Djallal HEUZE
EHESS Centre d'anthropologie, EHESS-CNRS, Toulouse -
Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud
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LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
La
reformulation des dimensions symboliques, mythiques et
imaginaires du genre humain en période de mondialisation “sans
retour”. CCR c’est une hypothèse et une intuition. Les initiales
signifient Crise, croissance réforme. Nous parlons de
métareligion parce quelle met en scène des emboitements,
successions et imbrications d’éléments qui ne sont pas tous
sacrés, sanctifiés ou sacralisables mais dont certains le sont
et dont l’agencement constituerait, selon notre hypothèse, une
réalité transcendante ou supérieure, vécue comme telle bien
avant d’être théorisée. Le théorique serait généralement devancé
par les actes. Héritière d’une partie des pratiques et des
positionnements des bourgeoisies du XVIIIe et du XIXe siècle
d’Europe, dressées contre la rhétorique et le culte des statuts
des anciens régimes, ayant intégré de nombreux autres éléments,
la CCR existe d’autant mieux qu’elle ne se définit pas, ne se
justifie pas et dans certaines perspectives de poids, n’existe
pas. Elle a un côté fantasmatique. Par rapport aux idéologies de
la discrétion bourgeoise, à la volonté de tout fondre dans une
classe moyenne et un universalisme plus ou moins typé (ou dans
le racisme) CCR appartient cependant à une société où la mise en
scène, la pub et la propagande par l’information sont des faits
premiers. Certaines de ses manifestations sont plus
qu’ostentatoires.
Ses initiales désignent un ensemble de pratiques qui concernent
tout le monde. C’est une volonté affichée, reprise, asséné et
glorifié que d’être mondial ou global.[1] Sinon, dans nombre de
discours et d’aussi nombreuses pratiques actuelles on n’existe
plus. La capacité d’humaniser ou déshumaniser fait partie du
capital de pensée et d’action des grandes religions et aussi des
Etats. Ces pratiques CCR auraient le pouvoir, la puissance
plutôt, de phagocyter, intégrer ou infléchir les autres,
anciennes ou non pratiques et modes du religieux. Elles seraient
aussi capables de mettre en pièces ou de faire vivre selon ses
rythmes et concepts, les perspectives areligieuses, les
athéismes ou les matérialismes, ces niveaux et appréciations de
la conscience humaine n’intéressant pas vraiment la CCR. Nous n’animisons
pas cette dernière que pour raccourcir le propos, sans croire
nullement que CCR soit un être, ou une entité vivante d’un autre
ordre. Ils sont peut-être effectivement subsidiaires à un ordre
métahumain qui se déconnecte souvent des pensées, plus encore
des “valeurs”[2] Les trois termes, croissance crise réforme,
n’ont pas une importance énorme. Pour mieux dire ce serait leur
contenu précis, sémantique et culturel qu’il conviendrait de
relativiser. Ce qui compterait serait plutôt l’arrangement de
contenus passablement mouvants mais centrés sur un principe, un
rapport au monde, des vues de l’être. Nous avons retenu CCR, en
France contemporaine, parce que nous sommes de culture française
actuelle, avec des nuances et des particularités évidemment. Ces
mots sont bien installés, presque ‘fichés’, dans les
vocabulaires savants puis courants de la région et de la langue
depuis deux bons siècles. Ils sont par ailleurs répandus, avec
des traductions et interprétations pertinentes, voire
impertinentes, partout, y compris dans les langues inuit.
Nous poserons comme hypothèse que l’important serait qu’ils
soient trois, que leur coordination, de type tendue, soit forte
et que le monde entier soit concerné. Une première remarque: si
(le chiffre) deux met souvent en scène le conflit et le pouvoir,
trois est reconnu dans beaucoup d’ensembles civilisationnels,
comme un signe de l’apparition du religieux. C’est un ensemble
stable et, nous le verrons, structurellement producteur de
transcendance. Religieux est devenu un terme malséant, surtout
pour parler de ses propres pratiques et des habitus de masse en
milieu médiatisé et publicisé. Par ailleurs des inventions et
réductions du religieux opérées à partir de catégories
catholiques strictes vues comme l’envers des idéologies des
lumières et de la rationalité a introduit sur la scène des
objets standarts qui ne sont pas tout ce que nous considérons
comme “le religieux”. Nous prendrons la désaffection vis à vis
d’un terme (religieux) qui reste insurpassable comme une mode,
assez localisée à la France urbaine et intellectuelle et d’un
intérêt relatif. Religere, relier et associer des humains
et leur milieu, est bien ce qui est en cause ici. Des termes ont
changé et évolueront encore. Ce que nous expliquerons plus loin
est centré sur la relation de ce tripôle aux univers conceptuels
de l’humain et aux perspective de devenir. Il y aurait donc une
métareligion omniprésente de CCR. Laissons cela pour le moment.
Les
anthropologues
C’est communément mais de plus en plus souvent à tort que l’on
se représente les anthropologues comme des gens polarisés par de
petits mondes marginaux, fermés ou ‘traditionnels’. Les petits
univers sont dignes d’intérêt, encore que certains d’entre eux
aimeraient assez avoir la paix. La question est ailleurs. Dans
le cadre qui est le notre en Europe aujourd’hui, le discours des
sciences sociales s’effondre dans la médiocrité du convenu ou de
la commande, le bavardage moralisant et, plus essentiel encore
sans doute, dans l’infinie fragmentation des perspectives et de
la pensée. L’anthropologie n’est pas une panacée, encore moins
un remède. C’est un peu par hasard, parce qu’elle n’est pas à la
mode, ne suscite pas d’enjeux et oublie plus ou moins
tranquillement ses origines épouvantables[3] qu’elle se révèle
pour un temps utile, peut-être irremplaçable. Les bavardages,
les stances inébranlables et l’immense gamme d’interventions
intermédiaires sur la mondialisation ne peuvent passer dans le
champ disciplinaire sans favoriser des remises en cause, des
débats et des repositionnements, outre la volonté de préserver
ses perspectives propres, ses sujets et la diversité humaine.
Les “sciences"[4] inquiètes sont, semble-til créatrices, même
peu et relativement. C’est de cela que nous voulons profiter.
L’anthropologie rappelle à qui sait s’en servir que certains de
ses promoteurs ont mis en scène une vision synthétique et plus
ou moins complète de l’humain. Malgré ce qui se raconte au sujet
de la machine, en vertu justement de cette puissance qui s’y
rapporte et de l’humanité infinie de la médiation par l’outil,
cet humain persiste à exister comme une globalité, autant mais
différemment que le marché ou la planète, au delà et en deça des
généralisations sympathiques, mais tellement abstraites et
parfois cyniques, sur les Droits de l’Homme (ensemble situé) et
les valeurs humaines (réalité mouvante). L’intérêt de ces
derniers n’est pas en cause. C’est leur influence, leur impact
sur les faits qui l’est.
Si l’anthropologie s’associe avec des données de l’ensemble de
la connaissance, ce qui est une de ses tendances profondes, si
elle n’ignore pas ce qui se sait en sciences politiques, en
psychanalyse, en psychologie de masse et en histoire, si elle
permet d’introduire une mesure raisonnable (compréhensible) de
comparatisme, elle devient franchement précieuse. C’est du
capital de croyances, de rites et de rapports sociaux liés à des
perspectives sacrées ou supérieures, que nous voudrions parler.
De nombreuses personnes se sont rendues compte depuis trente ans
en ce pays que les échanges commerciaux et les styles de tours
de contrôle[5] n’étaient pas les seules choses à connaître un
accroissement prodigieux et une standardisation nouvelle. On a
évoqué, et encore plus souvent craint, de nouvelles croyances
“dures”, limitées aux recompositions de religions préexistantes
autour de principe durcis et de pratiques unifiées[6]. D’autres
auteur(e)s ont parlé de “bricolage” ou d’adaptation aux
circonstances. Ces analyses intéressantes demeurent limitées.
Elles sont prisonnières du cadre conceptuel de la recherche en
science sociale et de ce qui le surdétermine. Dans ces domaines,
où il faudrait beaucoup d’érudition, de force de caractère et de
sens critique, il est extrêmement quadrillé. Il est
particulièrement influencé par les appareils et groupes de
pression de différentes religions, au premier plan le
christianisme protestant, ceux, plus faibles de diverses
moutures de philosophie rationalisantes et les perspectives de
groupements et courants qui se pensent au dessus ou contre le
religieux parce qu’ils ont nié, à une moment de leur
affirmation, une croyance ou un ordre qui leurs paraissaient
irrationels ou injuste. Ces groupements et courants représentent
souvent des groupes d’intérêts un peu déphasés dans un univers
où la grande croyance est le triangle CCR et non le divin ou son
absence.
C’est à la fois une gageure et un besoin pressant que de parler
de manière générale et un peu distanciée du sujet. C’est fort
peu dire qu’il est bourré d’écueils. La réthorique, façon
historicisme ‘hegelien’ ou autre, est tentante mais nous
poserons le postulat de sa vanité. Il n’y a rien à annoncer.
L’histoire a été suffisamment animisée et ses acteurs
essentialisés, simplifiés et amalgamés pour que l’on en rajoute.
Les choses sont là, lourdes, mélangées, pas vraiment attrayantes
pour qui veut mettre l’esprit, l’humain ou encore le savoir, en
valeur, attachantes pourtant quelquefois parce que les destins
croisés des êtres y sont collés ou imbriqués, compliquées et
ambivalentes en toutes circonstances. Il y a énormément
d’éléments et d’une certaine façon, tout se rapporte au sujet.
Toute tentative pour le réduire à quelques principes en usant du
style “ce n’est rien d’autre que”, est illusoire et ennuyeuse.
Amalgamer ou rapporter à des catégories existantes, du
religieux, du politique ou de l’aconomique, en défférenciant
bien les genres est confortant - c’est pourquoi c’est tellement
pratiqué - mais le faire nous aide surtout à mesurer la misère
des catégories présentes de la sciences sociale en matière de
compréhension du religieux. L’ensemble a été torturé par les
pensées réductrices de quelques spécialistes et de nombreux
prêtres et croyants. Nous citerons, juste pour mémoire la
polémique scientifique n’étant vraiment pas le but de ce texte,
le poids exacerbé des représentations philosophiques grecques,
kantiennes et matérialistes dans certains milieux ou la tendance
rémanente à prendre une religion pour ce que ses textes ou ses
prêtres ou encore ses pratiquants en disent. Il convient de nous
rappeler constamment qu’une grille de lecture n’est pas le réel,
qu’un mot n’est pas la chose et que les réalités les plus
puissantes tendent à devenir, de par leur puissance même, les
moins évidentes et, dans le cas précis d’une approche par les
mots, les moins descriptibles.
Un des prémices de notre intervention dans le champs de débats,
évités ou non conceptualisés, plus qu’interdits, tient donc à la
conscience, ou la préscience de la prégnance d’une “vulgate” ou
d’une idéologie, ou encore d’une conscience subliminale,
élastique mais omniprésente et puissante, touchant à ce que sont
les humains, leur destin et leurs rapports éventuels avec des
sacralisations ou/et des hiérarchisations ontologiques. Sans
qu’ils soit intéressant de parler de tromperie, ce vieux terme
commun à de nombreuses religions et aux cultes récents de l’Etat
et de la communauté, c’est d’abord l’impression d’un magma où
les éléments de la réalité se trouvent imbriqués et comme
mélangés, sans laisser de possibilité de distanciation aux
humains, qui prévaut. Les idées de complot, de manipulation et
d’intérêt s’offrent mais leur utilité est secondaire bien que
les intérêts et des manipulations soient présents, comme dans
tous les cadres humains complexes ou simplement compliqués[7].
Il s’y ajoute le sentiment de la présence de nombreux jeux de
rôles, probablement liés à l’énorme médiatisation et au
caractère publicitaire ou emblématique de la vie sociale qui
entre en ligne de compte, qui fait, en dernier ressort, la CCR.
Enfin la prolifération d’interversions et d’angles morts de la
pensée est frappante. C’est comme si l’humain contemporain,
honnête, manipulateur ou autre, peinait à définir le monde qui
le concerne au plus proche et plus encore à reconnaitre ce qui,
dans ses relations et la constitution de sa personne, le
rapporte à des phénomènes profonds, généralisés et humains.
Beaucoup s’épuisent à se définir comme originaux, voire uniques
quand ils n’arrivent tout simplement pas à être, au delà de
l’existence. L’espèce de transe individualiste qui saisit nombre
de participants des scènes contemporaines contribue beaucoup à
transformer les consciences de soi et les savoirs sur autrui en
bavardages désaxés mais ce n’est très probablement pas le seul
phénomène en cause.
Il est sans doute utile d’avoir approché durant des années des
sociétés basées sur l’affirmation et la valorisation de statuts
sacralisés, qui ne font guère de problèmes pour faire de la
puissance un élément proche et omniprésent de sacré puisque, de
puissance sacrée, de statuts ou de classements, il sera quelque
peu question. Une connaissance de mondes extérieurs, à son
propre monde quotidien, prétendument universel ou non, constitue
une extériorité ou une source de recul précieuse. L’approche
d’univers vivants assez forts pour se croire les maîtres de
leurs destins et de leurs relation au sacré, même dans de petits
espaces et moments, l’est aussi. En ajoutant à ces traits une
érudition notable il y aurait un cocktail de base, nécessaire
mais pas suffisant. Il serait vital aussi, par exemple, d’avoir
de l’humour, encore que ce dernier puisse être un jeu de
négociation assez futile avec des réalités que l’on ne veut pas
voir et évite de prendre le risque de comprendre. S’il est une
incarnation agréable du sens critique et de la distanciation,
qui sont si facilement ratiocineurs et accusateurs, cet humour
devient un élément de première valeur. Rien ne permet de croire
à notre capacité de nous hisser vers les sommets qui viennent
d’être évoqués. Nous nous permettrons cependant de continuer.
Nous partirons d’une base très souvent oubliée. Nous vivons en
un lieu et un moment où, à part les exagérations des “inventeurs
d’ère”, moderne ou non, sur mesure et garanties imputrescibles,
la tendance à l’oubli dans la minute qui suit de ce qui vient
d’être présenté comme éternel dans la minute précédente s’est
hypertrophiée d’une façon déraisonnable. Ce n’est pourtant pas,
cette région de Toulouse (France) en l’hiver froid 2005, un lieu
de grands drames ou de désagrégations culturelles incontrôlées.
C’est plutôt l’habitude maintenant planétarisée, des systèmes de
diffusion (de quoi? Information est un terme nettement déplacé
pour cette gestion minutieuse et quelque part incontrôlée de
flux de mots et d’images) et le rôle de milieux de spécialistes
de plus en plus dépassés par leurs objet, qui fabriquerait la
tendance. Cette instabilité et cette volonté de tout inventer
ont quelque chose de touchant. Il est cependant difficile d’en
tirer quelque chose d’autre que du vertige.
Il nous semble au contraire probable que le capital de relations
et de concepts dont dispose les humains, notamment en matière de
religieux et de morale, n’a que peu évolué depuis l’époque de
Bouddha, de Confucius, de Mahavir et de Zoroastre, il y a deux
mille cinq cent ans, quand les grandes notions du sacré qui
demeurent des jalons de la conscience humaine ont été élaborées
puis socialement expérimentées. La Grèce, l’Egypte et Rome ont
aussi participé de ce mouvement, incarné ailleurs par des
systèmes moins visibles, en termes de pouvoir, mais souvent
aussi perfectionnés en ce qui concerne les inventions de
rapports sociaux et la perception de ce que peut être le sacré,
dans de nombreuses parties du monde. Les ensembles du
monothéisme biblique et post biblique ont participé à ce fonds
commun ancien, suivant des processus courants qui ne permet pas
d’en faire des éléments extraordinaires. Cette affirmation
générale n’a pas grande portée et n’est pas centrale. Il n’y a
pas lieu de s’y arrêter. Ce qu’a apporté l’univers récent des
techniques de la maîtrise (sur la nature, donc sur l’humain) aux
constructions de religieux et à l’expérience des humains en
relation est à la fois gigantesque, imniprésent et fort mince.
Les premières ont continué à vivre, se transmettre, parfois se
sophistiquer, plus souvent, peut-être, se simplifier, en usant
d’apports anciens. Le principe d’un empilement de réalités et
d’une juxtaposition de pratiques, relatifs et dépendants de
faits structuraux potentiellement divergents, qui a été valable
pour tous les lieux et toutes les pratiques humaines, apparait
ici singulièrement pertinent. L’apport des sciences sociales,
récemment ‘coagulées’ et spécialisées, existe enfin mais il est
singulièrement décalé et peu utilisable dans la vie quotidienne,
surtout lorsque des quantités de gens laissent des écrans penser
à leur place.
La déstructuration, l’infléchissement et la régression du
langage est un des niveaux de la réalité contemporaine qui
permet d’introduire au phénomène. Pourquoi un ensemble de
discours et de pratiques qui ont, nous allons tenter de le
montrer quelque chose d’invraisemblable, de dérisoire et de
suicidaire tout en étant imparables et capables d’assumer de
multiples postures, ont-ils assumé un statut aussi
incontournable? Pour l’aborder, sans évidemment tout comprendre
à partir d’un aussi petit exemple, il est intéressant de revenir
sur ce qui se passe dans les sciences sociales contemporaines,
en France mais aussi, au prix d’inflexions diverses dans tous
les pays du monde où fonctionnent des systèmes de reproduction
des savoirs. La science sociale est passée dans l’orbite des
donneurs de contrats et, loin d’inspirer le journalisme de
qualité comme cela a pu être le cas à des époques antérieures,
elle emprunte des schémas, voire des tropes, au journalisme de
standart médiocre. Ce phénomène d’apparence triviale nous porte
au coeur de la “métareligion” Crise Croissance Réforme. Cette
dernière est en effet structurellement normée pour associer le
populaire, la masse, une masse attachée à certaine formes de
confusion intellectuelle et à la brutalisation sociale, à des
notions de l’universel inventées par des élites ou de tout
petits groupes sectaires, en manipulant le langage et toutes les
pratiques symboliques. En sciences sociales, l’utilisation sans
nuance ni contextualisation de notions comme “société civile”,
“marché”, “secteur informel”, “fondamentalisme”, “classes
moyennes” ou “mondialisation”, ainsi que crise, croissance et
réforme, après avoir abusé des concepts de progrès, modernité,
tradition et quelques autres, s’accompagne d’un jargon
impressionnant et de restes de méthodes objectivantes. Ces
expressions sont ce que nous appelons des ‘incontournables’. On
en retrouve des quantités dans le cadre de la CCR dans toutes
sortes de configurations. Leur généralisation exprime la
puissance de ses catégories, le caractère total et incontesté de
son champ d’influence. Si les sciences sociales ne sont
généralement plus très intéressantes elles restent puissamment
arides. La CCR dispose au contraire de moyens pour se rendre
intéressante[8], vitale, séductrice et, nous l’avons déjà
remarqué, incontournable. Humains et ensembles humains
fusionnent au moins partiellement avec elle. C’est le propre de
tout grand système socioreligieux.
Une
introduction à CCR comme fait religieux
Nous nous trouvons en face d’un discours total qui ne se pose
pas, ou appremment pas, dans les cerveaux et les relations
sociales en surveillant des actes et des consciences. La force
et l’importance du système sont ailleurs. Les systèmes
totalitaires récents, les tentatives d’Empire (allemand,
soviétique) et d’autres ensembles oppressifs visant à remplacer
le religieux antérieur par la sacralisation de leur réalité
s’appuyaient sur des croyances proches de celles que nous voyons
fleurir en CCR. Crise, croissance et réforme les ont porté en
avant (c’est métaphorique) et animés, de manière plus ou moins
obsessionnelle. Ils organisaient cependant mal les catégories et
les relations internes à l’ensemble. Le tripôle de relations
structurelles dont nous allons parler n’était pas équilibré.
Souvent il manquait un élément ou il ne s’incarnait que par des
jeux de mensonges (la Réforme, la Croissance). Ils s’appuyaient
sur des associations intenables et porteuses d’auto ou d’exodestruction.
Cela les a rendus faibles et ivres de puissance fragile. A
postériori, nous aurions tendance à les voir comme des
hétérodoxies et des hétéropraxies d’une CCR en voie de
constitution. Toute orthodoxie d’aujourd’hui peut se démoder, se
débrancher et être jugée de façon dépréciative, voire diabolisée
(l’idéologie de la planification d’hier). C’est une
caractéristique centrale du champ métareligieux. Pour l’instant,
malgré l’ambiguïté de nombreuses relations et processus,
l’ensemble CCR est apprécié, à moins qu’il ne faille dire:
adoré, sans problèmes par des ensembles aussi immenses que
variés, ou plutôt dissociés. La séduction, branchée sur les flux
du désir, est au centre de l’ensemble CCR. Elle fonde ses
existences, réelle et fantasmée. Cette propension à dissocier
les sociétés pour se faire de la place est au coeur de la
métareligion. Il s’agit beaucoup moins de croyance, malgré le
caractère cru et dur de nombreux actes de foi, que d’adhésion à
des logiques, de reconnaissance dans des symboles et de choix
réduits à des alternatives entre l’acceptation de l’ordre ou
l’enfer ou le chaos, la régression, la malédiction, la mort, etc,
... Cette pluralité d’inflexions est caractéristique. Nous y
reviendrons. Ce qui parle de croissance touche à l’être, les
catégories de CCR usant de la propension humaine à généraliser,
alors que leur puissance est telle qu’il est difficile de leur
opposer des barrières.
Il existe un credo, à moins qu’il ne faille parler de
profession de foi ou plutôt de mantra[9]. Cette dernière
formule ouvre les portes d’une réalité “plus que réelle”, sinon
plus que parfaite, inspirée par les catégories de la CCR et
grandie par l’influence de son champ, de ses capacités
d’attraction et d’infléchissement, si l’on veut rester simple en
ratant plus ou moins décidément son but. La croissance mène à
la crise qui induira la réforme. Cela paraît simpliste,
comme toutes les contractions d’ensembles compliqués et incarnés
de manière très multiple mais c’est explicite. On le dit, on le
fait et l’on recommence parce que les mots magiques et les
affirmations de foi n’ont qu’une efficacité limitée et parce que
c’est aussi un des modes de fonctionnement de l’ensemble
humain. Une partie de la CCR se présente comme la simple
réalité, une réalité crue et matérielle cernée au mieux par les
meilleurs éléments de la science. Elle est aussi une version
élevée, purifiée et orientée de cette réalité. Le discours
commun CCR, celui de presse, télé, publicité, rappelle souvent
ces petits livres expliquant la transcendantale[10] que les
services de marketing du guru indien Maharishi diffusait
chez les petits bourgeois nord américains paumés ou curieux
durant les années 1970. Ils insistaient sur le fait qu’il ne
s’agissait pas de religion mais de mise en forme, de science et
d’adaptation au rythme du monde et à la société des hommes[11]
.
Malgré les préoccupations de santé et de longévité exprimées par
de grands tenants des dogmes CCR, on peut simplement souligner
que cette dernière se préoccupe moins centralement de santé et,
surtout, de sociétés. Il est utile de préciser que Maharishi
était un religieux et des plus sérieux, tout en se montrant
aussi capable de faire de la gestion d’entreprise, ce qui n’a
rien de novateur dans ce champ. La propension religieuse à se
vouloir la réalité, la science de son temps et de son lieu,
n’est pas neuve. Les inflexions de ces processus sont si
nombreuses que nous ne pouvons en discuter plus en détails.
L’ensemble des pulsions et processus religieux de CCR est
d’ailleurs fait d’emprunts. C’est une constante des grands
ensembles de croyances qui prétendent exprimer la vérité en
s’adressant à de grands groupes humains qui ont connu auparavant
des cultures et des systèmes de pensées aussi compliqués voire
nettement plus sophistiqués. Le tripôle CCR englobe beaucoup de
choses. On ne peut le réduire à une composante ni à un degré de
discours, parfois initiatique. Une des tendances lourdes du
contemporain est pourtant la réduction du compliqué au simpliste
ou du complexe au simple. Ce qui se produit dans le cadre des
durcissements emblématiques de l’islam, des cultes de modernité,
de l’hindouisme ou d’autres religions prises en charge par des
alliances d’ingénieurs conservateurs et de clercs peu instruits
concerne aussi la CCR, religion sans naissance mais établie, qui
a la particularité, vue sa puissance de dominer les autres
interprétations et vécus du religieux.
Pour en revenir au système ‘religieux’ mis en scène et vécu sous
l’égide CCR, il faut le présenter par morceaux, parce qu’il est
trop composite et apparemment contradictoire, en posant comme
prémisse que ces ‘morceaux’ prennent des dimensions supérieures,
transcendantes ou sacrées parce qu’ils sont interprétés par des
humains et parce qu’ils fonctionnent ensemble. Il conviendrait
donc de se débarrasser des idées qui veulent que le religieux se
réduise à une révélation, des écritures et des possibilités de
salut. Si c’est impossible ou choquant, on peut au moins poser
une hypothèse en ce sens. Il y a tout cela - révélation,
écritures, salut - dans la CCR, vue l’importance de ses origines
ou plutôt de ses matrices chrétiennes et le caractère propre à
l’annonciation des moments bouleversés que nous vivons, mais ce
sont des domaines un peu secondaires. C’est ce qui pousse nombre
d’esprits christianisés, antichrétiens trancendant leur ennemi
ou orphelins de “sauveur” à ne pas voir la dimension sacralisée
de CCR. L’interprétation du religieux comme quête de spirituel
et recherche de parcours élevés est encore plus réductrice.
Quant au concepts et aux problématiques incluant des dieux et
des déesses, ce sont des parties très spécialisées des ensembles
religieux, les inventions de dieu unique, dieux et déesses
mettant en scène des catégories qui ne sont souvent même pas
comparables. Le religieux n’a jamais été le monde.
Il l’a toujours influencé et représenté en interférant avec
presque tous les niveaux des ensembles humains. Les ensembles
religieux établis et nombre de groupements marginaux et de
tendances diffuses, même révoltés et critiques, ont participé à
des jeux politiques, des pratiques hiérarchisantes, des
ensembles identitaires (communautés de divers types), des
appareils, des systèmes d’exploitations, des processus de
régulation de la production et de la reproduction. Sans ces
relations et ces niveaux de la réalité il n’existe pas, dans
notre perception et en se référant aux connaissances dont nous
disposons, d’ensembles humains. Le religieux concret et vivant
n’existe pas sans des dogmes, des rituels et des perspectives
d’ordre supérieur. Il assume ces spécialités parce qu’il
interfère avec les réalités évoquées dans la phrase précédente.
Les valeurs religieuses ne font pas la réalité. Elles s’y
ajoutent comme un élément particulier, parfois puissant, plus
souvent distant et en rapport compliqué au réel, parfois
dérisoire. La force du religieux réside dans son adéquation à
des formes culturelles, imaginaires et sociales et dans sa
capacité à tout infléchir ou réduire, dans le discours, la
pensée, le savoir, bien plus qu’à la production de savoir et de
pensée propres. Tout ceci pour préciser à quel point les
rhétoriques de laïcisme et d’autres positions qui prétendent
pouvoir créer du social sans sacré se révèlent,
quoiqu’intéressantes, pour le moins problématiques. Ce sont des
banalités. Il est dommage de devoir les rappeler.
La CCR s’appuie sur un système symbolique d’une force
extraordinaire, qui tend à donner au chiffre un poids jamais
atteint dans les représentations religieuses. Les systèmes
chinois, hindous, musulmans, juifs ou les pythagoriciens ont,
entre autres porteurs et créateurs de religieux, reconnu la
sacralité des chiffres. Toutes les religions jouent avec la
numérotation. Depuis 5000 ans plusieurs systèmes astrologiques
ont fait cela sur un plan très proche, qui achève de glisser de
la métascience englobant ou non le religieux au scientisme et au
domaine des loisirs. Cette sacralité du compter est associée à
de nombreux types de catégorisations et, primordialement sans
doute, à des notions du temps et, dans un contexte plus
restrictif, de l’ère. Ces dernières ne sont jamais purement
religieuses mais les religions s’y intéressent de très près,même
quand elles concernent peu de gens. Faire l’époque, manier le
temps et ses cycles, annoncer l’ère, clore la prophétie, finir
la transmigration (etc,...) sont des obsessions, croisées ou
très proches des multiples religieux. Le temps, les planètes,
les cassures du temps, la création, forment un ensemble de
croyances fondamentales qu’il faut au moins intégrer ou
apprivoiser. Ces croyances sont nourries par des systèmes de
connaissance religieuses et non religieuses.
Il n’y a rien de particulier aux perspectives CCR en la matière
sinon la puissance de certaines prophétioes autoréalisatrices
appuyées sur des données dogmatiques et concrètes. La
représentation imagée et répétitive d’un âge d’or est placée à
la fois derrière (mais avant le “Moyen âge”) et devant
l’humanité présente, ce qui s’apparente à une forme de
classicisme de la perspective religieuse en la matière. Il y a
un début des temps, outre l’ère chrétienne imposée par le fait
colonial, assez facilement défini par la plus proche hausse du
coût de la tonne[12] de pétrole brut ou par les inflexions
immédiatement perceptibles de grands chiffres sacrés et
terribles comme les taux d’inflation, de chômage et de
production de marchandises dont le papier toilette des Européens
et Nord américains. Il existe des chiffres tabous ou dévalués.
La population (le chiffre des humains dans une ensemble) qui
était première à l’ère de l’inflexion nationaliste est beaucoup
moins bien vue puisqu’elle n’a plus de rapport premier avec la
puissance et que l’ensemble est partiellement déterritorialisé.
Elle reste prisée dans des ensembles ‘déclassés’ (infra)
comme des communautés ethnoreligieuses. Tous les chiffres
classent et ordonnent en donnant à ce qu’ils représentent une
valeur supérieure. Cela ne les empêche pas, éventuellement de
servir de repères pour des politiques mais les politiques sont
dévaluées par la puissance du prophétique et des caprices de
marchands indissolublement liés. La manière dont le social est
découpé pour l’analyse et la construction du chiffre dans le
cadre des idéologies CCR rend ces chiffres ridicules ou
inopérants[13]. Leur rapport avec des mensonges et des
manipulations est hors de notre approche mais non sans
connections avec les très vieilles relations manipulatrices des
bureaucraties religieuses et du chiffre.
L’importance du fétichisme est centrale. La capacité de CCR[14]
à pourvoir des objets, des êtres, des moments et des symboles de
pouvoirs et de dimensions surhumaine est infinie, fondatrice,
constamment renforcée. Il y a aussi des icônes (marché, acteurs,
etc,...). C’est parce que des indices, des rumeurs mais aussi
des objets ou des personnes sont investis de capacités,
authentiques et fallacieuses à la fois de prévoir et de modeler
l’être et le devenir humain, que la CCR assume des aspects aussi
phénoménaux. Le fétichisme, transporté par le système médiatique
mais aussi par des structures de socialisation beaucoup plus
anciens, dont la rue, la salle de quotation et ses bruits, est
une tendance omniprésente. Elle reprend le symbolique des
chiffres en le transférant sur des réalités touchables ou au
moins imaginables. Elles donnent aux bateleurs d’écran,
vedettes, aux artistes, aux économistes, au magnats, aux cadres
des couches aisées et supérieures dites “moyennes”, parfois à
des hommes politiques, très exceptionnellement à des penseurs,
des statuts et des ampleurs phénoménaux, de plus en plus souvent
assortis de privilèges et de capacités de porter la pensée et la
non pensée de la CCR. C’est fort valorisant ou dangereux selon
les cas car la CCR use des personnes et des objets comme des
titres en bourse.
Elle peut réserver des chutes spectaculaires à ceux qui ont
servi d’idoles. C’est la rançon d’un système gorgé de puissance
quasi pure où la sélection est la règle, à côté de la
transmission rigoureuse, fort ancienne et non contradictoire
avec ce qui vient d’être dit, des positions, des fortunes, des
statuts. Une partie importante de la symbolisation CCR sort
toutefois du domaine des fétiches et des icônes pour s’inscrire
dans ce que les hindous védantistes et bhaktistes[15] sont
appelé le jeu des dieux et du cosmos, le lila. C’est une
sorte de drame, qui fait des créatures vivantes et notamment des
humains, les éléments d’une réalité supérieures, auxquelles
elles fournissent une incarnation plus ou moins fugitive. Il
convient dans l’hindouisme de s’en libérer par l’héroïsme, les
disciplines (yoga), le savoir, le sacrifice, le devoir ou
encore l’amour immodéré des dieux. Il n’est pas certains que ces
pratiques aient de l’efficace ou soient valorisées dans le cadre
du lila de marché, ou d’un autre dérivant du style CCR.
La place phénomènale de l’héroïsme sportif peut donner à penser
que les humains pris dans les représentations CCR ont tout de
même des moyens de croire surmonter la cruauté des destins, de
sembler au moins un instant apparaître comme des humains, tout
en illustrant la primauté des systèmes d’ordre et des classement
de la métareligion.
Il existe un légendaire héroïque et une histoire légendaire dans
l’ensemble CCR. L’ensemble vise à contrôler l’imaginaire, les
moeurs et le discours par ordre décroissant d’intérêt. Cela
s’explique très bien dans des ensembles sociaux où les êtres se
taisent, y compris jusqu’à ne plus chanter, la parole étant
monopolisée par des machines animées et des professionnels
idolisés. Globalement les idées comptent très peu ou plutôt il
n’y en a que quelques unes articulées autour de la profession de
foi CCR, comme des illustrations autour d’un slogan. Le
légendaire mythique est seulement plus instable, plus “virtuel”
est-il à la mode d’affirmer, que les ensembles - légendaires et
mythiques et autres mais le religieux est presque toujours aussi
‘autre’ - qui ont dominé l’époque des nationalismes. Ils
demeurent aussi essentiels dans les religions communautarisées
du type de certains judaïsmes, islamisme et hindouismes et
bouddhismes. On ne saurait vivre le religieux sans mythe mais le
mythe de ces religions durcies et simplifiées, celui des nations
et surtout celui de la CCR n’ont pas la complexité inventive et
le caractère polycentré et multiple des mythes de l’antiquité
grecque, des religions mésoaméricaines ou de l’hindouisme. Il
est souvent polarisé, quasiment hystérisé (axes réaction-progrès
et autres). Dans le christianisme le mythe est bien sûr
omniprésent, avec les miracles et les paraboles mais il est
quelque part ‘habillé’ à la fois transcendé et démythifié, en
histoire ou en dogme.
Ce seraient donc à la fois le christianisme et le
nationalisme[16] qui se retrouvent dans les séquences cassées de
mythes de la CCR, fragment d’une histoire intelligente et
structurée, vivant elle même ses inventions de temps, qui se
trouve transformée en visions édifiantes ou terribles trop
grandes pour l’humain mais à la taille des écrans géants (géant
est un mot clé de CCR) d’Hollywood par exemple. Celui qui refuse
de placer la production imaginaire des USA, avec ses relents de
mythes scandinaves et celtes, ses imprégnation chrétiennes,
puritaines et non, ses emprunts ponctuels à tous les imaginaires
vendables et ses créations basées sur l’affrontement et la
terreur, celui là n’aurait guère de chance de comprendre la CCR
et le monde contemporain. Cette dernière ne se réduit pourtant
nullement aux USA ou à leur imaginaire. Certes c’est de
l’amusement mais la religion a toujours été aussi, au moins
partiellement, amusement ou récréation, en dehors de la sphère
sinistre d’un certain chritianisme réformé ou contreréformé.
C’est de l’amusement dangereux terrifiant et structurant.
C’est ce qui nous reste de la mythique et c’est aussi
partiellement une création nouvelle car les imaginaires de
violence et de destruction, de chute et de rédemption, d’ordre
et de désordre, n’avaient jamais peut-être, atteint ce niveau de
charge de puissance. Cela reste en suspens dans un domaine où
les affirmations supectes de réalisations et d’essence
extraordinaire prolifèrent. Les comparaisons des combats de
mythes hindous trois fois millénaires et des combats de cinéma
contemporain nord américain, donnent à penser que l’inventivité
mais aussi la violence et la fascination de puissance sont aussi
importants du côté des premiers. Il existe de nombreux rites
dans CCR, outre la tendance de plus en plus délirante à vivre de
commémorations et d’anniversaires mais les rites de passage sont
faibles ou peu nvisibles. Cette tendance est liée au caractère
quotidien et ritualisé de la déréalisation de l’humain
(l’humanité étant un dieu tué de la CCR[17] ), qui occupe
suffisamment de place pour sanctifier le quotidien comme un
passage perpétuel, et à la volonté de plus en plus farouche de
ne pas socialiser ou de désocialiser, ce qui empêche l’émergence
ou le maintien des rites de passage de type antérieur.
La CCR vise d’abord les enfants et les vieux, une partie des
femmes et des hommes déboussolés aussi, dans les manifestations
sans recul de croyance ou de dépendance. Elle ne laisse aucun
autre réel ou ensemble social en dehors de son influence. Le
ciblage des dépendants, des enfants ou des éléments les moins
instruits se retrouve dans de nombreux ensembles religieux
constitués depuis 2500 ans. C’est particulièrement vrai pour
ceux qui, assumant un caractère de totalité, gèrent ou
influencent toutes les dimensions de l’humain. Aucun ensemble
socio religieux, mythique ou politique n’a atteint cette
extension et cette puissance. La mise en place de procédures de
masse du religieux, qui efface les classes, la groupes de
statut, le communautés, les sexes et surtout les cultures, tout
en survalorisées certains éléments emblématiques et vendables,
donc sacralisables, de l’identité, surtout l’âge, est un élément
central des nouvelles pratiques religieuses. Ce qui arrivé
depuis 15 ans avec les marques de vêtements et la jeunesse des
pays riches montre jusqu’où l’interpénétration des symboles CCR
avec la vie et le conditionnement de jeunes personnes prises en
charge par des machines à mythe dès l’âge de deux ans, peuvent
aller. Les processus de conditionnement poussés vers des
extrêmes de rue, de guerre et d’organisation par les grandes
poussées de parareligion ou d’hérésie totalitaire sont reprises
mais renforcée, technicisées et enfin assignées au domaine de la
maison et de la vie quotidienne.
Il est devenu peu à peu évident (admis, généralement cru) que
les mouvement erratiques de foules, les discussions et les
passions pouvaient gêner “Croissance” et s’opposer à “Réforme”.
Les grands moments sont télévisés ou fabriqués d’une autre
manière par des médiateurs. Ces comportements de foules, ces
liturgies et ces systèmes rituels, qui sont basés sur la
manipulation des imaginaires (au nom de la liberté ou non) et la
mise en scène de dogmes étroits et décalés, au nom des faits et
de la raison, ne sont pas analysables dans cette contribution.
Nous pouvons seulement retenir leur place centrale qui incorpore
une grande part des néocultes du corps et des forces solaires,
développés depuis le XIXe siècle chrétien, auquel s’ajoute
sport, commerce et puissance. Une grande part de ces cultes
rappellent l’Empire de Rome. Il est judicieux de faire aussi un
parallèle avec les mystères chrétiens du Moyen Age et les
pratiques hindoues qui placent le darshan (la vision
d’une chose ou d’un être) au centre de la pratique sociale et
religieuse. Les adorateurs sont infiniment seuls et intimement
associés (puis socialisés) par leur inaction commune face au
système de puissance et de diffusion de flux de dites
information ou de prétendus loisirs. La manière dont toute la
perception de l’autre, la conception du soi, la connaissance, le
discours social, les manières, les imaginaires, les pensées sont
captées, filtrées et infléchies par une poignée de fabriquants
de l’évènement (dramatisé et aseptisé) met en scène la très
grande dimension humaine de la CCR et le rôle central joué par
les groupes restreints (élites) qui en conditionnent les dogmes
et les formes d’expression.
Il existerait donc des spécialistes, des porteurs de paroles et
d’objets sacrés, des saints et même des virtuoses dans
l’ensemble religieux de la CCR. Seuls le moine et le renonçant,
globalement représentés par l’ensemble des tendances puritaines
qui sont déversés en chacun à domicile par le biais des
feuilletons nord américains et d’autres canaux, sont plus ou
moins euphémisés et absorbés dans l’ensemble. Il ne paraît
cependant pas très difficile de raccorder des ordres constitués
comme les Jésuites, des franc-maçonneries, des gourous
hindous commerciaux et leurs organisations ou encore des
sociétés taoïstes et de grands réformateurs musulmans, dans les
ensembles de CCR. Le point de vue global, commun à la CCR et aux
grandes religions simplifiées, réformées (déjà) et fréquemment
militarisées, est de favoriser le renoncement dans le monde. CCR
ne se refuse nullement à faire fond sur les pulsions sexuelles
pour changer le monde dans les directions valorisées et
supérieures, tout en laissant aux marchands et aux financiers,
un des corps constituant l’armature des spécialistes et des
propagandistes CCR, le droit ou plutôt le privilège de disposer
de nos corps en usant de la publicité, de la rumeur, du flot
médiatique et, il ne faut pas l’oublier, de la propagande. L’axe
principal de cette dernière, “ça ou le chaos”, sera abordé un
peu plus précisément dans la suite du texte. Certain référendum
sur la Constitution européenne illustre assez bien ce qui peut
se passer dans une dimension secondaire -le politique - d’une
réalité - l’Europe - surchargée de dogmes et d’éléments de
transcendance CCR, en matière de “ça ou le chaos”. Les grands
spécialistes ou porteurs de la CCR ne travaillent pas tous
consciemment. Ce que l’humanité a pu englober de sens de la
mission, de notions de la responsabilité collective, de désirs
de “faire le bien”, de volonté de transmettre et préserver et
d’autres passions religieuses (magnifier, expliquer sans
réplique, invoquer, etc, ...) est répandu un peu partout, suite
au passé tourmenté mais riche de nos sociétés, tout
particulièrement de celles dites du Sud.
Sans être renversante car elle reste ambivalente et fragile,
cette importance du Sud (toutes régions) et singulièrement de
l’Asie est considérable. Il faut considérer la métareligion
depuis l’endroit où l’humanité se constitue, en masses, en
mouvements, en recomposition. Ce n’est pas d’Europe que
l’inflexion actuelle des choses se comprennent dans toute son
ampleur. Les pratiques et les mythes CCR frappent beaucoup plus
durement et définitivement au Sud[18], ainsi que dans la source
centrale très ‘spiritualisée’ et matérialisée (les deux vont
ensemble), des USA, ce qui est normal. Cette dernière poursuit
le travail de formatage des élites et de fabrication de cerveaux
‘anglosaxonnisés’ et chritianisés qui a été commencé en masse au
XIXe siècle avec les colonisations et l’expansion marchande
libréchangiste de la Grande Bretagne, de la France et de
quelques autres. Ce sont cependant des peuples peu instruits,
peu christianisés, peu mobiles, qui interprètent sans recul ni
temps les catégories CCR. Ce sont des quantités de gens inédites
qui leur donnent un maximum de vie avec un minimum de recul.
Leur survie dépend vraiment d’écarts minimes de catégories type
CAC 40 et d’autres entités affligeantes mais ultra puissantes.
Elles les vivent comme les symboles tueurs, les entités
supranormales et les catégories constructives-destructives
majeures, les formes primitives de déités qu’elles sont.
Les corps de métier de l’ingénierie, de la haute administration,
du professorat et de la philosophie de complaisance[19], voire
sérieuse, sont diversement sollicités dans la concoction et le
maintien des champs d’influence de la CCR, qui n’ignorent pas
les messes ou les sacrifices rituels mais les ordonnent
autrement que l’Eglise catholique (apostolique, romaine et...
laïque). Le travail manuel retrouve son statut inférieur et ses
activités discrètes d’avant l’idéalisation socialiste et
productiviste mais il peut, au prix de l’épuisement des
personnes et de la liquidation des procédures de solidarité et
de socialisation, accroître le champ d’expansion de CCR. Aucune
activité n’est vraiment en dehors. Ils participent tous à
l’activité première, centrale, qui consiste à “poser des
champs”. Cette expression, qu’il n’est pas judicieux de trop
utiliser ou de rendre capable d’expliquer tout, met en scène des
conditionnements, des répétitions, des démonstrations, des
usages, des pratiques qui aboutissent à faire que les vérités du
tripôle Croissance-Crise-Réforme deviennent omniprésentes, ce
qui est un premier stade, puis incontournables, second mouvement
d’affirmation et enfin indépassables, ce qui liquide la validité
des autres approches du religieux et de l’humain.
Le “champ” serait donc un ensemble de représentations et de
pratiques sociales liées, les deux niveaux étant indissociables,
leur rapport intime fondant une grande part de la création de
sacré ou de supérieur. Les “poseurs de champ”, qui sont des
millions et sont très loin d’être tous reconnaissables, ont donc
un poids énorme dans la propagation des dogmes, infléchis
indéfiniment selon les régions et les milieux sociaux et dans le
maintien de la grande religion. Ce ne sont pourtant pas les
sources de sa puissance. Cette puissance vient d’ailleurs et
certainement pas du verbe, malgré l’importance donnée, très
classiquement à l’affirmation claire et décidée des dogmes dans
l’imprégnation religieuse des gens. CCR n’est pas seulement une
religion molle de la dépossession du soi, l’abolition de la
personne par l’individualisme et les pratiques de masse avec ou
sans le petit écran. C’est beaucoup plus fort et particulier,
ainsi que nous le verrons dans la mise en valeur des différents
axes. Il y a des notions importantes de pur et d’impur dans la
construction religieuse CCR. Ce sont des agents structurants
importants des religions et des sociétés de tous temps et lieux,
avec des modalités très variables. Elles sont imputables à des
influences anciennes, fortes dans certaines constructions
culturelles préchrétiennes d’Europe, du Moyen Orient et d’Asie
du Sud. Malgré la faiblesse relative[20] de certains tabous
alimentaires et une condamnation relativement faible de
“l’impureté féminine” le christianisme a aussi porté ces peurs
structurantes, notamment dans les versions allemandes et
anglosaxonnes du protestantisme.
Les hantises, parfois effrayantes mais surtout fragilisantes,
développées actuellement par les populations d’Europe du Nord et
des USA, envers la pauvreté, la saleté, la contagion, les
fromages qui sentent, les cuisines qui puent ou le désordre, y
sont reliées. Elles sont intimement associées à une perte
générale des rapport entre le dedans et le dehors, le propre et
le sale, liées à l’ambiance de surpuissance et à
l’individualisme égotiste. Les mêmes personnes fragilisées par
le spectacle de la pauvreté introduisent des animaux et des
chaussures dans les lieux les plus intimes et perdent tout sens
du rythme dans l’alimentation pour plaire à leurs chefs ou parce
que c’est la mode (“la transe” serait peut-être plus juste). Ces
peurs et apparents désordres ont tout de même quelque chose de
neuf sous leur aspect de régression conceptuelle et sociale. Des
situations de pauvreté sans déchéance ont été très répandues
dans ces régions. Elles ont été quelque peu apprivoisées,
parfois valorisées, jusqu’aux années 1960-1970 de l’ère
chrétienne (calendrier grégorien). Les peurs de l’autre, du
sale, du désordre et du manque ne mènent peut-être pas le
processus d’affirmation de la CCR mais elles en sont
indissociables. Il est possible que, dans certaines consciences
plus ou moins diffuses, le pauvre menace et nourrit en même
temps la croissance. Il n’a pas fini d’être une figure puissante
des imaginaires même sous la version criminalisée actuellement
préférée. Il sert comme argument de rachat ou d’autonettoyage
aux ONG, un des piliers bizarres (c’est un édifice un peu
contourné) de la conscience et des pratiques CCR. La peur du
péché, maintenant un peu dévaluée, quoique rémanente dans les
univers chrétien et bien d’autres circonstances[21] a laissé
place à une poussée de ce type d’appréhension, qui est aussi un
indice de classement et un facteur de construction d’ordres
sociaux et moraux.
Les conceptions du temps développées dans le cadre CCR sont
multiples. Il y a d’abord les cycles. La perceptions en
termes d’agrandissement, de toutes les perspectives et réalités;
agrandissements qui ne sont que périodiques mais appelés à
toujours revenir (c’est implicite pour être plus fort), est
sans doute la perspective fondatrice. Elle rappelle à la fois
certains triomphalismes conquérants et inquiets (car la victoire
suscite oppositions et forces négatives) de l’islam et du
christianisme et de très anciennes perceptions indiennes ou
chinoises. Ces cycles d’agrandissement, auxquels succèdent
périodiquement réductions et entropie, marquées ou non de
catastrophes et de changements, forment une trame dynamique qui
induit la présence du danger dans le temps, d’une forme
d’insécurité permanente. Il faut constamment “refonder” les
temps malgré les repères de la science géologique et de la
climatologie et d’autres (il y a foisonnement en la matière) ou
ceux qui rémanent de cultures plus localisées et anciennes,
surtout du christianisme et de l’histoire des USA. Peu importe
qu’elle soit courte en oubliant, naturalisant ou archéologisant
les Amérindiens. Le temps est extensible. Une machine d’oubli
structure CCR et ses cycles. Cette perception anxiogène a
quelque chose d’intenable malgré le caractère optimiste, parfois
jusqu’au délire béat, de certaines perspectives de “croissance”.
C’est pourquoi elle est complétée par deux autres constructions
de temps dont nous illustrerons quelques aspects en évoquant les
différents moments et inflexions de l’ensemble CCR. Le temps
plat est une compréhension des choses qui induit l’existence
immobile d’entités et surtout d’organisations qui dépassent
l’entendement et le pouvoir des gens ordinaires.
Il n’existe pas de réalité totalement plate et intangible, ce
que les propagandistes CCR admettent vu leur relation de
sujétion ambiguë à certains faits (ils les fabriquent autant
qu’ils y souscrivent). La tendance à immortaliser, commémorer et
fossiliser, habillée ou non d’oripeaux traditionalistes, fait
aussi partie de la réalité CCR. A côté des musées constitués
pour geler tout ce qui vit mais aussi sauver ce qui fait sens,
et des papes victimes d’acharnement thérapeutique, il existe
toute une dimension stabilisante de l’ensemble religieux. Elle
explique pourquoi les cadres, les économistes et les prophètes
de marché qui infligent des catastrophes à répétition aux autres
éléments de l’humanité ne jugent pas utiles, ni surtout agréable
d’être concernés par les cycles de croissance (ils se jugent
grands et sont fréquemment gros) et plus encore par les
processus de destruction. Le temps de la prophétie, l’annonce,
l’eschatologie, le blabla vis-à-vis du changement et des
réformes du langage quotidien, forment une autre tendance des
temps CCR. C’est un temps fléché, tendant vers le mieux, le bien
le beau, le propre après avoir connu le pire, le laid, le sale.
Ce serait cette inflexion de temps que des idéologues avaient
cru si caractéristique des temps modernes. Dans la mesure où ils
ont existé, ils ont toujours été beaucoup plus compliqués
puisqu’ils préfiguraient largement les tendances épanouies
maintenant dans la CCR.
Les rapports de CCR avec ce qui se passe dans les sociétés
humaines et sur la planète sont intenses mais quelque peu
irréguliers, il serait tentant d’écrire: tordus. Le réel est à
la fois magnifié comme principe d’ordre et vécu comme fantasme.
Il existe non seulement des champs, des dogmes, des tabous, des
fétiches, des prêtres et des cadres de la transcendance dans CCR
à côté de mythes tronçonnés mais proliférants. Il y a aussi des
miracles, des prophéties et des rédemptions. Ces perspectives
importantes vont avec la prégnance de scientismes. Les
scientismes sont sans doute une part intrinsèque de la religion
CCR, ensemble où l’on discerne facilement les polarités tout en
dissociant mal les différents apports. La religion étant
assignée au régime de la preuve scientifique, de l’expérience et
de la technique, aux dépens de l’émotion et de la construction
de rapports sociaux, le scientifique s’est assez facilement
posté sur des domaines religieux. Il semble bien qu’ils soient
englobés, neutralisés et favorisés à la fois par les autres
niveaux d’affirmation et de création du religieux contemporain.
Il y a eu dans de nombreuses expériences et systèmes religieux,
une part laissée ou attribuée à la connaissance rationelle,
voire aux cultes de la rationalité. Des points de vue critiques
violents pouvaient être exprimés s’ils ne mettaient pas en cause
certaines prééminences et configurations sociales. Dans le
brahmanisme d’il y a mille huit cent ans, le rationalisme
servait à justifier les statuts et les ordres, à appuyer le
religieux, tout en niant les dieux et les miracles. Des
tendances très importances plaçaient le rituel et la raison sur
le même plan, comme éléments de manifestations d’un surhumain
peu discernable, lointain et infiniment compliqué. C’est un peu
ce qui arrive avec les scientismes d’aujourd’hui bien qu’ils
n’aient certainement pas la puissance de pensée des perceptions
critiques dans l’hindouisme, dans l’islam de l’an mil (400 de
l’Hégire) et dans le taoisme. La pauvreté paradoxale de la
spéculation et de la critique, sans parler de la comparaison et
de la relativisation, dans un univers, “le notre”, qui dispose
de moyens inouïs pour prendre du recul et raisonner, est au rang
des phénomènes qui intègrent la CCR dans les grands ensembles
religieux. Sa relation particulière avec “la raison” aussi. Elle
tend à induire l’existence d’un ensemble, informel et
terriblement structuré à la fois.
De telles choses, les tendances à critiquer, évaluer ses propres
pratiques ou à comparer, ont pris place aussi dans l’islam et
dans le christianisme et très probablement dans d’autres
cultures moins connues. A l’époque des colonisations, tous les
systèmes de pensées dominés ont dû se plier à ces exercices,
tout en se durcissant et se polarisant, sous peine de
disparaître. La crispation antirationaliste d’une partie de ce
dernier ensemble tient peut-être à sa proximité (conceptuelle,
politique et géographique) trop grande avec certains foyers
primitifs, mais certainement pas uniques, de CCR. Les
scientismes et leurs variations liées aux pouvoirs, qui
contiennent nombre de des visions malades et sans recul de la
connaissance logique et même de la mécanique, ne sont pas en
mesure de faire reculer les autres éléments, qui sont
structurellement et socialement nécessaires aux humains surtout
aux humains vivant dans un cadre anxieux et mouvant. Les
différentes composantes cadrent assez mal, avec l’approche
humble et critique de la condition humaine et de l’état du
monde. Il ne faut pas être grand clerc, ni hindou, musulman ou
orthodoxe, pour voir que la croissance est une expansion folle
de flux d’“informations” et de flots de marchandises que
n’importe quel concepteur de courbes peut projeter sur des
catastrophes majeures ou, plus raisonnablement sur la
disparition à moyen terme de l’espèce humaine et de toute vie
sur terre.
Le fait que la croissance ouvre sur la crise répond cependant à
la dimension prophétique. Elle s’accorde aux craintes mêlées de
désir à l’encontre du courroux ou de l’intervention divins ou
supérieur, intériorisés depuis des millénaires. Sur un plan
strictement économique ‘intégré à’ et fondateur de la
perspective de transcendance, le rapport entre la croissance et
l’emploi qui fait partie des systèmes forts s’assujettissement
des gens à l’ensemble a disparu depuis que les productions sont
sans cesse déplacées et les opérations automatisées grâce aux
revenus de la “croissance”, captés par des ensembles de plus en
plus circonscrits, malgré leurs capacité de se faire
omniprésents. Cette tendance correspond à une expansion sans
précédent du côté religieux (démiurge et interpréteur) et
potentiellement dur des perspectives CCR. Les dégats visibles
sont importants mais ce qui ne se voit pas, la transformation de
toute activité humaine en une nuisance accompagnée de
transactions comptables qui relativisent le service rendu ou
l’objet fabriqué, est au moins aussi important[22]. Ceci n’est
pas notre registre d’intervention. Il faut arrêter le bilan. Il
nous paraît seulement qu’il faut toujours un peu plus de rituel,
de croyance, de mythes hachés, de symboliques dures, de
propagande et de chantage pour que la perspective CCR continue à
prendre de plus en plus d’importance. C’est la perspective dans
le cadre de laquelle elle peut et “veut” tout simplement
exister. Dans beaucoup de circonstances, si la CCR permet des
libertés politiques c’est parce que ces dernières n’ont aucune
importance, que la citoyenneté a disparu ou qu’il n’est pas
question de la vivre contre les grandes croyances. CCR a dépassé
le niveau artisanal des régimes oppresseurs, héroïques et
messianiques mais elle ne peut être en aucun cas vu comme un
système de tolérance. Les destructions de cultures, de vies, de
possibles qui lui sont associées, (plus qu’imputables) élimine
toute perspective de ce genre. C’est assez normal dans le cadre
dogmatique et relationnel qui s’est imposé.
Trois niveaux d’inflexion et de structuration de l’ensemble
religieux correspondent à croissance, crise, réforme. Nous
allons tenter d’en rendre compte sans suivre les termes mot à
mot. Il semble en effet que la crise et la croissance sont à
traiter ensemble tout en reconnaissant leurs particularités. Ce
sont les deux moments, aller et retour, d’une même pulsion de
puissance, liée à la technique aux idéologies de la maîtrise de
la nature et à des phénomènes plus proprement religieux. Ils
introduisent à des cultes de la prospérité et de la peur qui
renouent, tristement ou non, parfois avec un entrain vivifiant,
avec le passé religieux le plus archaïque et fondateur de
l’humanité. Ce sont peut-être plus simplement des éléments de
continuité. La réforme est en revanche plus datable et plus
fermement rattachable à un ensemble culturel, ouvert probalement
il y a deux mille cinq ans avec le bouddhisme. Un troisième
volet, l’existence d’un système magique de l’ordre symbolique,
avec ses relations ambiguës et profondes à la bureaucratisation,
n’est pas inclus dans l’intitulé manifeste de la CCR, mais il
fait partie du système religieux et des pratiques sociales. Il
faut donc lui consacrer un fragment d’analyse. Nous essayerons
ensuite de mieux comprendre comment cette structure tripôlaire
se branche sur le réel, puisqu’elle n’est pas ce dernier.
La
croissance ou la mort, une religion de la puissance
Ce niveau, qui est le premier et le dernier dans la perception
cyclique de la CCR, est le plus novateur et le plus archaïque.
Il est novateur parce que directement en prise sur des
accumulations de savoirs techniques et sur processus comme les
guerres, territoriales ou commerciales, qui sont des agents
fondamentaux de l’innovation. Avec ses tendances à l’amnésie,
son culte des choses ou des principes qui s’imposent sans tenir
compte de l’humain et son branchement sur des tendances très
anciennes, quasiment archétypales, comme la volonté de tout
détruire à jamais si le monde ne s’accorde pas aux volontés des
poseurs de champ ou, plus quotidiennement, si quelqu’indice -
américain - (la confiance des ménages dans leur abandon dans la
foi par exemple: on dramatise le brimborion et l’oublie dans le
même mouvement) est en repli de 0,4%, le couple
croissance-catastrophe rapporte à des religions primitives et
dures, qui exigent une énergie considérable et des sacrifices
humains toujours renouvelés.
Ce n’est pas la première fois que la croissance est au centre de
perspectives religieuses. Il y eut des généraux de Jésuites et
d’autres personnages religieux pour marquer le monde et
l’étalonner en tenant des registres “d’âmes” sauvées et
formatées, au Liban ou ailleurs. Il ne s’agit pas seulement de
restaurer un équilibre, souci fréquent et différent. Il est
question de changer les esprits donc le monde afin de franchir
un degré qualitatif ouvrant sur le retour à dieu, le jugement
dernier et une forme de paradis, d’apaisement, de réalisation ou
une autre. De manière plus fondamentale, car traitant de matière
religieuse moins assujetties au fonds biblique, probalement plus
universelle mais moins universalisée (ces deux réalités sont
constamment confondues), de nombreuses perspectives hindoues
évoquent aussi la croissance. L’ensemble hindou apparaît à
certains égards comme un laboratoire millénaire du religieux,
bien qu’il n’ait nullement tout exploré de toutes les manières.
Ce genre de prétentions est réservé à la CCR qui anéantit ou au
moins réduit tout ce qu’elle manipule, ce qui facilite un
certain type de confrontation à l’autre. Seule l’ineptie et
l’inculture des milieux médiatisés actuels et quelques
philosophes locaux peuvent se permettre de ne rien connaitre aux
hindous, tout en se montrant imbibés de catégories CCR, en
causant religion. Il y a religion parce que l’acteur humain est
expulsé du réel (la production). La fermeture conceptuelle et
relationnelle d’un pays comme les USA qui projettent leurs
images, tensions et croyances bibliques ‘néoarchéo’ sur
le monde entier, est sans doute une des conditions de
l’épanouissement de la CCR mais elle n’explique pas du tout son
fonctionnement.
Nous avons[23] bien connu un taureau de basalte noir de Thané,
près de Mumbai (Bombay) que toute la population à l’entour,
ainsi que des pélerins venus de milliers de kilomètres en
certaines occurences, se réjouissaient de voir “croître” lors de
la grande nuit de Civa, fin janvier du calendrier grégorien.
S’il avait rapetissé, l’augure eût certainement été moins bon et
la symbolique moins forte. L’idée des “temps qui augmentent” ou
“décroissent” avec la valeurs des personnes, des relations et
des actes, est aussi souvent illustrée et commentée. Dans un
mythe relié à la notion d’extension du savoir, de la vérité et
du sacré, autour d’une forêt mise en feu par un dieu védique,
incarnant un principe contre un autre, un élément de panthéon
nommé pusha est caractérisé comme “l’augmenteur”. Il
commande, comme pensent le faire nos théologues plus ou moins
athées du présent, à l’énergie, aux forces, à “un milliard de
forces” précise un écrit[24]. On peut se demander s’il est bien
ou nécessaire qu’une conception sociocosmique préfère la
croissance, l’expansion ou l’augmentation à ses contraires. Ce
n’est pas un thème auquel nous pouvons contribuer ici. C’est une
question philosophique et religieuse (dans le cas CCR et hindou)
à laquelle on veut apporter une réponse scientiste. L’important
n’est d’ailleurs pas le principe d’augmentation mais sa mise en
relation tendue avec des conséquences dangereuses et, nous en
parlerons un peu plus loin, sa corrélation forte à d’autres
principes de métareligion.
Le couple croissance-destruction ou, selon les termes
consacrés “croissance-crise” apporte sur la scène une
dramatisation intense en portant aussi la fin de toute
possibilité de dramatisation par effacement plus ou moins brutal
des êtres humains. Les humains sont à la fois hyper responsables
et complètement dédouanés de ce qui leur arrive et de ce qu’ils
provoquent. Ces tensions dipolaire hystériques sont fondatrices
des milieux de vie et des perspectives CCR. Les sociétés (s’il
en reste) sont anxiogènes et anxyolitiques, avec de nombreux
effets d’assuétude. C’est dans le cadre de la religion de
puissance qui parle de croissance et de ses effets (implicite ou
explicites) terrifiants et imparables que les juxtaposations de
termes avec leurs contraires sont les plus présentes et
systématiques. Elles sont comme enclenchées, dans un nombre
considérables d’inflexions et de circonstances, à partir du
couple maudit et imparable de la création, folle et incontrôlée,
et de sa suite d’anéantissement, relayée par une série de cycles
dont la continuation fabrique ce que la CCR considère comme
l’éternité, dans une des ses matrices essentielles du temps.
Cette vision du monde fabrique de l’imprévu et du fossile de
manière corrélative, secondaire, à sa production très
programmée, ou plutôt fortement structurée de marchandises ou de
services, et à la mise en cause, corrélative de toutes capacité
à produire et à reproduire. “Imprévu” et “fossile” sont des
catégories datées du champ secondaire, plutôt intellectuel, des
modernités et de leurs dépassements. Il s’agit d’un domaine plus
idéologique qui ne présente pas grand intérêt dans ce cadre.
Le cycle production-destruction, “croissance-crise”, est
concret. Il est capable de provoquer des guerres, anéantir la
planète, subvenir à des besoins, en créer d’autres, classer et
déclasser des humains en bloc, pour dire très vite changer le
monde. Rien de très nouveau en cela sauf les moyens et la
propension à sortir de la scène les autres pourvoyeurs de
changements et possibles. L’accent sur l’aspect mondialisateur
est parallèle à diverses pulsions d’unicité, dans la puissance,
par l’ordre ou par le rachat. Les thuriféraires et les otages
des ensembles CCR, il y a de moins en moins de niveaux
intermédiaires ou excentrés, prévoient ou subissent des choses,
au moins des fragments de choses, qui sont usuellement
réalisées. Les capacités à réaliser des prédictions tout en
mettant en cause jusqu’au cadre de ces prédictions, immenses ou
triviales, sont au coeur de l’existence de la CCR.
Revenons sur ses aspects concrets. La puissance mise en jeu par
les inventeurs de croissance est phénoménale et fragilisante.
Chaque habitant d’un pavillon de banlieue nord américain ou nord
européen dispose, pour une capacité de réflexion et de recul
agressée par le travail, les transits, les flux de puissance et
une insertion relationnelle tendant vers l’appauvrissement, de
la capacité d’agir sur le monde qu’avait un seigneur de bonne
importance au XIIIe siècle ou de celle d’un administrateur
chinois de rang notable au XVe siècle. Sur de nombreux plans il
dépasse tout ce dont rêvaient les empereurs et autres
puissants[25]. Les autos et la puissance enfermée sous leurs
capots, sont devenus, pour un temps qui s’éternise, un des
moyens de mesure les plus appréciés, sans que les ravages causés
par ces engins perturbent les hommes politiques et les faiseurs
de prévisions tétanisés par les catégories CCR[26]. Ces
véhicules rapportent de manière assez transparente aux chevaux
et aux signes de richesse, puissance et statut de nombreux
anciens régimes, à commencer par des despotismes et des systèmes
basés sur l’ostentation. Cette continuité introduirait une note
rassurante si elle n’était accompagnée de projets déments
d’expansion de la barbarie des chevaux vapeur, projets qui ont
l’intérêt sublime de river des populations à la peur, celle de
perdre l’approvisionnement en pétrole avant de connaitre une
mouture ou une autre de La Crise.
La puissance a donc ses ordres de mesure, productions d’aciers,
possession d’objets fétiches, consommation de KWh, capacité
d’engouffrer des combustibles liquides avec les objets nuisibles
et magnifiés nécessaires. Tout ce qui touche à l’énergie, des
mégatonnes disponibles sous la formes de bombes nucléaires à la
consommation des brosses à dents électriques en passant par la
charge et le caractère toujours plus obsédant des musiques “de
jeunes”, est de plus en plus clairement placé au centre. Nous
sommes dans un coeur de la perspective sacrée, un coeur froid et
brûlant à la fois, capable de soigner comme de tuer. La gestion
religieuse de cet ensemble tient à l’absence de questions comme
de solutions sur les effets à long terme et sur la répartition
sociale et géographique des effets de puissance. Ces choses ne
sont plus atteignables par le politique. Elles le sont encore
moins par les perspectives des chercheurs. Ces derniers sont des
otages ou des rouages dans des dimensions qui les dépassent,
d’abord, auxquelles ils souscrivent ensuite.
Une polarisation individualisation-massification est au cœur
des incarnations sociales de la Croissance-Crise. Il faut des
objets standardisés et des appétits semblables et formatés pour
étendre le champ de la puissance centralisée dans les firmes et
les Etats, réalités profondément imbriquées, nullement opposés
comme dans certains contes de fées ou images de sorciers.
L’insatisfaction permanente de la personne isolée est une autre
modalité de l’expression de la puissance brute, folle ou sage,
dans le coeur des sociétés comme agent structurel-déstructurant
essentiel de la vie des gens. Elle est coupée de cette dimension
structurante qu’est l’Autre, morte à elle même, à sa complexité
et ses cultures. Elle devient un facteur de progression des
ventes de n’importe quoi et de progression des indices et
pourcentages d’à peu près tout. La sacralisation du fluide, du
transit, de la communication, de l’information et d’autres
fétiches, est au coeur de ces phénomènes. L’Europe ensemble
socio-politique, qui est sans aucun doute une réalité
importante, est un peu décalée par rapport aux catégories
majeures de CCR modulées aux USA et dans les pays du Sud. C’est
peut-être pourquoi elle est parfois un peu excentrée par rapport
aux grandes catégories du sacré CCR. Elle n’y est pas étrangère,
au contraire elle y colle. C’est elle-même qui n’est sacrée ni
transcendante: question de positionnement et de canons de culte
sans doute.
Qu’est ce que l’Europe vécue actuellement? C’est d’abord un flot
de camions de marchandises. C’est aussi des courants de
travailleurs immigrés, traités nettement moins bien que la
marchandise. C’est ensuite des italiens et des Français se
parlant mal anglais et découvrant sans colère l’étrangeté, la
perte de l’autrui proche. C’est enfin un système bureaucratique
(voir plus loin). Elle donne l’image d’une société, ou plutôt
d’une collection d’humains transis tous ensemble et tout seuls.
On songe à des effets proches de ce que produit l’électricité
sur les métaux conducteurs: une polarisation et une différence
de potentiel (des agents de classement)[27]. Ils sont assujettis
aux volontés, elles mêmes passablement obscures et soumises à
l’ivresse des puissance, de ceux qui croient tenir des manettes
quand ils sont dépassés par la force de l’ensemble et ne peuvent
généralement qu’exécuter la tâche pour laquelle ils ont été
surprogrammés. Le sacré, et la source majeure de puissance sont
cependant centrés ailleurs, de l’autre côté de l’Atlantique.
Le jeu de puissance en culture met en scène la destruction des
constructions, relations, symboles et pratiques qui associent
les être humains. Il concerne aussi l’inflexion des transes de
puissance dans des ensembles humanisés qui en subissent les
effets de manière différente. Dans certains cas, plus rares, ils
facilitent l’accumulation et la transmission de puissance. Toute
culture, y compris celles de l’individualisme anglais et
l’utilitarisme bourgeois qui y fut associé, est sensible aux
effets de surpuissance. Ils ne peuvent se transmettre ou évoluer
face à un régime de flux généralisés qui ignorent les langages,
les habitudes, les processus non liés à l’accumulation ou à la
diffusion de puissance. Toute réalité humaine et humanisable
tend à imploser. Une forme d’individualisme anglosaxon, basée
historiquement et anthropologiquement sur des formes de famille
nucléaire inégalitaire[28], puis vivant peu à peu des effets
cumulés de ses propres transes de puissance, a paru sans doute
mieux adaptée à l’injection permanente de force dans le social
que des ensembles sociaux basés sur des unités plus complexes et
des liens plus denses. Elle serait l’une des matrices concrètes
de CCR. Ce n’est toutefois qu’une hypothèse. Rien ne permet de
croire que la société anglaise se résume à l’individualisme et à
l’inégalité valorisés par certaines élites. Le fait d’avoir eu
cette matrice culturelle en son sein n’a par ailleurs pas
protégé les Anglais de l’agression des champs de CCR. Il suffit
d’aller observer la désagrégation de Londres comme entité
urbaine et lieu de vie pour s’en convaincre.
Il ne fait pas de doute, par ailleurs, que la puissance
“globalisée” de la CCR a besoin d’un idiome, d’habitudes et de
repères, tant qu’elle s’adresse à des humains et sert des êtres
qui restent aussi humains. Il faut un langage, des symboles, des
signes. Cet idiome est actuellement l’anglais nord américain,
commercial quoique rien n’assure de la pérennité de cette
situation. Il faut aussi, jusqu’à maintenant, des lieux de
concentration et des zones d’expansion de la force. Dans ce qui
reste le capitalisme, la présence d’univers non capitalistes
était beaucoup plus qu’une opportunité (de baisser les salaires
par exemple). C’était une nécessité absolue. L’ambition actuelle
des poseurs de champ CCR, des grands prêtres serait-il tentant
de préciser, est de sublimer les champs et les pratiques
usuelles du capitalisme, même si ce dernier demeure un agent
structurant et déstructurant intense de la société et des modes
de vie sur la planète. “Dépasser le capitalisme” est une
préoccupation séculaire. Cette nouvelle tentative use de moyens
inédits (techniques) et de vieilleries (irénisme), ce qui la
replace assez bien dans le cadre de la tension de
croissance-crise et de ses archaïsmes constamment renouvelés.
Des fétichismes très puissants, liés à la machine molle, donc
incassable, et aux appareils de production éclatés, ensemble qui
ne produit plus pour des besoins mais pour le principe
d’accroissance, raccordés aussi aux convictions fortes, aux
croyances, du scientisme, se raccordent à la religion de
puissance. C’est en vertu de leur importance que nombre
d’enfants reconstruisent des univers formatés par CCR, emplis de
machines-êtres (cyborgs) et d’animaux, ces derniers apportant la
touche vivante, mais non humaine de cet univers surhumain
mécanique dont l’émotion et la reconnaissance de l’autre sont
exclus dans une exaspération continue de la sensation. La
puissance elle-même, le désir d’être au-dessus ou au-delà, les
modes de distinction, qu’elle traduit et incarne dans
différentes logiques sociales, constituent le centre mais elle
s’incarne, par des marques, drapeaux ou insignes, sous des
capots, dans des hauteurs de gratte-ciel ou de ponts[29] ou par
le gonflements de flux qui sont autant d’incarnations
fétichistes et d’odes à la puissance comme manifestations pures
du génie humain, de son caractère surhumain et de tout ce qui
peut tuer l’humanité qui ne vit évidemment pas de génies.
Nous avons laissé entendre que c’est un univers hypersymbolique.
C’est à souligner. Il faut relier cette symbolisation maniaque
et mouvante à l’importance du fait de puissance et des fantasmes
qui s’y relient. Alors que des symboles étaient supposés
longtemps incarner la particularité de certains principes du
religieux, du politique ou des appartenances, c’est maintenant
la puissance elle même, ainsi que le fait de croître,
éventuellement de chuter, qui sont les inspirateurs de grandes
symboliques et de leurs déclinaisons multiples. Au bout d’un
temps d’ivresse dans le champ de CCR, s’intéresser à la
Croissance ne suffit plus. C’est la croissance de la croissance
qui est prise en compte. Cette évolution met en scène la tension
interne à l’ensemble, sa capacité à magnétiser des humains et
leur faire perdre le sens de la mesure. En fait de drogue la
gestion d’un ensemble comme CCR se conçoit mal sans user
d’intoxicants ou de calmants, en plus des mots et des transes
plus proprement religieux.
La symbolisation des éléments de l’univers socio-cosmique (ce
qui pourrait être une manière cultivée et plus juste de traduire
“mondialisation”) permet des rangements. La manie de
constituer des espèces ou des catégories dans l’humain et son
environnement est aussi ancienne que les grands ensembles
religieux et l’Etat. Elle est probablement plus antique encore.
Elle ne retiendrait pas l’attention si les faits de puissance
n’induisaient des classements de plus en plus sévères dans
l’humain. Le racisme, de diverses moutures, les racialismes, les
ethnismes et les nationalismes ont tous tenté de se justifier
par la science et l’histoire. Cette dernière, ainsi que la
géographie ont été des sciences du pouvoir et de la
transcendance. Leur statut a été très élevé jusqu’à il y a une
cinquantaine d’années. Nous nous trouvons face aux héritages de
ces pratiques scientifico scientistes, conjugués à une transe de
puissance et des configurations géostratégiques qui durcissent
la scène. C’est encore une fois au Sud, là où résident les
quatre cinquièmes des humains (le Nord ayant de plus des “Sud
intérieurs” mais ce n’est pas notre sujet) que les perceptions
sont les plus durement ressenties.
Des sociologues ont depuis longtemps remarqué la tendance à
faire du monde une salle de classe, conceptions trivialement
illustrée par les propos de présidents des Etats Unis de tous
les partis (s’il s’agit vraiment de partis). Ces propos
apparemment grotesques (leadership et premier de classe)
ne choquent pas et n’ont plus de raison de le faire. Ils ont pu
être tenus parce qu’ils sont extrêmement fortement intériorisés
par les écoutants, nous tous. Cette salle de classe mythique et
réelle, ce symbole vivant est à la fois une arène de combat et
un lieu sanctifié par les chiffres et les icônes, dont le maître
et Dieu serait absent ou dément.
Cette image du maître de la classe-monde est forte. C’est un axe
de la vulgate CCR mondialisatrice. Elle s’impose quand la
socialisation par des écoles de qualité inégale mais de
pratiques grosso-modo semblables, y compris dans les mêmes
quartiers, est devenue un fait “mondial”. La réalité actuelle et
le champ de CCR apprennent peu à peu ceux qui ne connaissent
pas le maître, sa classe et sa folie, à au moins les désirer.
Cela se passe comme on espère connaître à la fois le paradis et
l’enfer, le bien et sa transgression dans les représentations et
les pratiques chrétiennes, notamment protestantes. Quand une
institution à laquelle personne n’osera rire au nez (car il n’y
a pas de nez) annonce qu’un Nord Américain vaut 160 Bangladais (bangladeshi)
en terme de consommation électrique, donc de puissance de nuire
ou faire le bien, nous avons un cadre essentiel des classements.
On oubliera vite qu’ils s’agit de consommation largement inutile
pour retenir, surtout au Bangladesh, le rapport 1/160. Ils
peuvent cependant s’inscrire dans d’autres champs et mettre en
scène des acteurs que l’on désire promouvoir ou secourir. Ce
dernier, le secours, rapporte à l’une des pires formes de
l’abaissement dans les conditions actuelles. Dans une société où
l’idée de richesse, le mode d’être des gens aisés sont diffusés
partout comme modèles indépassables il est particulièrement dur
de devoir tendre la main (ce qui fut un acte sacré). La quête
éperdue des classes moyennes en Asie fait partie de tentatives
confuses pour sortir de l’assistance en bénéficiant des
classements. Il n’empêche que l’inégalité et l’ordre règnent,
toujours plus lourdement, en terme de TNT, de Kwh ou de
“barils”. Elle s’appuie fondamentalement sur des faits de
puissance. Si les USA et leurs “maîtres à ne pas penser”
refusent délibérément de réduire leurs gaspillages ce n’est pas
parce qu’ils sont bêtes ou hostiles. La puissance et le statut
sont des logiques plus fortes que la bonne gestion des
ressources (d’ailleurs invoquée).
Des catégories globalisantes plus innocentes, associées à des
systèmes de gestion et de compréhension du développement (une
entité de laquelle CCR s’est autonomisée), se sont durcies et
chargées. Tout fait sens pour fabriquer de l’inégalité graduée,
du statut, de la dignité écrasante. De nombreuses formes de
puissance existent en dehors du champ de la CCR. Les systèmes de
classement font partie de toutes les sociétés humaines et de
tous les ensembles religieux. Ils sont centraux et créateurs. Il
en va de même en CCR. Cette dernière tend pourtant à inféoder
toute forme de gestion symbolique et de pouvoir à ses
catégories. Cela explique partiellement les tensions inégales
générées entre les porteurs de la puissance CCR et les
gestionnaires d’autres systèmes religieux. CCR emprunte et
reprend avant de créer. Des discours attachés à des croyances
modernistes ou d’autres provenances, notamment chrétiennes,
insistent sur le caractère “particulier”, “unique” ou encore
novateur des donnes actuelles ou de celles à venir. La
conviction d’être unique ou spécial est millénaire et déclinée
selon nombre de registres. C’est du savoir de vulgate, de la
polémique religieuse.
Le classement de puissance ne change pas seulement les riches,
les pauvres et les multiples intermédiaires, ou d’autres
catégories nationalisés ou globalisés, en entités chargées,
propres à des aventures religieuses comme l’exemplarité, le
progrès l’avènement de messie ou mahdi le prophétisme et
l’annonce des âges d’or ou des catastrophes, ces choses étant
assez souvent aglomérées ou considérées comme interchangeables.
Il les multiplie, les fait jouer, les surimpose sur la réalité
qui disparait ou se résoud à un cadre que l’on connait peu.
C’est comme ces familles assez nombreuses des pays du Nord[30]
où de nombreux enfants n’ont pas vu d’animaux de ferme durant
leur vies mais les connaissent quelque part plus qu’intimement.
Ils les portent en eux sans développer le sens de l’altérité que
l’existence animale aide à construire, en usant des
représentations anthropomorphisées de Disney. Une des
particularités des classements de CCR est l’instabilité des
catégories, dans une grande stabilité globale car l’ordre
supérieur veut des riches et des pauvres tout en insécurisant
les seconds et fragilisant les premiers. La puissance n’existe
pleinement comme règne, incarné par une profusion d’entités
humanisées, que face à l’inégalité de ceux qui la produisent, la
stockent et la subissent. Ces catégories de puissance raccordées
à des ensembles humains ne sont pas tout à fait comme des ordres
médiévaux ou les hiérarchies, apparemment plus subtiles et
compliquées mais bien concrètes, que l’on a vu et que l’on voit
encore dans les entreprises, les villes, les établissements
d’éducation et même la rue. Les signes de distinction, l’accès
aux objets iconiques et aux fétiches, la possessions des signes
et métalangage CCR comptent. Ces particularismes qui structurent
et segmentent le social ne sont pourtant le plus souvent que des
reprises des anciennes divisions hiérarchiques. Là où
l’idéologie du changement comme essence voit une rupture, ou
parfois une révolution, dans l’ordre sacralisé des classes et
des nations, il y aurait donc plutôt continuité.
Aucune société ne vit sans hiérarchie. Que les différenciations,
les rangements et les inégalités d’aujourd’hui soient plus
oscillantes, car surchargées de puissance, que, par exemple, les
distinctions au sein de l’aristocratie française est possible.
Ce n’est même pas certain. L’aristocratie prétendue éternelle et
figée s’était vue constamment remodelée par les aléas de la
politique, des tensions sociales et des transformations
économiques. Les différenciations et classements nés de l’ordre
actuel tendent en revanche à se transmettre, se figer, comme
tout signe de hiérarchie dans l’humain. Il faut des cultures
pour accueillir la puissance. Il y a une réelle tendance à nier
ou araser, au nom de réalités supérieures, d’eschatologies ou de
besoins de la croissance, des différenciations qui ont longtemps
parues évidentes. Cela concerne notamment les distinctions de
sexe, de taille, d’âge et d’ailleurs aussi de classe, de
communauté de nation ou de caste. Par ailleurs, dans le même
temps, ces entités, ces divisions dans le tout que la puissance
tend à faire fusionner, peuvent se voir durcies, réifiées, ou
sublimées. Elles fondent des versions dures, simples,
emblématiques, polarisées, des cultures et du religieux. Ces
différences de positionnement sont à mettre en relation avec le
caractère mobile des effets de puissance et avec l’impossibilité
d’agir sur des humains vifs sans les aborder par un biais ou un
autre. L’univers de la puissance est simplifiant et amalgamant.
Il prend volontiers la partie pour le tout. L’accent placé sur
les modes de vie ou sur certains aspects dérisoires de l’éthique
(les dites valeurs se rapportent plutôt à la partie Réforme)
rappelle aussi que la puissance, réductrice de toute
construction complexe et indifférente à la vie, n’existe que
rivée à des complexes culturels hérités et limités.
Il est possible que des personnes pauvres et peu instruites,
sans relation, sans pouvoir ni prestige, arrivent à des
positions éminentes tant dans la société que dans les ordres
magiques, surhumains et transcendants de CCR. C’est cependant si
rare que la perspective constitue plutôt un élément de fantasme,
plus ou moins emprunté à des imaginaires diffusés massivement
aux USA[31. La transformation de la condition de groupes déjà
favorisés au travers d’une des phases de croissance ou de crise,
la montée ou la chute relative de l’opulence de la distinction
et du statut, sont des choses plus courantes. Les forts ont
quelque chose de fragile, ce qui n’est d’ailleurs nouveau que
pour ceux qui prennent les fantasmes de despotisme oriental ou
d’autres théorisations de l’absolutisme (de l’Autre) pour des
réalités. Il n’empêche que les grands “poseurs de champ”,
prêtres ou dignitaires de CCR, les membres des ordres internes
de CCR, les personnages qui comptent vraiment dans la gestion de
la puissance et les inventions de catégories, se transmettent
plutôt bien leurs patrimoines de relations, leur position et
leurs éléments de puissance. Ils le feraient plutôt mieux que
les capitaines d’industrie, les possesseurs de charges d’ancien
régime (rentiers d’Etat) ou encore les hommes politiques
conservateurs en France, pour en rester à quelques exemples
connus de gens qui savent s’inscrire dans la durée. La puissance
se gère discrètement, comme l’argent des banques de Suisse ou
des Iles Caiman, mais elle nécessite autant de spécialisation,
de dévotion et de sérieux.
La perspective de l’apocalypse, la fin totale menant vers la
transcendance ou un nouvel âge, l’on entendra aussi souvent
parler de “nouvelle ère”, fait partie intégrante de la
dipolarité “croissance-crise”. Elle fonde et conditionne
l’ensemble de la métareligion. Une partie de ces discours et
perspectives est de nature purement cultuelle, tout en étant
branché sur les imaginaires et le vécu profond de l’espèce
humaine Cette dernière est probablement une des seules dont les
membres peuvent imaginer leur fin personnelle, l’absence de vie,
la mort et, dans certains cadres, la naissance et la disparition
des civilisations. CCR reprend, en les simplifiant et les
réduisant à ses symboles et ses chiffres, des perspectives très
anciennes, expliquées dans de nombreux mythes méso américains,
hindous ou celtes, par exemple, qui associent le sort des
humains à la course des astres, notamment du soleil et de la
lune. Il existe, dans toute expérience de société humaine des
angoisses anciennes et durables tenant à la disparition
périodique de ces éléments. Ils conditionnent et rythment
effectivement la vie. On peut penser que CCR renoue à ce propos,
après quelques siècle de “refus de voir et d’entendre” chrétien
et notamment protestant, avec des données religieuses et des
sentiments essentiels. Nous avons déjà évoqué l’importance de
sous-cultes solaires de CCR. Ils sont d’ailleurs capables de
conduire à la propre apocalypse de leurs fanatiques par le biais
de la cancérisation de la peau (en ce moment, l’hiver étant
assez hivernal, un peu de soleil ne serait pas de trop). Les
cultes de la nature, l’invention et l’élévation d’une Nature
sanctuarisée sans humains, voisinent intimement avec le massacre
et la destructuration des milieux de vie.
Pour revenir au propos central, CCR intègre de nombreux discours
populaires et savants (cette dichotomie, toujours contestable
perd toute efficace), qui sont enracinés dans les expériences
traumatisantes de la guerre, de la domination, de la famine, de
la maladie ou de la régression de certains groupes (les ouvriers
qualifiés, les paysans, les pêcheurs actuellement). Ses moyens
gigantesques sont ceux du système de diffusion médiatique et de
contrôle des imaginaires. Ils écrasent régulièrement les
perspectives rationalisantes de l’éducation, globalisent le
sentiment d’insécurité et de menace. Les activités des poseurs
de champs CCR, qui font tout et n’importe quoi pour que se
perpétue la Croissance, fondent les possibilités concrètes
d’évènements graves. Par ailleurs, pour des raisons compliquées
qu’il n’est pas possible d’aborder ici mais où les sentiments de
puissance globale et d’infini isolement, de faiblesse
personnelle, tiennent une grande place, ce qui se passe, en
matière d’évolution sociale, de géostratégie ou encore de
ressources, tend à être dramatisé à l’infini. Pour les meneurs
du système de représentation par images, qui sont au rang des
grands poseurs de champ, seules existent les choses vendables
qui sont compréhensibles par tous et qui fascinent, ce qui ne
peut que favoriser la représentation et certaines formes
d’expression de la violence.
Ce niveau de la CCR met en scène une religion de la peur où tous
sont révulsés mais tous emportés par une transe qui dépasse la
croyance. Le danger est fondateur. Sans lui il n’est pas de
croyance ni de tension entre les éléments. Sans lui l’unanimité
sociale sur des propositions ineptes et des pratiques
dangereuses qui sont au coeur de la CCR peut être mise en cause,
car il est plus fort que les inepties et plus terrifiant que les
pratiques que l’humain croit avoir apprivoisées. Les êtres, qui
sont menacés à tout moment de devenir quasi instantanément des
non êtres, depuis, au moins le début de la “Guerre froide”
(1946-1947), sont des otages que les tenants de CCR font
régresser vers des non-pensées et des non-relations. Ce ne sont
pas les mêmes que celles qui ont eu cours, de manière
différente, dans le cadre de régimes politico-religieux centrés
sur des Etats omniprésents, dans le communisme, le fascisme[32]
et d’autres dérives extrêmes du Sud (Ruanda) qui n’ont pas fini
de bouleverser ceux qui les subissent (l’Europe n’est ni le
début ni la fin de toute histoire). Dans un contexte
métareligieux de ce type, où des ensembles sociaux de tous genre
sont en cause, avec des cultures croisées et des restes de
religions précédentes, il est difficile, plus souvent impossible
de situer des responsabilités d’acteurs ou de responsables.
Lors de la destruction des tours du Centre du commerce mondial à
New York en 2001 (WTC), on ne sait pas et ne saura jamais sans
doute si les entités étatiques, stratégiques commerciales et
médiatiques nord américaines, dont l’imbrication et le
développement constant fonde une bonne part de la CCR, étaient
au courant, se croyaient hors d’atteinte ou ont laissé faire
Cela paraît sans importance. L’appareil de diffusion d’images et
de messages de l’ensemble CCR, modelé sur celui des USA, inspiré
complètement par les manières de faire de ces derniers, s’est
révélé parfaitement équipé et préparé pour dramatiser,
symboliser et universaliser ce qui n’était qu’un fait divers
affreux. Ce dernier était lié à la cruauté évidente de la
politique nord américaine, aux folies liées à la rente
pétrolière et au capitalisme et aux rancoeurs suscitées par le
cynisme et la propension à donner des leçons des poseurs de
champ CCR. Ces bâtiments n’étaient ni jolis ni importants. La
haine qui leur fut adressée montre à quel point l’hyper
symbolisation et les effets de transcendance (ici de
diabolisation mais c’est le même processus) touchant des objets
et des personnes situés au centre de CCR peut avoir de l’impact
au Sud. Durant les Croisades on visait hosties, curés et
monastères. L’esthétique et l’utilité sont assez hors-jeu. Ces
pitoyables bâtiments et New York ont été l’objet de véritables
cultes dans les pays du Sud. En Iran, en Algérie, en
Afghanistan, en Asie du Sud et de l’Est des millions de jeunes
en quête d’explications universelles, d’âge d’or et de
résolution de leurs tensions internes, connaissaient ces
gratte-ciel dédiés au flux. Ils étaient sur les murs de
restaurants, de maisons, de rue et bien sûr sur les écrans en
état de fonctionnement. Des islamistes d’un genre assez
différent avaient essayé de les faire sauter dix ans plus tôt.
La symbolique de la bombe, qui entraine ses porteurs dans la
mort ne ramène pas seulement sur la scène une ou l’autre varité
de “guerre sainte” (juste combat, lutte sacrée, stance héroïque,
catégories souvent mélangées).
Elle s’inscrit dans le coeur des représentations de CCR, dans
l’imaginaire d’un monde tellement tendu et insupportable pour
certains mal classés, qu’il vaut mieux hâter une fin que les
grands causeurs et les manipulateurs de flux informationnels,
prédisent de toute façon pour un jour ou l’autre. Rester humain
quand tout se perd y compris le respect de soi-même c’est hâter
la fin y compris la sienne. Il y a une histoire des
autosacrifices contemporains inaugurés par des bouddhistes au
Vietnam (ou les kamikase, ou les anarchistes d’Europe ou
bien d’autres avant?) avant d’être réintroduits sur la scène par
des hindous du Sri Lanka mais cette dimension historique et
culturelle, qui peut être nationalisée et mondialisée
(internationalisée), n’élimine pas les effets de fascination, de
volonté d’agir sans bornes morales et dans certains cas de
folie, qui sont des caractéristiques d’un monde surchargé de
puissance. Tous sont donc impliqués dans l’apocalypse. Tous
seront sauvés ou détruits. CCR étant un destin mondial. Dans des
cadres qui se veulent proprement religieux les perspectives
périphériques de groupes comme l’Ananda Marg (hindou), le groupe
Aum (Bouddhiste-japonais) ou les Témoins de Jehovah (Bibliques)
reprennent et culturalisent ce sentiment. La raison trop
invoquée et passablement malmenée durant la phase de Croissance
est appeler à s’inverser. L’humain déjà primitivisé par les
télévisions, le sensationalisme et l’éloignement de lui-même et
de l’autre, se durcira et jouera avec l’animalité et les
machines, comme dans les cauchemars que les fabricants de
fantasmes d’Hollywood fabriquent à la chaîne, et de manière
remarquable pour les enfants sans pères, puis bientôt, sans
doute, sans mères.
La perte des affects, des sens (transformés en pulsions
binaires), des relations, de la mesure, de notions diverses de
la morale et de la raison sont déjà illustrés chaque jour dans
le fonctionnement de la CCR. Il suffit d’écouter, sur une radio
française, l’annonce quotidienne de l’évolution des indices (de
tout et n’importe quoi) pour comprendre quels effets de
prophéties et quels délires réalisables sont joués et vécus dans
une certaine mesure avant même que de véritables pénuries,
catastrophes ou blocages (joliment baptisés dysfonctionnements
quant l’apocalypse ou la crise ne sont pas de sortie[33]) ne
s’introduisent sur la scène. Les riches, puissants et bien
classés sont très probablement les plus fragiles. Ce sont ces
fragiles un peu toqués qui mènent le jeu, au travers de
médiations et de flux d’une capacité d’action toujours accrue.
Le côté “catastrophe prédite” de la CCR est un coeur des dogmes
mous et omniprésents qui nous suplombent. Ils justifient les
prises d’otages et les captations de cerveaux qui, latentes en
tout religieux, ont atteint des sommets qu’il est difficile de
comprendre. Nous n’avons pas assez de recul. La force de ce côté
sombre et de l’attraction terrible exercées sur les
individus-masse (puisque c’est ainsi que le formatage humain est
effectué), ne permet pas de réduire CCR et les réalités qu’elle
englobe et ordonne à un système de terreur et de destruction. La
destruction est contenue et régulée, au moins en ce moment, et
une grande part des gens ne se contentent pas de souscrire aux
cadres et aux classements CCR. Ils ne pourraient pourtant pas
s’en passer sans subir de cures de désintoxication, en apprenant
par exemple à poser un chat sur leurs genoux (un gris d’un genre
énervé et gentil peut très bien convenir).
Un système
magique de l’ordre symbolique
La puissance qui fonde le couple dynamique croissance-crise est
aussi une possibilité d’ordre majeur. Des idéologues n’ont pas
manqué pour évoquer des ordres nouveaux au fur et à mesure que
se déployaient les rhétoriques et les mouvements de masse de
modernité et contre modernité[34], avant que CCR ne devienne
mûre, plus fragile et indéracinable que jamais à l’heure des
fétichismes de marché. Cela reste de circonstance. La mobilité
des classements de CCR et, dans une moindre mesure, de
modernité, va, nous l’avons déjà remarqué, avec une pesanteur
certaine de la transmission des positions et des patrimoines.
D’un certain côté il est aussi important et sacré de figer les
classements que de les bouleverser. CCR est un univers tendu
mais organisé dont les croyants et promoteurs visent la fixité
en détruisant toutes les structures et les immobilités des
autres réalités. Il y a plus que cela. A côté de ces phénomènes
qui n’ont rien de très ancien mais qui permettent la survie de
l’ensemble, comme les univers non capitalistes ont permis le
maintien et l’expansion du capitalisme, il existe une dimension
bureaucratique et organisationnelle de la CCR. Elle est adaptée
à la gestion de puissances déstabilisantes et au gouvernement
direct ou par intermédiaires, de masses humaines toujours plus
considérables. Depuis cinq décennies le nombre d’humains a été
multiplié par trois et le nombre de ceux qui sont assujettis de
manière directe et sans capacité de négocier aux logiques de CCR,
ou à leurs antécédents immédiats, aurait plutôt été décuplé.
Dans le couple croissance-crise, il existe déjà une tendance à
modérer la croissance et les expansionismes des firmes ou des
gouvernements influencés par les logiques de marchés et autres
théologies de la prospérité. La croissance est alternativement
considérée comme le bien ou le droit de chaque humain, à
condition qu’il se réduise à l’état peu reluisant d’individu, et
comme le privilège de minorités bien classées et pourvues (en
CCR le classement précède le caractère nanti mais ne s’en
dissocie jamais). Ces dernières ont longtemps été blanches de
peau ou euronoraméricaines mais les positionnements de
privilègiés de la croissance, habillés ou non de rhétoriques de
(divine) classe moyenne ou de société civile, sont maintenant au
moins aussi forts dans les grands pôles de peuplement d’Asie ou
au Moyen Orient de la rente pétrolière. La croissance vue comme
le bien commun de groupes minoritaires est une alternative
constante et puissante au développement de tous. Cette
croissance mérite protection, non seulement contre les barbares
qui ne croient pas à la croissance et doutent de la crise, mais
aussi contre les foules qui voudraient profiter des lecteurs de
DVD, des voyages à Mayorque, des reproductions du Manneken Pis
en fonte ouvragée et des produits du pillage de l’Afghanistan ou
de la mer Caspienne, quelques éléments parmi les millions et
millions qui assument le statut de surhomme développé. Cette
croissance “citadelisée”, assez souvent vécue de manière
obsidionale, échappe aux délires des prêtres scientistes, des
cadres missionnaires et aux flots de bonté des ONG. Elle
nécessite un appareil militaire et un administratif
particulièrement élaboré.
A côté de ce fait massif, l’existence de la CCR tout entière est
liée au maintien et à la sophistication d’une structure de
gestion. Tout ce qui est valorisé dans les modes actuels de
socialisation et de travail (s’il s’agit de travail) tourne
autour de cette structure multimillénaire qu’est le bureau. Les
appareils d’Etat, les entreprises, les ONG, églises et les
autres manière d’associer des humains dans un cadre stable, qui
se veut facilement éternel, sont sollicités d’une manière
toujours plus pressante. L’Etat ne nous intéressera pas
particulièrement, sauf pour signaler sa résistance aux
agressions et sa tendance à enfler, tout en perdant du statut,
dans les pays les plus motivés par les dogmes CCR, à commencer
par les USA de D. Reagan. Il n’y a pas de contradiction notable,
dans les champs de représentations et de pratiques CCR et dans
les réalités les plus banales, entre les Etats et les
entreprises par exemple. Le débat est un résidu peu aguichant de
guerre froide. Les oppositions mettent en scène des agents plus
limités et concrets et nous n’en parlerons pas plus. Il est
difficile de dire si les prêtres, augures et bureaucrates de la
CCR demandent à des administrations et à des systèmes de gestion
de supporter le coût humain et social des activités essentielles
des vendeurs de 4x4, de systèmes d’armes, de produits miniers,
de gadgets électriques et de fringues plastifiées portant des
mots anglais, ou si une sorte de bureaucratie CCR marquerait
régulièrement des points contre les éléments, aussi
bureaucratisés et se voulant au moins aussi durables, qui ne
parlent que de liberté, de marché et de flux. Soit la tendance
CCR se fait contrer par des gens et des groupes d’intérêt qui
reconnaissent sa prééminence et son caractère fatal, espérant
plus ou moins confusément la faire reculer sans l’abolir, soit
elle s’organise pour intervenir dans le champ des temps plats,
des systèmes d’éternité, des ensembles infiniment reproduits, de
la transmission pour ne plus dire de la tradition. Nous aurions
assez tendance à penser que la seconde proposition a de plus en
plus de validité.
La tendance vers une maîtrise totale de l’univers, celle qui
fait poser partout des appareils de mesure et des caméras, est
une part indisssociable des modes de vie et des pratiques
d’affirmation CCR, ces trois lettres impliquant une réalité
supra-humaine régissant le devenir et le présent des êtres, pas
seulement des êtres humains. Les univers d’experts, qui ne
connaissent que des champs minuscules dont ils démontent toutes
les manifestations mesurables, sont au coeur de la réalité
contemporaine. Certes il y eu, depuis les inquisitions et bien
auparavant des experts extraordinaires, vétilleux et dotés de
pouvoir, comme les ingénieurs des aqueducs romains, les faiseurs
de sacrifices védiques ou les astronomes de l’Assyrie antique.
Le domaine de l’expertise s’est cependant étendu jusqu’à occuper
tous les territoires. Il a effectué sa jonction avec le
scientisme et la mystique des flux dans des univers où
l’intervention des humains dans le champ où se décide leur
propre destinée (politique) est de plus en plus rare,
inconcevable ou criminalisable.
La composante bureaucratique de CCR, celle qui n’est pas nommée
par le sigle parce que son principe et ses activités sont
hétérodoxes tout en restant centrales et nécessaires, est
énorme. Un univers rentier et technicien, qui croit dans les
recettes, les modèles et aussi les miracles, qui n’imagine rien
d’autre que sa réalité et sa perpétuation, occupe une place
considérable dans les sociétés humaines du présent, d’autant
plus grande qu’elles sont, si l’on peut encore user de ce terme
propre au champ, “mondialisées”. Une partie est militaire.
L’armée est un prototype de ce que le CCR met en avant
l’entreprise, le classement et la bureaucratie. C’est comme CCr
un ordre fait pour détruire et transformer. Il existe bien sur
des militaires qui ne rentrent pas dans le cadre CCR. Elle
suppose la fusion relative des perspectives de croissance et de
celles de gestion éternisante. Dans CCR les métaphores
militaires, les attaques, agressions, campagnes et autres
assauts sont omniprésentes et pas seulement dans le vocabulaire
de l’entreprise. Il y a de la propension à l’immortalité dans
cet univers de programmateurs, d’évaluateurs et de
gestionnaires, malgré la tendance à ignorer le temps et donc le
temps qui surmonte le temps. Cette dimension de CCR, ou cette
partie non avouée et centrale de la métareligion rappelle
quelque chose des univers chinois idéaux, la Chine vivante,
constamment révoltée n’ayant jamais eu grand chose à voir avec
les inventions centralisées et uniformisées des mandarins.
Une certaine perception des univers bouddhiques et taoïstes,
sans retour à dieu ni croissance, explosions ou déclin,
seulement obsédés par la continuation de l’être en réduisant ses
souffrances, peut aussi, avec un certain profit heuristique,
être comparée à cette dimension de la métareligion. Il n’est
cependant pas besoin d’aller en Chine ni dans les siècles pour
trouver des tendances à figer les temps, tenter de tout
maîtriser et réduire les personnes à des chiffres. Toutes les
organisations, sociétés ou églises sont hantées par ce type de
perspectives. Le corps humain est vu comme un mécanisme par les
médecins. Des propagateurs du yoga, parlent, dès le début du
XXe siècle chrétien de “contrôler son corps comme un
ingénieur"[35]. Parmi les organismes religieux qui ont un poids
important en France c’est encore l’église catholique qui dispose
de l’appareil le plus ancien. C’est aussi le plus porté à
sacraliser son existence et sa capacité à durer et traverser les
périodes d’histoire. Elle prétend traverser sans dommages de
grands bouleversements comme les révolutions dans la chaussette
et les puces au silicium. Il n’est pas impossible qu’elle y
arrive. Ces dernières sont imputables, outre l’évolution des
savoirs humains, au capitalisme et aux stances primitives de ses
promoteurs, mais elles sont sacralisées et prises en charges,
expliquées et pourvues de sens, par les idéologues et les
prêtres de CCR. On ne s’étonnera pas de la rétraction catholique
présente, parfois matinée de fascination.
L’une des inflexions des bureaucraties CCR actuelles est la
concentration et l’apparition de nouveaux rentiers. Le cas des
firmes publiques privatisées en Grande Bretagne sous M. Thatcher
est éloquent: un groupe d’une centaine de millardaires est
apparu, au dépens de dizaines de milliers d’emplois publics. Les
appareils d’organisation, d’Etat, d’entreprises, d’églises,
ordres ou sociétés, y compris des sociétés dites criminelles,
connaissent une concentration inédite de richesse. L’ingénieur
ou le professeur croyant dans une ou l’autre inflexion (plus
que: variété) de CCR, le cadre ou le petit gestionnaire qui
vivaient de peu et acceptaient la réalisation de l’ordre et de
la mission en restreignant ses exigences et travaillant
follement, tous ces personnages fondateurs laissent le pas à des
magnats de plus en plus richement payés à ne rien faire quand
ils ne nuisent pas (destruction d’entreprises, de milieux, de
territoires, d’emplois, etc,...). C’est un processus ancien dans
le capitalisme et dans les appareils d’Etat non surveillés et
régulés par des puissances alternatives. L’un des problèmes de
CCR, bien illustré à ce propos, est l’absence de véritable défi
à son ordre. Le communisme a longtemps servi. C’est sur
l’évidence ou la divine possibilité d’un danger, russe ou
soviétique, que de nombreux prémisses de l’actuelle donne de CCR
se sont installés. L’islam politisé mais désorganisé peine à
remplir le même rôle malgré les luxes d’imagination de certains
groupes fascinés par les dérives imaginaires et la puissance
nord américaine. Les extraterrestres agressifs brillent par leur
absence. Mis à contribution, notamment dans un film hollywoodien
récent[36], le changement climatique reste un peu lointain et
tout de même ambigu au point d’écorner les certitudes
scientistes et l’arrogance de certains promoteurs de croissance.
La bureaucratisation des ordres sociaux, des classements et des
liturgies de la puissance, risque à la fois de s’intensifier et
de susciter des tensions internes, tensions sociales, humaines,
plus ou moins vivantes, qui font partie de ce que la
métareligion prétend oter de la surface de la planète.
On retrouve dans cette dimension gestionnaire et éternelle de
CCR, dans son non-dit fondateur, des partisans plus ou moins
désabusés du marxisme, réduit aujourd’hui à la situation d’une
inflexion millénariste et rationalisante du capitalisme. Il y a
aussi des historicistes un peu désappointés et d’autres
chercheurs du principe universel qui expliquerait les errements
qui leur font peur et les contradictions qu’ils ne veulent pas
voir. L’historicisme est un parcours idéologique antérieur à la
CCR. On en trouve une mouture contemporaine et remarquable dans
un journal comme l’Internationaliste, une feuille
mensuelle de haute qualité qui dérive de la publication
italienne Lotta communista. Tout y est perçu en termes de
géostratégie, avec la conviction absolue que ce qui doit
s’accomplir s’accomplira, que les forts ont toujours raison sur
les faibles, que l’ordre mondial sera en toute occasion ce qu’il
doit être, exprimant une phase puis une autre de l’Histoire. Les
mots clés sont équilibre, course, affrontement, sécurité,
forces, énergie, recomposition. Les propos sont très proches de
ceux des gestionnaires boursiers optimistes. Ces derniers et
l’Internationaliste se montrent désireux de durer, les
premiers dans leurs position, le second dans son commentaire
avisé. Ils sont anxieux de dépasser le niveau de la rumeur et de
la passion si prisé dans les inflexion de croissance, de crise
et d’ailleurs aussi de réforme. Avant d’en arriver là en
liquidant le fonds de révolte et d’humanisme du marxisme et des
philosophies de l’Europe de l’ouest, l’historicisme a eu des
heures de gloires avec les nationalismes et le mouvement ouvrier
mais les nouvelles perceptions scientistes et génétiques tendent
à sortir l’humain et leur fétiche particulier qu’ils nomment
sujet ou acteur, de la transcendance comme de sa propre réalité.
Les ordinateurs d’un côté, avec leurs banques de données que
rempliraient de manière parfaite les experts en CCR, les
hérédités génétiques de l’autre, corrigées jusqu’à la perfection
par les médecins ingénieurs, les machines et les manipulations,
inventent un monde dans lequel la crise, la croissance et la
réforme existent mais se trouvent constamment dévalorisées ou
perçus avec une certaine distance. Les processus, les cultures,
les initiatives, les relations, les imaginaires n’ont de place
que relatives à la perpétuation infinie, si possible croissante
et pas trop catastrophique, d’un non vivant devenu prédominant.
La valorisation insistante ou rémanente du “moyen”, du “commun”
et de l’”universel” appartient sans doute à cette inflexion.
L’organisation du désordre, la capacité à le faire flirter avec
l’éternité, met enfin en valeur une propension magique de la CCR
et de ses poseurs de champs. Comme dans le yoga pratique où la
magie et la science (de la respiration) ont fait bon ménage, le
scientisme et les incantations, combinés à la force des
appareils de stabilisation militaires et bureaucratiques, posent
une dimension religieuse pratique, matérielle et enfin
utilitaire. L’utilitarisme est à la fois une condition de la
survie une négation des personnes, qui se révèlent régulièrement
inutiles ou en trop, et une perception confuse et dure du divin
ou d’un ordre supérieur. C’est sans doute le niveau le plus
réifiant de l’ensemble CCR. C’est dans ce cadre aussi que des
perspectives utopiques imaginées lors des créations religieuses
anciennes telles que l’Islam et le christianisme ou chez Platon
se trouvent le plus fortement sollicitées en utilisant
généralement les biais du scientisme, du rationalisme et,
surtout sans doute, du désir d’harmonie. Les perspectives
utopiques des idéologies de modernité européennes et de
nombreuses visions hybrides faites à partir de confrontations
entre des pratiques hindoues et bouddhistes et les inventions de
modernité, sont aussi rémanentes dans ce niveau. Mis à mal par
les publicistes de la croissance, détesté par les éléments
nombreux qui n’ont pas accès à ses univers de calme et de force,
peu fascinant par rapport aux abîmes de la crise et de ses
transgressions, sans moralité sauf de vagues principes généraux
variants, l’univers magique de l’ordre CCR continue son
existence discrète.
Réforme, une reprise puritaine?
La réforme est ce qui vient à tout moment lorsque les machines
et les êtres gorgés de puissance s’emballent et fabriquent du
désordre après avoir promu un ordre supérieur. C’est aussi le
moment du rachat quand les poussées de Croissance subordonnées
aux taux de confiance et de profit brut s’effondrent, à cause
d’un évènement ou de sensations, nécessaires au système, de
chute, de déclassement ou de dispersion. La dimension de Reforme
introduit plusieurs niveaux de pratiques et de notions du
religieux que l’on trouve dans le chritianisme réformé
(justement), notamment dans les puritanismes anglosaxons. Il
existe cependant des puritanismes contemporains en dehors du
monde anglosaxon et du christianisme. Les apports éminents du
réformisme religieux et culturel hindou et de la recomposition
de l’islam autour de visions idéalisées des origines,
accompagnées de réformes des moeurs et de tentatives de
contrôles rigoureux de la sexualité ou plus largement du désir,
le poids des dérives chinoises et russes soviétiques en la
matière, sont autant de témoins d’une universalisation ou d’une
reconversion des puritanismes réformateurs antérieurs à la donne
actuelle de CCR.
Réformer c’est introduire l’action humaine et réhabiliter sinon
les êtres du moins les individus repentants. Le temps de la
réforme est partiellement maitrisé, une partie des phénomènes
étant clairement du ressort des puissance supérieures et de leur
capacité de pardon, une autre relevant de la ferveur repentante
des damnés de la crise. Il introduit, d’une autre façon que
celui de l’ordre immobile et magique, des perspectives
historicistes et eschatologiques. Son thème central n’est
cependant pas la fin des temps ou l’avènement de l’homme
nouveau, ce qui appartient à des aspects plus durs et dynamiques
de CCR, mais la moralisation et la “conscientisation” des
humains après une ou des fautes (écouter les oracles médiatiques
après un repli boursier). La faute pourra être de ne pas avoir
assez consommé ou d’avoir gaspillé les biens rares. C’est
l’option la moins courante. Elle sera plus souvent d’avoir
contrevenu aux règles fondatrices de l’accroissement de
puissance: non respect des classements, des fétiches, des
hiérarchies et des ordres.
Il ne manque pas de poseurs de champ CCR, de bureaucrates de
même obédience et de bateleurs médiatiques pour expliquer chaque
désastre du genre “crise des pays émergents”, “recul de
l’Afrique” dans les guerres civiles et les troubles
‘identitaires’, “massacres intereligieux en Asie” et bien
entendu “fondamentalismes (musulmans)”, en expliquant qu’il n’y
a pas eu assez de marché (ou une autre icône à la mode) et
surtout pas assez de “réformes” et d’ouverture aux flux. La
façon dont un groupe de gestionnaires français, qui se prend
pour un gouvernement, a récemment fait passer une série de
régression des statuts, des conditions de vie et des raisons
d’être (l’assurance personnelle et les contextes relationnels)
de la majorité au nom des réformes introduit à une autre
dimension de ce terme. La réforme est une punition que les
maîtres CCR du monde (on dit maintenant: “professeurs des
écoles”) infligent à ceux qui ont cru, au nom d’évènements
dérisoires comme la Résistance en France, les révolutions et les
indépendances en Asie, à la possibilité d’infléchir Croissance
au service de l’humain. Croissance qui pousse bien ou croissance
freinée, pire encore parfois maîtrisée ou rationalisée, ont en
commun de mener à Crise. Crise est une punition élémentaire et
terrible du niveau de l’orage ou de l’inondation dans les
représentations religieuses anciennes avec toutes les dimensions
sacrées et terribles de ces perspectives. Réforme ajoute le
discours des “pères fouettards” et des acteurs autorisés, des
poseurs de champs et diffuseurs de téléphones portables
officiels et véritables.
Au nom de réformes, avec des inflexions dont l’ampleur va
apparemment en diminuant avec le temps (mais ce peut n’être
qu’un cycle), il est normal de prohiber, contrairement à ce qui
se passe dans la logique de croisssance qui se nourrit très bien
de la production d’opium, d’ailleurs à tout prendre moins
dangereuse pour le devenir humain que la prolifération des
autos. La santé publique et surtout privée, mise à mal par les
déluges d’organophosphorés et chlorés (des pesticides) et toutes
les manifestations du génie fou et frénétique des augmenteurs de
PNB, se trouve irrégulièrement invoquée. Les valeurs, la
conscience morale et même la loi (qui ne vaut cependant pas pour
certaines puissances et pour le coeur conscient de CCR) peuvent
connaitre des vogues plus ou moins durables. La reproduction
humaine et parfois la sexualité malgré l’incidence très positive
(même séropositive) de cette dernière sur les taux de croissance
bruts, sont visés. Produire des humains pour le simple plaisir
de faire durer des noms ou construire des familles est suspect.
Le malthusianisme est un des plus anciens tropes de CCR, bien
que des déviants aient pu compter sur la masse pour lancer des
politiques de croissance. Ils avaient perdu le sens des
classements donc du sacré.
Réforme, tel qu’invoqué dans ce cas, est à la fois une
eschatologie et une philosophie de l’absence d’alternative. Il
faut faire des réformes, ce qui peut vouloir dire, “mettre au
chômage”, “liquider des lieux de vie”, “détruire des ethnies”,
obsolétiser des modes de produire ou des manières d’être ou
encore “isoler”, individualiser”, “enfermer et punir”. Non
content de se livrer à ces activités déplaisantes de rachat,
sacrées en elle-mêmes, les promoteurs de Réforme les justifient
par quelque chose d’énorme et vague à la fois. C’est un destin,
une mission, une structuration supérieure qui sont en cause.
Tout cela se comprend en mettant en scène des acteurs et des
intérêts aussi concrets que triviaux mais une dimension du
discours et des pratiques, dans le cadre tendu qui est le notre
aujourd’hui, ne s’interprète qu’en relation aux données
métareligieuses de la CCR, à la relation entre les trois pôles,
aux possibilités d’évolution très réduites ou nulles du cycle.
La croissance crée, la crise détruit, la réforme (et les
bureaucrates magiciens) maintient et permet le retour des deux
premiers éléments. La place pour un débat de société ou pour des
choix n’est pas “étroite”. L’idée même du processus tient du
sacrilège.
Réforme rachète les non-âmes et les surâmes en perdition, les
âmes aussi peut-être car le terme et ses sens restent forts,
dans les champs concrets, en manipulant des clichés usés mais
non encore épuisés par les prêcheurs archaïques et branchés nord
américains. Il faut se repentir. Il convient de travailler ce
qui jugule les écarts sexuels dans un monde ou les tentations de
Crise et Croissance sont aussi nécessaires et sanctifiées que
redoutées. On entendra avec un certain cynisme, que peut ou non
réduire l’habitude, des promoteurs de Réforme liquider des
millions de postes de travail, dépouiller des régions entières
d’équipements payés et fabriqués par des collectivités (afin de
centraliser des sources de profit privée) et parler dans le même
temps de réhabiliter ou de valoriser le Travail, qui s’incarne
comme il l’a toujours fait dans ces cas là dans une
prolifération des situations de soumission et d’exploitation des
travailleurs.
Le processus de “réforme” multiplie les côtés infantilisants,
des scories plus ou moins anciennes de la pratique coloniale
Européenne et Nord Américaine du XIXe et XXe siècle, qui a déjà
une fois “réformé” et mondialisé la planète. Il y a beaucoup de
choses présentes qui rapportent à cette expansion de l’Europe et
des USA au XIXe siècle au nom de privilèges (liés à la force et
à l’arrogance), de la mission (inflexions diverses sans doute
secondaires) et du libre échange. Dans son sens actuel, Réforme
est très souvent chargé d’un contenu négatif et régressif pour
la vie, les statuts et les conditions des humains. Les
réformeurs (on n’ose plus se servir de réformistes qui est
rattaché à des situations moins sinistres et ridicules) sont
convaincus de la culpabilité humaine de la nécessité de
pratiques de rachat et enfin de l’importance de vues optimistes
évoquant la prospérité. C’est un peu tendu comme tripôle mais
c’est très représentatif des mondes ordonnés par la CCR.
La théologie de la prospérité serait donc d’abord une spécialité
des réformateurs de CCR. Elle est reprise et copiée, parfois
caricaturée, par toutes les religions ayant pignon sur rue et
ayant subi l’influence du puritanisme et des conceptions
protestantes anglosaxonnes. Dans ce cadre, il est bon, moral,
justifié, sacralisant et même beau de faire de l’argent surtout
si la chose élève le rang et l’importance des classements de CCR
(ou de modernité ou d’autres inflexions du paradigme). Les
prêtres, guru, mollah et rabbins branchés
multiplient les banques, les investissements et les placements.
Ils incitent ceux qui peuvent et même quelques autres à les
imiter. Cette théologie de la prospérité et de la puissance, qui
inverse fréquemment les perspectives valorisées jusqu’il y a un
siècle dans les grandes et petites religions, est essentielle
pour comprendre les dérives et les évolutions actuelles en
matière de religieux. Nous en retiendrons surtout qu’elle
inféode les perspectives des religions reconnues et moins
reconnues aux catégories de la CCR, en usant de la force, du
chantage, des réformes, de la morale, de la finance, des ONG et
des incendiaires de la croissance. Il y a quelque chose des
cultes océaniens du cargo dans cette attente religieuse d’une
vie meilleure abondante, preuve de l’intervention de dieux ou de
puissance supérieures. Les “nous” triviaux et sacrés de
mondialisation multiplient leurs champs d’intervention.
La CCR est
elle une religion?
CCR est elle surnaturelle ou sursociale? C’est une vulgate qui
intervient partout en usant en tous lieux des mêmes processus,
techniques, éventuellement systèmes. Elle dispose de matrices,
gardiens, institutions vulgarisateurs, prêcheurs, spécialistes,
défenseurs passionnés ou fanatiques. Rattachée aux puissances
mais indifférente aux partis et aux mouvements, qu’elle tend
seulement à absorber comme elle le fait pour les pratiques et
ensembles religieux, elle apporte des réponses et invente aussi
les questions, en modelant les cadres et influençant les
acteurs. Elle n’élimine nullement les autres éléments de la
réalité, y compris la pensée, comme les échanges, les classes
(niées ou intégrées comme dans la plupart des ensembles
religieux), le travail et les rapports de travail, le corps,
l’imaginaire ou encore la monnaie; diffusée depuis trois mille
ans. Son bagage marxiste libéral ajouté à de nombreuses autres
couches de concepts et de perceptions, lui permet d’intégrer ces
données humaines et de leur fournir du sens, sans d’ailleurs
poser la question du sens ni aucune autre question. Elle est le
réel et ses développements supraréels. Le sens, une des
premières raisons d’être du religieux, est profondément imbriqué
dans une culture du non-dit, de l’évidence, et du sensible,
plutôt sans doute du sensationnel.
Si une religion est une cohérence tournée entièrement vers des
notions d’âme de surnaturel et de sacré, le caractère religieux
de la CCR est un peu douteux. Si on prend le terme en mobilisant
l’ensemble des données mondiales (justement) et universelles du
religieux, sans privilégier les perceptions chrétiennes ou
catholiques, d’ailleurs fortement sollicitées dans certaines
inflexions de CCR, si l’on admet qu’une religion vaut ce que les
sociétés ou les désocialisations y placent et qu’elle peut se
vivre en creux par rapport à des définitions anciennes du
spirituel, si l’on admet le caractère central d’une surpuissance
de fait, non d’une puissance divine imaginée, au sein même de
l’ensemble planétaire, le terme n’est pas du tout hors de
propos. Si l’on s’attache à ce qui, dans religere ou
yog (en sanscrit) met en scène la compréhension du destin et
la solidarisation des humains par une dimension supérieure il
pourrait même se révéler parfaitement adapté. Tout est CCR et la
CCR n’est rien que le social et le politique imaginé dans des
catégories qui nient durement le social et le poltique, ce
pourquoi nous avons posé la question d’une présence, dite ou
plus souvent non dite de formes de religieux. Nous nous trouvons
à la fois face à une sorte de “vaporisation” des religions et
des catégories religieuses, à un retour ou à la continuité de
notions de puissance[37] (shakti) ordonnant le monde et
le menaçant, de fétichismes primaires ou non, de cultes du soi,
de culte de la prospérité, de prophétisme, de menace de chute et
de promesses de rédemption.
Le plus intéressant est à notre avis, nous tenons à le redire en
approchant de la conclusion, l’arrangement des réalités en
triangle de pôles fortement et complexement reliés. Il reste un
doute quant à la solidité de cet ensemble: est-il une structure
durable ou un assemblage tératologique? Fonctionne t-il dans un
ordre de la nécessité et de l’évidence ou impose t-il des
distorsions et des dérives que le terme crise ne fait que tenter
de rationaliserr? CCR, notre ordre religieux actuel, n’est ni
rationnel ni positiviste, malgré des surcharges ponctuelles
d’appels à la raison, à la positivité et bien sûr à la science.
Rationalistes, positivistes et scientifiques (qui ne se
confondent pas en tant que catégories) sont seulement appelés à
occuper des rôles de second ordre sur la scène. Nous laisserons
chacun accommoder ce qui a été présenté en fonction de ses
perceptions, de ses désirs intimes et, pourquoi pas, de ses
croyances... en espérant que les réactions d’habitus et les
clichés ne seront pas les seuls processus sollicités.
Il faudra aussi, pour profiter de ce petit essai, débarrasser ce
texte des appréciations morales et politiques de l’auteur, par
exemple le regret un peu puéril que les libertés ne soient pas
plus substancielles, le parti pris environnementaliste ou une
certaine position critique vis-à-vis du capitalisme. Ces
positions ne sont pas complètement distanciés et gênent. C’est
un peu plus compliqué. C’est au prix de distanciations mais
aussi en retrouvant des affects et des émotions que le jeu sur
des signifiants, la prise de recul par rapport à des notions
figées dans un monde qui bouge mais pas toujours comme il est
dit, peut être mis à profit. Certes les tenants, si variés mais
tellement solidaires des perspectives CCR, font de la morale et
de la politique. Ce n’est cependant pas le fond de la
perspective dégagée, qui montre l’utilitarisme et la magie
associée à un mépris profond, presque dramatique, des activités
de pouvoirs non régulés par le flux de puissance. Ce que nous
pouvons émettre de critique ou de désaffection vis-à-vis d’un
ordre et d’un désordre que n’atteignent pas ces considérations
ne présente aucune espèce d’intérêt. Ce sont peut-être des
expressions de nostalgie, d’un côté, et des remugles
antireligieux.
La CCR n’émancipe pas, elle ne réalise pas, elle crée pour
détruire pour instaurer une nouvelle donne de création et
destruction. Les considérations de démocratie, de progrès, de
changement et autres, entre niaiserie, essentiel et
manipulation, continuent à proliférer mais elles ne présentent
d’intérêt que replacées dans le cadre des flux, qui abolit tous
les sens, de la publicité, qui se rit de toutes les valeurs, et
de l’inféodation des perspectives religieuses à une logique de
la quantité, aux théologies de la prospérité. Par ailleurs, si
la CCR abolit la notion de choix, sauf face à un étalage de
supermarché (et encore: l’emballage compte plus que le produit
d’ailleurs profilé par les champ de puissance et les
restructurations industrielles), elle n’est pas ressentie comme
oppressive parce qu’une de ses sources de légitimité est le
désir humain, les fantasmes des dominants et les angoisses des
dominés constituant un ajout, absolument fondamental à notre
sens, qui va aussi dans la direction de ce que les grands
poseurs de champs CCR appellent la “liberté”.
La charge sacralisante et, plus encore, les systèmes de
classements de la métareligion fascinent particulièrement, tout
en les irritant, les croyants ou participants sincères et
motivés de versions précédentes, plus culturelles et localisées,
du fait religieux. A ces propos (la liberté et la religion) il
est difficile de faire la part de l’aliénation, de l’héroïsme -
assumer un destin programmé pour le tragique et submergé
périodiquement par l’autonégation peut nécessiter du courage -
et du cynisme. L’ensemble métareligieux, si l’on conserve cette
dénomination, ou encore le champ de représentations et de
pratiques de la CCR, pour rester dans un registre plus neutre
mais qui frise l’ennui, a procédé à des déconstructions
importantes durant la période récente. Les poussées de
Croissance sont telles que les configurations de pensées, les
tropes et les imaginaires que l’on croyait figés pour toujours
par l’énorme puissance de propagande par le fait[38], le fait
massif des colonisations du XIXe siècle et de la première
poussée mondiale des marchés, semblent vaciller ou parfois se
dissoudre. Il n’y a plus d’Est et d’Ouest, d’Orient et
d’Occident, malgré les poussées identitaristes de tous genres
qui fossilisent ou enjolivent ces non-concepts (mais vrais
emblèmes), ces antécédents figés ou aux mouvements mal maîtrisés
de la pratique et des idées de CCR. Que ces transformations des
conceptions de l’humain et du milieu soient d’abord régressives
et qu’elles passent par des arasements culturels tout en
permettant au “mieux-classés” d’entretenir des illusions et de
diffuser des thèmes réconfortants quand à leur existence (en
tant qu’Occident par exemple ou encore laïcs[39], etc), a déjà
été entrevu. Nous voulons ici souligner à quel point ce que les
élites CCR créent et encadrent est capable de les dévorer. Nous
en arrivons à la conclusion que développent tous ceux qui sont
pris en otages, à savoir qu’il est heureux que l’ensemble des
perceptions sacrées, métaphysiques et transcendantes, que la
grandeur des classements et le fétichisme du chiffre ou du
marché, que la magie et l’utilitarisme existent et pourvoient la
scène de semblants de sens. Cette construction pathétique et
compliquée, qui renoue avec les grandes construction de sacré de
l’humain (elles n’ont jamais été hors jeu) répondrait donc à des
besoins essentiels à côté de sa tendance à faire surgir et
entretenir des assuétudes.
Hybris et retours au réel
La dimension de la transe de puissance et des constructions
religieuses ou parareligieuses qui l’entoure tend à oblitérer
les choses humaines ordinaires. Nous avons remarqué qu’elle
favorisait la préférence pour les machines ou les animaux
domestiques, ainsi que le mépris de soi, chez des êtres frappés
par la grandeur du système et généralement mal classés par ses
catégories. Outre le caractère régressif de nombreux processus,
les poussées simplificatrices et dures de nombre de tendances,
l’ensemble CCR ne peut vivre avec ses seuls individus ni avec
des masses abêties dans des sociétés purement utilitaires et
destructurées. Il n’y a pas que la pensée qui n’ait guère évolué
depuis le temps du Bouddha. Au quotidien il reste infiniment
plus efficace, rapide et agréable d’user d’un balai pour
dépoussiérer une pièce de taille moyenne que de sortir un
aspirateur. Tout n’est pas à l’avenant mais c’est une tendance
lourde, dont la prise en compte est indispensable pour
comprendre les choses d’aujourd’hui. Malgré l’hypertrophie des
transports, il reste peu imaginable de ne pas marcher. Des
cultes internes ou parallèles à CCR valorisent d’ailleurs les
corps tels qu’ils sont ou devraient être (sans le travail), à la
fois capables de vivre et de s’échapper des destins CCR et
incarnations de surhommes imputrescibles. Les fabricants de
fétiches et les faiseurs d’effets recherchent avec une grande
énergie des mains, des yeux, des personnes qu’il soit possible
de commander et d’utiliser tout-à-fait comme aux débuts du
capitalisme, ensemble qui n’avait pas vraiment rompu, au XVIIe
siècle en Europe, avec les pratiques des marchands
manufacturiers des époques antiques.
Il reste des territoires, des limites, des frontières et des
cadres. Il s’en crée chaque jour. Les ordinateurs sont utiles,
ou plutôt se sont imposés au rang d’incontournables, mais ils ne
dispensent pas de savoir écrire, de formuler une pensée ou de
les programmer avec la simple intelligence inquiète et mobile
des êtres humains vivants, si possible entiers et donc
contradictoires. Ils ont le bon goût de tomber régulièrement en
panne, parce qu’ils ne sont pas faits pour durer et parce que
CCR transcende des réalités, des éléments, pour les jeter
régulièrement dans les poubelles. Beaucoup de machines ne sont
pas utilisées pour le projet des grands poseurs de champ CCR qui
est de faire des objets avec la nature pour les détruire pour en
refaire de plus destructeurs, mieux emballés et plus vite jetés,
en écrasant quelque peu au passage les finalités de cette
dimension machinique que l’on avait crue libératrice (le
processus dépassant le but, comme dans beaucoup de perspectives
CCR). Les imaginaires sont solidement balisés mais ils gardent
un caractère imprévisible. La médiatisation, dont les promoteurs
se jugent si importants, se résoud rapidement à n’être qu’un
bourdonnement de fond, une vague vibration qui n’empêche pas,
malgré des efforts héroïques, les humains de penser, d’aimer,
d’inventer leurs propres catégories et dimensions du temps, de
relativiser.
Une grande part, l’immense majorité des réels avec lesquels la
CCR travaille et qui occupent et structurent les humains sont
des “hybrides”. Cette question d’hybride est compliquée et nous
en pouvons que l’effleurer. Il y a des mélanges de catégories
CCR, des imbrications de réalités CCR et du monde non assujetti
à la métareligion et enfin de complexes de choses qui font
depuis des millénaires le quotidien de l’espèce humaine. Il
s’agit d’ensembles déstabilisés mais où l’on retrouve des
processus d’apprivoisement, des sectorialisations, des liens et
relations, des ordres non prévus, des croyances plus ou moins
non répertoriées, des informations non mises en flux, donc
encore porteuses d’authentique, des humeurs et des sarcasmes.
Cette prolifération d’hybrides, de fragments des réalités plus
solides (et encore) frottées à la puissance et aux perspectives
et pratiques propres de CCR, est notre environnement. Il en
surgit parfois des monstruosités, le monstre étant à ce niveau
une variété de mélange non viable ou toxique. Globalement notre
environnement d’hybrides n’est pas sans alternative. En gros
nous ne sommes ni croissants, ni en crise ni réformés mais
généralement inclassables tout en étant, dans certains champs et
moments, incapables de résister à la séduction, à la force et à
la capacité structurante des catégories de CCR.
L’imprévisibilité humaine et l’épaisseur de certaines de ses
réalités est une source de désagrément et parfois de rages pour
des porteurs, parfois des victimes plus ou moins consentantes,
des grandes réalités CCR. Le corps, la planète, le savoir, la
possibilité de comprendre, l’Autre, ont des limites et demeurent
toujours, peut-être plus que jamais, des mystères. Ceci n’est
pas écrit pour revaloriser des religions plus cohérentes ou plus
anciennes, dont la réalité ne paraît pas probable.
La fabuleuse, dangereuse et minutieuse structure de la CCR n’est
pas non plus en cause. Il est simplement question de
l’importance, fortement ambivalente dans les atmosphères
surchargées de puissance, de la nécessité proprement humaine de
croire ou faire confiance et de la nécessité, aussi importante,
de prendre des distances par rapport à ce que l’on croit.
L’humain reste plus que jamais un animal symbolique. Les
symboles ont un poids, ils transportent une charge qui n’avait
pas encore probablement été expérimentée, encore que cela ne
soit pas certain. Tant d’affirmations de ”nouvelle ère”, ou de
“spécificité absolue” pour le christianisme par exemple[40], ou
d’interrogations sur l’isolement ou le tragique de l’humanisé-déshumanisé
CCR (avant : moderne) ont sombré dans un ridicule peu aguichant.
Les mythes sont loin d’être morts. Ils apparaissent surtout
instabilisés, moins lisibles pour les adultes obsédés par le
travail (ou son absence) et brouillés. Tout ceci est connu. Pour
en revenir à l’être humain, projet central et ennemi aussi
central des catégories CCR, il ne vit et même ne survit qu’en
s’éloignant de ses propres productions symboliques. C’est sans
doute en reconnaissant la part de sacré que CCR et ses tenants
les plus ‘allumés’ tentent de monopoliser, mais en exigeant ou
plutôt en fabricant aussi la plus grande part de variabilité, de
fantaisie et d’intelligence critique (on n’ose plus parler de
liberté tant le terme s’est vu ridiculisé en étant accolé au
marché et à d’autres réalités infâmes) que l’on peut faire mieux
que survivre en triste individu dans ‘notre’ période de CCR.
Amen.
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
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2005
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