Colloque international GDR CNRS-OPUS : Œuvres, publics, sociétés
Université de Nantes – LESTAMP, les 21, 22, 23 novembre 2002
A travers notre histoire, le peuple se donne comme part de rêve et part d’oubli. Cette notion plus politique, plus lyrique que strictement sociologique conduit à s’interroger sur les manifestations « du peuple » et du « populaire » dans les formes actuelles de l’esthétique. Question d’autant plus cruciale que l’exploration de ces domaines souvent dépréciés, se heurte à de véritables incertitudes méthodologiques : récurrence d’un manque de sources, d’une perte de traces, ou bien affrontement à la « démesure » massive et diffuse des phénomènes étudiés.
Peuples-figurant, peuples-publics, peuples utopiques, peuples jardiniers, peuples danseurs … c’est au croisement d’une socio-anthropologie des cultures populaires et d’une réflexion esthétique critique que ce colloque se propose d’aborder ce qui semble bien être l’un des points aveugles de la sociologie de l’art. Dans cette optique, aucune forme d’expression artistique n’est à négliger. Nous avons choisi d’articuler ces thèmes et ces débats autour des quatre axes suivants :
- Art et figures du peuple
- L’art sans étiquette
- Du grand public aux fans
- Esthétique, histoire et politique
Art et figures du peuple
Lorsqu’il est convoqué dans l’art, dans la littérature, le peuple, en toutes ses nuances possibles, l’est sous les formes de l’idéalisation ou de la description « réaliste « , chacune pouvant être bénéfique ou maléfique. Le premier mode manifesté dans le Mythe, mais plus souvent dans l’épopée, confère au peuple la stature du héros. A l’achronie de l’épopée (Bakhtine), répond l’inscription dans le temps des forces sociales (Goldmann). Le peuple dans cette ambivalence, est-il Figure ou Figurant ? et de quoi ? Objet de mise en scène pour l’histoire (romans, BD, chansons, peinture, voire musique, etc.) ou metteur en scène de l’Histoire, le peuple est-il matériau ou lieu de l’art et de la littérature ? Cette mise en forme idéale ou presque « entomologique » du peuple, quelle place laisse-t-elle à celui-là même qui, de sujet de la figuration, tend à faire œuvre ? Le peuple dans l’art serait-il un art sans peuple ?
L’art sans étiquette
La notion d’Art évoque couramment des savoir faire autonomes, des auteurs et des ouvrages consacrés. Sous ce regard, c’est toute la part des esthétiques ordinaires, celles issues des quotidiens populaires, qui est alors occultée. S’ils sont objets de la représentation littéraire, graphique, picturale – en particulier dans la tradition réaliste du dix-neuvième siècle – les peuples sont aussi créateurs anonymes d’arts légers, d’arts modestes, d’arts sans archives, s’inscrivant en prolongement direct de cultures spécifiques, liées aux gestes du travail, aux émotions de l’entre soi, aux usages et jeux du corps, de la parole ou de la voix.
Pour le plus grand nombre cette expérience sensible se stylise à travers les « presque rien » de l’objet décoratif, des bricolages, des expressions festives de la danse et des chants authentifiés dans la confidentialité des proches. Rares sont les créations plus accomplies, aux symbolisations plus indéterminées, qui trouveront – aux marges de l’institution – de relatives reconnaissances et visibilités, sous l’appellation ambivalente d’art naïf ou d’art brut. La connaissance affinée de ces pratiques, de leurs productions plus familières ou plus décalées représente ici un enjeu d’importance.
Du grand public aux fans
La culture de masse est devenue depuis les années 60 (via la télévision, la musique, le cinéma…) la principale culture commune : elle est une donnée importante de l’expérience des individus, un investissement économique majeur pour les industries culturelles et un enjeu symbolique central en particulier sur la question des rapports sociaux, de sexe, de minorité…
Nous proposons donc ici de nous interroger sur la réception et l’usage social des « œuvres » par ce qu’il est convenu d’appeler le « grand public » : s’agit-il simplement d’opposer la culture cultivée à la culture de masse ? Trouve-t-on dans l’uniformisation et l’universalisation des produits culturels, la confirmation de la « mystification des masses » ? Le « grand public » est-il une donnée objective, quantifiable ? Se recrute-t-il parmi les fractions du public les plus démunies en capital culturel ? Que nous apprennent les fans et les fan-clubs sur la construction des identités ou sur la production du jugement de goût dans le champ de la culture populaire ?
Esthétique, histoire et politique
Dans les moments de rupture historique, l’art entre en correspondance avec une vision collective du monde : l’URSS des années vingt, le Mexique des muralistes constituent des exemples parmi d’autres, suscitant notamment la question des rapports des artistes engagés et de leur public, au réel, au vrai, au vraisemblable, à l’histoire en train de se faire, ainsi que celle de la liberté des artistes, de leur reconnaissance et de leur statut dans la cité. L’histoire d’une manière générale est pleine de ces confrontations entre cultures, le plus souvent sur le mode de la violence : déracinements, acculturations, colonisation… produisent des formes esthétiques devenant formes de survie (le blues), arts d’apparent métissage (le baroque latino-américain).
Au-delà de la lecture des œuvres et des mondes de l’art, (H. Becker) comme terrains de confrontation sociale, et comme expressions de la domination se dessinent des questions plus larges et fondamentales : ce que l’on désigne sous les termes de crise ou de fin des grands récits fondateurs, de déclin des mythes politiques, ouvrirait-il à un déplacement du sens et des attentes sociales vers les domaines de l’art ? L’esthétique manifesterait-elle alors cette irréductible rêverie d’un monde meilleur, sous la forme de micro-utopies et de « promesses informulées » (E. Bloch) ? Aujourd’hui semble nous inviter à penser autrement l’historicité du lien entre esthétique et politique ainsi qu’entre leurs imaginaires.
Toutefois, dans les synergies actuellement ouvertes entre esthétique et société, le spectre de ces « arts d’en bas », de ces « arts à l’état vif » (R. Shusterman) est, lui aussi, traversé de mutations. Qu’en est-il aujourd’hui, de ces échanges impulsés entre autodidactes, amateurs et professionnels ? Verrait-on s’y dessiner la mise à l’épreuve atomisée, fragmentaire de nouveaux lieux communs de la culture ? (Joëlle DENIOT)
Ce colloque est dédié à Claude Leneveu, notre ami tragiquement disparu le 13 septembre 2002 membre fondateur au premier rang des chevilles ouvrières de la dynamique du LESTAMP. Ses recherches sur les cultures ouvrières ont activement nourri notre laboratoire. Elles sont toujours vivantes en ses textes et en nous.
Le colloque a été éditée par Joëlle Deniot et Alain Pessin, aux éditions L’Harmattan;