Il est devenu presque
obligatoire pour un
jeune homme de
sacrifier au voyage, de sorte qu’ici comme ailleurs
au Mexique, le passage chronique de la frontière,
avec ses dangers, est la source d’une production
symbolique nouvelle qui s’immisce dans le champ de
la tradition.
A Santa Ana Hueytlalpan, le contact avec
l’altérité moderne par le biais de
l’émigration
saisonnière s’intègre à la conception indigène de la
fête. De fait, même si l’émigration implique
la désaffection forcée des jeunes villageois retenus
aux Etats-Unis au moment du carnaval (auxquels on
adresse d’ailleurs une vidéo de « consolation »
après la fête), sans l’émigration, le village aurait
probablement
perdu sa fête et la ritualisation du principe
dualiste qu'elle met en exergue. Outre la
dimension spatiale de la morphologie sociale,
l’émigration a fait naître un cycle temporel qui
rend à la cosmogonie traditionnelle toute sa
pertinence. En effet, chaque année, dès le jeudi qui
suit la fin du carnaval, tous les saisonniers (soit
presque tous les hommes du village) repartent vers
Ciudad Juarez avant de se disperser à travers les
champs d’Atlanta et de Californie. Fin octobre,
nombre d’entre eux reviendront au village pour
célébrer la fête des morts, considérée comme la plus
importante. Ils resteront jusqu’au carnaval,
c’est-à-dire pendant le
gros de la
saison sèche. Au cours de ces quatre mois, ils
participeront aux récoltes du maïs, du
haricot et du piment ; ils vivront leur vie de
couple et de famille ; ils
consacreront au carnaval une partie de ce qu’ils auront gagné aux
Etats-Unis.
Enfin, c’est à la même époque de l’année que la
communauté célèbre ses mariages. La consultation du
registre d’état civil confirme ce que disent les
gens : les unions se font entre novembre et février.
Chaque jeune garçon concerné épouse une fille du
village, voire de son quartier ; bénéficiant de la
parcelle de terrain patrimonial qui lui revient, et,
grâce à l’argent gagné dans le « Nord », il commence
la construction de la maison où son épouse demeurera
en attendant son retour. Dès lors, on comprend mieux
pourquoi, dans le rite carnavalesque d’aujourd’hui,
la métaphore sexuelle et matrimoniale s’est
intensifiée. Car la fête conclut le temps hivernal
des mariages, des récoltes et de l’existence locale
des hommes actifs, temps inauguré par la Toussaint.
La concentration sur la saison sèche de pratiques
liées à la mort et à la fécondité de la terre et des
femmes est traditionnelle chez les
Otomi,
où l’âme des défunts venue du monde
souterrain, les
masques du carnaval et les divinités
des collines (le culte des hauteurs et du monde
céleste) sont les termes symboliques associés à la
reproduction de la société. Initiant la saison
humide et la quête extérieure des hommes voués à
l’émigration saisonnière, le carnaval articule le
féminin et le masculin, le rite et l’économique,
suivant l’ordre cohérent d’une cosmogonie que le
changement
social et l'ouverture au monde extérieur n’ont
certes pas réduite à l’archaïsme.
1 LEVI-STRAUSS
Claude, 1958, “Les organisations dualistes
existent-elles ?”, in Anthropologie structurale,
Paris, Plon, 1958 (col. Agora, pp. 154-188).
2 PITT-RIVERS, Julian, 1989, “Palabras y hechos : los
ladinos” in N. Mc Quaun & J. Pitt Rivers(éd.),Ensayos
de antropología en la zona central de Chiapas,
Mexico, Instituto Nacional Indigenista, 1989 (pp.
21-42).
3 DUMONT Louis, Homohierarchicus. Le système des
castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1979
4
GALINIER Jacques, La
moitié du monde. Le corps et le cosmos dans le rituel
des Indiens otomi,
Paris,
PUF, 1997.
5 Ibid. : 256 sq
6 Il faudrait aussi mesurer, au terme d’une enquête
spécifique assez longue qui
reste à faire, le poids et
l’orientation des
unions libres et de la polygynie, très répandues
en Méso-Amérique. 7CARRASCO Rivas ; HERNANDEZ Rójas,
“Modelos de rotación e interracción interbarrial de las
mayordomías de San Juan Bautista y de la Virgen de la
Natividad en una comunidad de orígen otomí, Tlaxcala”,
Coloquio internacional sobre otopames; Homenaje a
Ramon Piña Chan, Universidad Autónoma del Estado de
México, Toluca ,1999.
8 Les pages qui
suivent, consacrées au carnaval otomi de Santa Ana
Hueytlalpan, reprennent les éléments exposés dans un
article publié. SAUMADE Frédéric "Carnaval, morphologie
sociale et émigration, ou la cosmogonie otomi régénérée
par l’acculturation ",
Etudes rurales
169-170 (215-236),
2004.
9 Au village, la perte de la pratique de l’otomi se
manifeste dès la première génération issue d’un mariage
entre métis et indigène. A la question, souvent posée
aux jeunes, « parles-tu otomi ? », les enfants d’Indiens
répondent « oui », tandis que d’autres, purement
hispanophones, me disent que l’un des deux parents parle
mais pas l’autre, soit que l’un est indien et l’autre
non, situation qui semble
impliquer la rupture
de la transmission idiomatique.
10 On fait bien sûr référence au texte de
Lévi-Strauss
Race et culture,
pendant de
Race et histoire,
où le fondateur de
l’anthropologie structurale voit dans le monde
communicant de la fin du XXe siècle la menace majeure
pour la diversité des cultures : « Pleinement réussie,
la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus
ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma
création. » (LéviStrauss, 1983 :
47). A l’encontre de
cette vision crépusculaire, notre essai ne renie
rien cependant, bien
au contraire, du structuralisme comme méthode d’accès au sens.
11GALINIER Jacques, N’yuhu. Les Indiens otomis.
Hiérarchie sociale et tradition dans le sud de la
Huasteca,
México, Mission archéologique et ethnologique française
du Mexique, 1979. 12 Ibid.
13 Dans l’imaginaire otomi, la terre, qui
implique la relation à la mort, aux ancêtres et à la
fertilité, est de nature féminine (GALINIER Jacques,
1990 : 543-548).
14 GALINIER Jacques, 1990 : 452. 15 Ibid
: 449-451.
16 Selon
Galinier (op. Cit : 452), il y a trente ans les groupes
n’étaient accompagnés que par le
tambourinaire du
quartier. Par contre, le bal moderne existait déjà.
17Voir la très belle anthologie de LOPEZ CASTRO
Gustavo,
El Río Bravo es charco, Cancionero del
migrante,
Zamora, 1995, El Colegio de Michoacán.
Bibliographie
CARRASCO Rivas, Guillermo ;
Cornelio Hernández
Rójas, “Modelos de rotación e interracción
interbarrial de las mayordomías de San Juan Bautista y
de la Virgen de la Natividad en una comunidad de orígen
otomí, Tlaxcala”, Coloquio internacional sobre
otopames; Homenaje a Ramon Piña Chan, Universidad
Autónoma del Estado de México, 1999,Toluca
DUMONT Louis, Homohierarchicus. Le système des castes
et ses implications, Paris, Gallimard, 1979
GALINIER Jacques, N’yuhu. Les Indiens otomis.
Hiérarchie sociale et tradition dans le sud de la
Huasteca, México, Mission archéologique et
ethnologique française du Mexique,1979
GALINIER Jacques, La moitié du monde. Le corps et le
cosmos dans le rituel des Indiens otomi, Paris, PUF,
1997
LEVI-STRAUSS Claude, “Les organisations dualistes
existent-elles ?”, in Anthropologie structurale,
Paris, Plon, 1958 (col. Agora, pp. 154-188).
LEVI-STRAUSS Claude, Le regard éloigné. Paris,
Plon, 1983.
LOPEZ CASTRO, Gustavo, 1995, El Río Bravo es charco,
Cancionero del migrante, Zamora, El Colegio de
Michoacán.
PITT- RIVERS Julian, “Palabras y hechos : los ladinos”
in N. Mc Quaun & J. PittRivers (éd.),
Ensayos de
antropología en la zona central de Chiapas,
Mexico, Instituto Nacional Indigenista, 1989
SAUMADE Frédéric « Du taureau au dindon. Domestication
du métissage dans le Nouveau Monde mexicain », Etudes
rurales, 2001
SAUMADE Frédéric "Carnaval, morphologie sociale et
émigration, ou la cosmogonie otomi régénéré
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2005
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