Sociologies des sublimations universelles

Sociologie de l'amour

Sociologie de l'art

Sociologie de la liberté

 

 

14 après Nommer l'amour, 5 ans après Eros et société,

Un livre à trois mains

Eros et Liberté

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Eros et Liberté, Deniot Mouchtouris Réault. Paris Le Manuscrit 2014

 

 Nommer l'Amour


 
 Joëlle Deniot Professeur à l'Université de Nantes Lestamp Colloque international Nommer l'amour  2000
  Joëlle Deniot Professeur de sociologie à l'Université de Nantes - Habiter-Pips,  EA 4287 - Université de Picardie Jules Verne - Amiens Membre nommée du CNU


Joëlle-Andrée Deniot
Professeur de sociologie à l'Université de Nantes
Habiter-Pips,  EA 4287
Université de Picardie Jules Verne - Amiens
Membre nommée du CNU


Autre ponctuation forte d'une anthropologie de l'amour, en juin 2009, Joëlle Deniot appelle à communiquer avec Jacky Réault pour un autre colloque international, Eros et Société, Vouloir vivre Vouloir jouir Vouloir mourir Vouloir tuer.
Un livre en est issu au Lestamp Edition Nantes Février 2009 sous le même intitulé. Pour le sommaire cliquer ici

Joëlle Deniot annonce en avril 2012 un maître livre résumant quinze ans de travaux anthropologiques sur les voix de femme et la scène de la chanson française

 Edith Piaf, la voix le geste l'icone, Esquisse anthropologique. Paris avec des encres et gouaches originales de Mireille Petit-Choubrac

Presse book, Dès la mise en site en Janvier 2012, de ce texte devenu  introuvable, Joëlle Deniot a été sollicitée et citée pour la page du quotidien Le Monde, Vous, consacrée aux Irremplaçables Lettres d'amour, Mélina Gazsi, 12, 13 février 2012 p. 19)

Colloque International : Nommer l'Amour des 11 et 12 février 2000

L’état amoureux, en ses composantes sensible, érotique ou sublime, se décline toujours de manière ambivalente. L’amour est, pour ainsi dire, en suspens. Il est choc, mais il se mue en rites. Il se tient entre jouissance et douleur, puissance et aliénation. Il est merveille de l’embellie mais aussi menace, risque ultime. Il se joue entre sacralisation et profanation de l’autre. Il est de l’ordre de la perfection, mais aussi de la guerre. La visée de transcendance y côtoie le vertige de la chute. Il est survie. Il est trivial. Il est fugace et « ruse de l’immortalité ».

L’amour est fils du manque, ce vide qui porte le désir du plus charnel au plus désincarné. Puis il est aussi cet écho d’une plénitude réelle ou rêvée. On pourrait allonger la liste de cette solidarité des contraires; première caractéristique de l’Amour, cette tension vers l’autre, l’inconnu, le semblable qu’il soit un ou multiple, de nature humaine ou idéale. Première caractéristique qui nous place face à cette émotion sensible « la plus profonde et la plus troublante », d’abord dans l’inquiétude de l’insaisissable. Fondamentalement, l’Amour reste du côté du mystère et du hasard. Il participe de cette catégorie d’expérience, d’initiation que le concept ne peut que malaisément délimiter, surtout en des sciences sociales qui ont largement délaissé les approches de la passion et de l’émotion au profit de questionnements plus « raisonnables » concernant les tactiques, stratégies, finalités de l’action. Pourtant, s’il est difficile à cerner, il est, dans le même temps, une provocation  pour la pensée, ce dont l’histoire  porte  trace.

Car, en son trajet anthropologique, ce mythe épouse les formes du temps. Raffinement de civilisation et ravissement pulsionnel, l’Amour fut, depuis les temps antiques, cet objet de représentation et de réflexion par excellence. Devenu art de vivre, il fut, en milieu aristocratique et bourgeois, l’objet de bien des codifications. La rhétorique, les Beaux-Arts, les sciences abondent en commentaires, en figurations des disciplines, des expressions, des états, des étapes d’un sentiment amoureux dont la vérité apparaît, puis se dérobe sans cesse. Images, sons, formes, débats, regards, touchers, impressions, disputes. Savants, esthètes, artistes, témoins et acteurs ordinaires, tous sont, à l’ère démocratique du Bonheur, conviés au Banquet. Si les sociologues ont peu parlé d’Amour, l’amour lui, s’est beaucoup parlé ; il se parle, se donne à voir. Il est même, en ses retraits intimes, depuis les années 70, devenu objet de parole publique. Il est entré sur la scène de la réflexivité et de la curiosité sociales. Nous constatons alors que l’Amour, cet insaisissable, est aussi l’objet de bien des attentions, et de bien nombreux discours, très conventionnellement socialisés, pour la plupart d’entre eux.

Nommer l’Amour, ce titre donné au Colloque, engage, d’ailleurs, vers certaines perspectives larges, mais déjà définies de l’objet. Car, on ne saurait envisager analyses, recherches, rencontres de disciplines à propos de l’Amour, si ce vocable est pris dans son absolu et sans autre spécification. Aussi, pour échapper à cette aporie de l’inconnaissable précédemment évoquée, précisons, d’abord, nos principales trames de préoccupations :

>
L’Amour est, ici, compris comme mobilisation d’un imaginaire du corps, du langage, de l’altérité et de l’utopie.

> L’Amour est, ici, compris comme figure d’excès au quotidien ; déité de la forêt ou du foyer à qui l’on peut rendre hommage par des actes grandioses ou des cultes minuscules. Petit amour, grand amour sont jumeaux. On ne saurait, d’ailleurs, mesurer la portée d’un charme pour qui le transmet et pour qui le reçoit.

> L’Amour est, ici, compris comme esthétique et érotique du lien social. Inséré dans une histoire sociale des comportements de séduction, dont nous limiterons l’étude à la période contemporaine. Inséré aussi dans une généalogie de l’éducation sentimentale, où il paraît important d’insister sur les moments de l’enfance et de l’adolescence.

Plus précisément encore, cette approche se fonde sur six orientations thématiques permettant de cadrer les propositions de communication :
 

  1. L’Amour et les écritures sensibles,
  2. L’Amour comme épreuve initiatique au quotidien,
  3. L’Amour effeuillé en rituels familiers,
  4. L’Amour et la généalogie des sentiments,
  5. L’Amour comme objet de réflexivité sociale dans l’histoire présente,
  6. L’Amour comme question posée aux sciences sociales.


1. L’Amour et ses écritures sensibles

La trace fait partie de cet élan amoureux qui se connaît sans se connaître et qui tient, dans l’angoisse consciente ou préconsciente, à se préserver en l’état. Aussi les médiations de ce que nous avons appelé « les écritures sensibles », sont–elles  parmi ces manifestations qui traversent constamment l’imaginaire et les actes des pratiques amoureuses, parce qu’il y a là supports de transfiguration de cet innommable du désir et de la sensation.  Si nous  ne  pouvons  pas  accéder  directement  à l’émotion, nous pouvons comme sociologues, psychanalystes, historiens, philosophes ou littéraires en analyser son écriture, terme pris au plus large, et cela en ses dimensions rudimentaires ou précieuses (tatouages, courriers du cœur, journaux intimes et tous les langages de l'art populaire, sacré ou lettré).


2. L’Amour comme épreuve initiatique au quotidien

L’Amour, synthèse des opposés est une prise de risque, une recherche d’intensité inconnue, étrange ou étrangère, c’est une aventure de l’excès. Il n’existe, parfois, qu’un écart faible séparant délire, vertige et amour… ce qui fait de ce dernier, une expérience ou une attente presque routinisée de l’extase hors de toute mesure et commune portée. En ce sens, l’Amour est une figure actuelle et courante du tragique. Dans cette logique de l'extême amoureux, on pense aux récits ordinaires de la passion, aux dialogues de l'amour et de la mort qu'ils rejoignent la question des "addicts" ou les dévastations de la perte.


3. L’amour effeuillé en ses rituels familiers

Désir de risque, l’amour est aussi désir de conservation, désir de durée… ce qui nous amène à le regarder en cette micro-ritualité des échanges affectifs et érotiques. Sous cet angle, les convenances semblent l’emporter. C’est qu’alors l’amour, émotion mystérieuse, prend parfois l’apparence du non-mystère. L’aura est cet arrière-plan lointain. Quand l’amour se fait trop proche, son halo de lumière s‘estompe.

Cet aspect de « familialisation » de l’échange, de « domestication »  de l’échange  amoureux, prend  d’autant  plus  d’importance que les « utopies immédiates » du bonheur privé, ont désormais pris bien de la place dans le rêve social humain ( le langage des cadeaux, les photos, la querelle, le coup de fil, le voyage).


4. L’Amour et la généalogie des sentiments

Il s’agit aussi de restituer cette ritualisation, cette mise en forme du   sentiment amoureux dans un trajet, une éducation du ressenti, de l’extériorisation ou du refoulement des émotions (la communauté familiale affective, l'influence des modèles romanesques, filmiques dans l'initiation érotique fantasmée et vécue).


5. L’Amour comme objet de réflexivité sociale dans l’histoire présente

Cette expression désigne deux ordres de fait. Premièrement que les rapports de séduction innervent toutes les rencontres sociales et que cette conscience d’une esthétique et d’une érotique du rapport à l’autre, est de plus en plus, à la fois, affirmée et normalisée, à l’échelle du plus grand nombre. Deuxièmement qu’ordre et désordre amoureux sont entrés dans le débat public. Sur la période récente des trente dernières années... période féministe, période de « libération des mœurs », découverte du sida… ont fait  du  privé, objet de polémique citoyenne, politique, sociétale ( Rapport sexué et imaginaire amoureux, érotisme et domination masculine, puritanisme et libéralisme).


6. L’Amour comme question posée aux sciences sociales

Ce problème traverse l’ensemble des propositions. Ici pourraient être abordés, de façon plus épistémologique, les thèmes de la compréhension, du « trajet anthropologique », de l’écriture du sentiment et de la sensation, dans l’interprétation des faits sociaux. En effet, traiter la thématique de l’amour dont l’intelligibilité s’opère, en partie, par acte de saisie intuitive, interroge en sciences sociales les axiomes positivistes et le passage créatif à une poétique du sensible.
 




Intervenants au colloque « Nommer l’Amour » :


Francesco ALBERONI, 
Sociologue (Milan)
Titre : Intimité et habitude

Edgar MORIN, Sociologue (Paris)
Titre : J’écris ton nom : Amour

Rozenn Le BRIS, Sociologue (Nantes)
Titre : Songe et accomplissement : l’écriture de la lettre d’amour

Marinella FEDRIGOLI – Gian Carlo VOLPATO, (Club di Giulietta Vérone)
Titre : Juliette et les confidences quodidiennes, Eros et héroïne : Amour et dépendance

Patricia BOUHNIK, Sociologue (Nantes)
Titre : Eros et héroïne : Amour et dépendance

Marina  d’AMATO, Sociologue (Rome)
Titre : La télé-Amour  :  Miroir et lentille de la vie

Kornélia HAHN, Sociologue (Lüneburg), Allemagne
Titre : Romances in movies

Gérôme GUIBERT, Sociologue (Nantes)
Titre : Passion de détruire et destruction des passions, les Punks contre l’amour ?

Noëlla  SAUNIER, Sociologue (Nantes)
Titre : Le Tatouage ou l’Amour incorporé

Philippe RIGAUT, Sociologue (Amiens)
Titre : De l’Internet à l’inédit : le féminin et ses constructions amoureuses

Patrice HUGUES, Artiste et chercheur.
Titre : Le Tissu de l’Amour

Claude JAVEAU, Sociologue (Bruxelles)
Titre : Iconographie érotique et convocation au désir

Joëlle DENIOT, Sociologue (Nantes)
Titre : Amour de vous, Amour de voix

M.-Caroline VANBREMEERSCH, Sociologue (Amiens)
Titre : L’Amour de l’art dans le roman contemporain :Figures de  l’excès

Sylvie GUIONNET, Sociologue (Nantes)
Titre : Quand lire donne à aimer

Daniel BRIOLET, Littéraire (Nantes)
Titre : La relation au Poème, ou « L’Amour réalisé du désir demeuré désir »

Georges BERTIN, Sociologue (Angers)
Titre : Figures du désir chez André Breton

Gilles RAVENEAU, Sociologue (Rouen)
Titre : La passion et la mort : Méduse, le corail, la femme.

Maïté DEBATS, Sociologue (Toulouse)

Carol PRESTAT
, Co–réalisatrice du reportage.
Titre : Cinq femmes et des mariages

Annick HOUEL, Psychologue (Lyon)
Titre : L’adultère au féminin et son roman

Sylvette DENEFLE, Sociologue  (Tours)
Titre : Les femmes sont faites pour aimer

Rosantonietta SCRAMAGLIA, Sociologue (Milan)
Titre : L’amore nei bambini e negli anziani

Gabrielle HOUBRE, Historienne (Paris)
Titre : Oie blanche, demi-vierge, affranchie : Trois figures de la jeune fille dans l’imaginaire amoureux du XIXè à l’entre-deux-guerres

Annie DUSSUET, Sociologue (Nantes)
Titre : Nommer l’Amour – Taire le Travail

Daniel WELZER-LANG, Sociologue (Toulouse)
Titre : L’utopie d’autres sexualités et la domination masculine : l’exemple de l’échangisme

Numa MURARD, Sociologue (Paris)
Titre : Jardin secret, amour impossible, l’amour dans les récits biographiques ou les limites de la réflexivité

Augustin BARBARA, Sociologue (Nantes)
Titre :  La rencontre amoureuse dans le couple mixte

Jean-Olivier MAJASTRE, Sociologue (Grenoble)
Titre : T’as de beaux yeux, tu sais

Anne HELIAS, Sociologue (Paris)
Titre : Images et mots : l’histoire du grand amour

Martine MOUNIER, Ingénieur (Montpellier)
Titre :
D’un récit intimiste vers une écriture anthropologique du couple

Hassan QUAROUCHE, Sociologue (Montpellier)
Titre : Le Silence et l’Amour
 



Amour de vous, amour de voix


 
 



 

Auteur Joëlle Deniot,

Professeur de Sociologie, Université de Nantes, membre nommée du CNU

Dans la France d’avant la fracture 40-45, il y a des écrivains fascinés par le music-hall. Il y a des poètes inspirés, bouleversés par les saltimbanques Certains se consumeront de passion, d’amour contrarié pour les belles héroïnes de la complainte réaliste de ce temps.
 
C’est le cas de Robert Desnos, poète surréaliste dissident qui aima Yvonne George qui s’illustra dans la chanson vécue, qui reprit, au grand dam d’Yvette Guilbert, des airs du folklore traditionnel sur les scènes parisiennes.

Yvonne George dont il ne reste pas que quelques traces sonores et quelques portraits tracés à la plume ou au pinceau, c’est ce visage ardent peint par Van Dongen, cette silhouette longue théâtralement sertie de velours vert, cette voix de diseuse acerbe chantant les destins sombres des filles et des marins.



 

L’orient de ta voix
Yvonne George et Robert Desnos

 
La voix, la peau, le regard, premières pulsions de contact, fantasmées dès l’enfance.
La voix qui porte la confidence.
L
a voix qui érotise le secret des amants.
L
’amour deviendra chuchotement
qui se perd dans les cheveux.

 

Entre Ma voix, Sa voix, La voix se sont, avec Éros, tissés des liens lointains, complices et fascinants. Nous n’en traiterons, ici, ni de façon trop  générale, ni de façon trop personnelle. Mais nous tenterons d’en atteindre une «  réalité topique »[1] à travers l’analyse d’une rencontre, en ses lieux, temps et style minutieusement spécifiques. Rencontre de deux personnages, certes, assez discrets, largement oubliés, mais tout de même, inscrits dans l’histoire et dans la légende. Rencontre témoignant, alors, idéalement, héroïquement de cet état où l’amour à la voix se mêle.

Nous sommes dans l’entre-deux-guerres.
Nous sommes dans l’effervescence nocturne de Montparnasse.

1925
. Elle, c’est Yvonne George, elle est chanteuse de music-hall. D’abord, il la contemple. Il reçoit la présence douloureuse de sa voix. Lui, c’est Robert Desnos, il est poète, tôt venu au mouvement surréaliste dans les premières fièvres expérimentales, celles des « effusions verbales »[2] entre veille et sommeil, celle de l’écriture automatique.

1929
. Elle, vient de mourir. Lui, attend que, du poème, vraiment, vainement surgisse l’apparition de la mystérieuse vagabonde.


J’ai rêvé de vous

J’ai choisi comme thème central de recherche, l’art féminin de la chanson de langue française. Je me suis d’abord portée vers le répertoire réaliste de l’entre-deux-guerres. Berthe Sylva, Fréhel, Damia, Marianne Oswald … Des voix perdues dans le bruit et le passé du monde. J’ai écouté ces sonorités, ces paroles de nuit. Elles m’ont émue. Depuis, je les cherche. Depuis, je les découvre. De traces discographiques en traces visuelles rares, de grappes de témoignages en indices éclatés, je poursuis l’analyse rigoureuse et songeuse de ces fantômes aimés.

Distant voices. Sur fragments d’archives plurielles et minces, je m’essaie à capter, décrire, ethnographier en somme, ces portraits de voix, ces portraits de vies, ces portraits de femmes. Je m’essaie à penser, à dessiner ce peuple féminin de diseuses de la complainte humaine et sociale, arrivées à la scène du cabaret et du music-hall, dans ce moment crucial de l’histoire économique, politique, artistique et morale du siècle.

Que pèsent donc l’aventure et l’esthétique d’une voix, dans les ébranlements et les équilibres mondiaux ? C’est vers cette question de funambule - et non de sociologue, bien sûr - que je me suis tournée. Je n’étais pas bien loin désormais, d’ Yvonne et de Robert.

Quelques photographies. Le célèbre portrait du peintre Van Dongen. Quelques indications de répertoire. Des enregistrements introuvables. Yvonne George, silhouette et interprète qui m’était apparue dans le sillage des mots de Desnos, resta longtemps, pour moi, une chanteuse inconnue, une voix du silence. Car si, pour l’essentiel, elle chante et des complaintes de marins et des romances sombres, elle reste, pourtant, à l’écart des grandes interprètes réalistes, à l’écart des derniers éclats de leur légende. Fêté par les amis de Montparnasse, le magnétisme de la féline n’est pas apprécié par les amis de Montmartre.

On la nomme la diseuse snob, on parle d’elle en tant qu’interprète cérébrale. Un passé brutal, un détresse hors du commun la rapprochent des grandes héroïnes du genre réaliste. Mais elle se dit également fille de Nerval, déclare son dégoût des hommes, ne cache pas ses passions lesbiennes. Ce sont là des « extravagances » qui l’éloignent de la chanson réaliste, attachée aux figures de la misère sociale, du destin, du mal d’amour, mais également aux stéréotypes masculins/féminins du monde. Alors, tandis que Damia et Fréhel, avant la môme Piaf, se transforment en véritables emblèmes populaires, tandis que celles-ci et d’autres deviennent les voix de ce peuple douloureux, marginal, « sauvage », sans être subversif des chansons montmartroises …Yvonne George, elle, ne fascine qu’un cercle d’artistes élégants. Davantage inspiratrice que porte - parole.

Ainsi, je suis d’abord entrée dans le désir de voir surgir un jour, l’écho de cette interprète réaliste, à la marge. Et je suis restée en cela dans le cours normal de mon enquête. Pour accompagner mon désir, j’ai suivi la voix de Desnos, ses nombreux hommages au regard, à la chevelure, aux mains, au souffle, au corps sublimé en somme, de celle qui se dérobait toujours.

Toi qui es à la base des mes rêves et qui secoues mon esprit plein de métamorphoses et qui laisses ton gant quand je baise ta main.
[3]

Pour accompagner mon désir, j’ai écouté, je me suis récité ces hymnes hallucinés, dédiés à celle qui ne répondait pas.

J’ai tant rêvé de toi qu’il  n’est plus temps sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi,
je pourrais moins toucher ton front et tes  lèvres que les premières lèvres et le premier front venu.
[4]

C’est alors que je suis sortie du cours habituel de mes applications studieuses à l’objet d’étude. J’ai rêvé d’Elle, de son absence, de son chant, à travers Lui. Je me suis insensiblement engagée dans l’attente inquiète de cette voix évanouie. J’ai rêvé qu’au détour d’une image, peut-être, plus pensive, qu’au détour d’un enregistrement inédit, j’allais la retrouver, familière, énigmatique. Mieux encore, j’ai rêvé de lumière subite, et de ravissement, j’ai rêvé de saisir une intuition vraie de sa présence vocale, humaine et scénique. J’ai pris au mot l’Amour de Desnos pour aborder cet éclat de voix : ses lèvres, son visage, son silence et sa perte.

…La chair palpite à son appel
Celle que j’aime ne m’écoute pas
Celle que j’aime ne m’entend pas
Celle que j’aime ne me répond pas
[5]

Le dialogue amoureux entre Yvonne et Robert est un dialogue d’étrange nature, toujours différé, indirect, s’instaurant essentiellement entre deux langages, deux imaginaires distincts de la passion. Langage pathétique de la chanson pour Yvonne George, langage lyrique du poème pour Robert Desnos. Langages qui ne se parlent pas, mais langages qui s’interpellent à distance, langages qui se lient à contretemps. Drôle de chœur. Drôle de drame. Drôle de flamme.

Au delà de l’échange entre homme et femme, ce dialogue amoureux se trame, se consume entre deux poétiques, au croisement bien incertain. Mais cette incertitude a fait naître et ce qui me bouleverse et ce qui m’intéresse, ce qui donc me retient auprès de ces deux protagonistes, auprès de ces deux figures amoureusement équivoques, car toujours solidaires et toujours étrangères. Et c’est  bien, sur ce point de l’impossible rencontre entre deux poétiques de la Passion que j’ai fait voyager mon rêve ; sur ce point également que j’ai retrouvé le chemin raisonné de mon objet d’étude : dépeindre comment cette diseuse, ce poète, sans grande connivence de culture et de code, mais soumis aux charrois des circonstances et du temps, furent traversés par la troublante aventure du chant des mots … Ce lieu où l’Autre advient, où se prépare, s’entend, se dit ce qui fait événement pour soi.





Valparaiso

Hardi les gars
Vire au guindeau
Good bye Farewell, good bye Farewell
Hardi les gars
Adieu Bordeaux
Hourra pour  Mexico – ô – ô – ô


1930.
La période correspond à l’apogée de l’empire colonial français. Damia chante Les goëlands , Florelle,  J’attends un marin , Berthe Sylva,  La légende des flots bleus, autre classique de la chanson réaliste. Les marines sont les chansons du moment.

Au Caphorn, il ne fera pas chaud
All  well, eh
Au lac sale
Pour la fête au cachalot
Un matelot
Oh eh hisse eh oh

Voix de poitrine, argot de matelot, phrasé appuyé, notes d’attaque âpres, volume vocal ample : c’est en ces tonalités abruptes et sur cet air de folklore à vocation chorale, que j’entendis, pour la première fois, un enregistrement de la chanteuse Yvonne George.

Plus tard, il laissera sa peau
Good bye, Farewell
Good bye, Farewell
Adieu misère, adieu bateau
Hourra pour Mexico – ô – ô –
Et nous irons à Valparaiso

Cette première rencontre tant espérée, me surprend. Ce qui me surprend, c’est d’abord un manque de singularité dans le style chanté. Les paroles enflammées de Desnos m’avaient fait imaginé tout le contraire. Chercher une voix, c’est inventer sa beauté, c’est déjà commencer à l’aimer. Pourtant , là, à la première écoute, je suis déçue. Et restant dans le paysage vocal de mes investigations sur la chanson féminine, je n’y trouve alors, ni l’assurance de timbre de Berthe Sylva, ni la violence d’émotion d’une Damia. Je suis déçue, mais je suis troublée aussi, par l’ambivalence très audible de cette voix chantée.

Tantôt elle avance avec l’énergie d’une Fréhel, tantôt elle se moque, elle évoque la raillerie d’une Marianne Oswald. Dès la deuxième écoute, je suis frappée par l’étrange impression que, dans la voix de cette femme, il existe plusieurs voix qui se cachent, se répondent, se révèlent tour à tour. Tout se passe comme si une certaine monochromie de l’interprétation réaliste était, ici, déjouée, biffée par le travail d’une voix de l’entre-deux. La mélodie bien rodée, est par endroits zébrée d’un détail, d’un punctum, d’une exclamation, d’un rire, d’une inflexion de la voix parlée. Ces écarts vibrent comme une coupure, une blessure, une ruse au détour du chant, de sa rengaine, de ses moires.

Cette intuition va se préciser à la découverte des autres titres de son répertoire. Là ce sont tous les jeux de déplacements pressentis dans la chanson de marin qui s’amplifient et révèlent leurs différentes facettes.

J’ai pas su y faire
La mort du bossu
Adieu chers camarades
Pars…

De la voix profonde à la voix claire, de la gouaille au désespoir, à l’appel claironnant, révolté, du phrasé grinçant aux nuances voilées de la mélancolie, c’est tout le théâtre des voix féminines du temps qui traverse cette voix. D’une chanson à l’autre, c’est  l’écho soudain de Florelle, d’Yvonne Printemps, d’Arletty qui effleure les sens et s’évanouit. Cette voix ne me déçoit plus. Elle me parle. Chercher une voix, c’est trouver à aimer. Son style est celui de la métamorphose. Et l’interprétation de ces chansons dites « chansons vécues » est un véritable art de composition. Ce qui l’éloigne de l’art plus expressif de voix réalistes iconiques comme celles de Fréhel, Damia ou Piaf.

Cette femme n’est pas star, mais actrice. Elle sculpte chaque chanson dans le matériau du texte, du scénario pour faire vivre, entre le masque et la peau, le personnage, les personnages qui aspirent à quelque brève incarnation… le temps d’une chanson. La transe que convoque cette voix n’est ni dans le timbre, ni dans la résonance, ni dans la puissance, mais dans la modulation épidermique du récitatif.

Cette diseuse tantôt goualeuse, tantôt lyrique, cette chanteuse à plusieurs voix qui faisait de la chanson « un prétexte à être une autre[6] », inquiète même Yvette Guilbert lorsque, dans son tour de chant, elle introduit des airs du folklore dont la dame à la voix pointue et aux longs gants noirs, se veut la spécialiste exclusive. Commencer à écrire, décrire une voix, c’est d’abord inventer son amour pour elle. C’est ainsi qu’avec Yvonne George, je débutais.


Il a suffi qu’elle chante

Dans une langue plus descriptive et plus directe que celle des poèmes composant le Recueil  A la mystérieuse, Robert Desnos âgé de vingt ans, journaliste occasionnel à Paris-Soir, consacre quelques articles éblouis à l’interprétation d’Yvonne George, chantant à l’Olympia. C’est ainsi qu’il entre en écriture amoureuse transportant le lecteur - spectateur dans une véritable scénographie de la rencontre miraculeuse.

Las de l’inexplicable tristesse du temps
Nous nous réfugions au music-hall /…/
Ventriloques rococo
Exploits des acrobates
Rire provoqué par les clows et les excentriques/…/
La mélancolie s’y exalte bruyamment/…/
Mais voici qu’une femme …
Visage d’aventure et yeux évocateurs
Menue sur la scène immense
Geste rare et cruel
Marche, scandant, la mort du « petit Bossu »/…/
Voici que sa voix émouvante s’élève …

Ces premiers mots d’amour dédiés à la « voix d’une femme », « dont l’étrave gigantesque prend l’âme des spectateurs », sont animés par, ce que l’on pourrait nommer, une érotique de l’apparition. Elle se manifeste d’abord comme récit d’un envoûtement dont la tension est d’ailleurs tenue par l’intensité rythmique d’un texte à forte puissance incantatoire.

Il a suffi pour nous purifier
Qu’Yvonne George parût /…/
Il a suffi qu’elle chante
Pour que nous prenions conscience
La voix d’une femme
Et l’océan déferle /…/
La voix d’une femme
Les spectateurs sombrent dans les profondeurs /…/
La voix d’une femme
Et dans ces têtes subjuguées
Se réveillent /…/

Comme si le texte gardait inscrit le tatouage de cet envoûtement dont le terme est bien, ici, à entendre sans modération, avec toute sa résonance magique primitive et tout son fardier d’anciennes légendes.

Elle paraît et des yeux
qui n’avaient pas pleuré, pleurent … »

Face à la femme apparue, l’amour est d’abord ce consentement intime au merveilleux, cet abandon au mystère, au miracle « à tous ces visages de l’inquiétude », comme les identifiait très justement Robert Desnos. L’inquiétude, le désir, le songe sont ici synonymes parce qu’ils fraternisent dans les nappes phréatiques de notre moi mythologique. La chanson, cette longue mémoire, cette rêverie populaire, ce bref suspens du temps, cette lumière aérienne de l’amour … parfois vous mène à ces hypnoses originelles.

Certaines chansons par la vertu
d’un mot plus précieux
que l’alluvion de certains fleuves sauvages
par la vertu d’un ton qui est celui
des plus retentissantes paroles
ouvrent ces portes des domaines désirables »

L’envoûtement - on le voit - mobilise une veine imaginative qui dépasse la simple figure d’Yvonne George. Plus exactement, c’est sur l'invocation d’un flot d’images baroques que le sortilège va pouvoir opérer. Et qu' Yvonne pourra surgir dans l'onde des merveilles, en héroïne bouleversante des croyances insolites et des avenirs floués. Dans ces soutes du cœur, il y a …

Le Chiffre 13
Le trèfle à 4 feuilles
Le Vendredi,  jour de veine
Toute la mythologie populaire
Vivant sur ces épaves des hautes magies naufragées
C'est  Le merveilleux noyé par une
Tempête née de ses œuvres
Qui renaît dans les bas-fonds qui l’abritent.
/…/ J’admire en Yvonne George
la faculté de donner la vie
à ce qui, si facilement, n’est que
momie exhumée dans le sable du désert.

Mais cette apparition proche du frisson, du frémir va se laisser traverser, exalter par le toucher sensuel, sensible et moral de la voix - cet être sublimé du corps. Aussi l’érotique de l’apparition se croise-t-elle en ces hommages scandés à Yvonne George, avec un érotisme cérébral de la voix.

Desnos ne décrit pas la voix d’Yvonne comme un musicologue ou un mélomane. Il la suit des yeux…cette voix. Il la saisit dans son théâtre d’ombre et de lumière. Il en contemple les contours, le visage, les mains, l’espace, les décors.

Mimique éloquente de comédienne
Mimique poussée au plus haut du pathétique
Cette femme apparue nous parle
Au nom de l’amour et du désir /…/
Ce n’est pas une femme /…/
C’est une flamme /…/ »

La sensualité de la voix s’instille grâce à cette vision qui la livre au regard de l’auditoire et du lecteur.

Plaintes des amoureux
Poésie éternelle de la révolte et de l’aventure
Yvonne George les exprime par tous ses gestes,
Son attitude, son existence même » /…/

C’est sous l’emprise – le charme – de cette image augurale de la voix que l’on entre dans le grand rêve crépusculaire du chant et de son émoi périlleux.

Le silence s’impose
à toute une salle frivole
Quand cette chanteuse étonnante
Prend la parole » /…/

Dans son texte sur « l’érotique » fustigeant « tous les vieillards, les censeurs et les eunuques », Desnos parle du nouvel art cinématographique comme avènement de l’un des plus puissants stupéfiants cérébraux du plaisir. Il semblerait que sa manière de mettre en scène la silhouette, le mystère et la voix d’Yvonne George…participe également de cette initiation récente à l’imaginaire filmique, à ses propres ressources et écritures érotiques.

Sous l’égide, à la faveur   des ténèbres …
Ces femmes, ces hommes lumineux
Accomplissent des actions émouvantes
A titre sensuel.
A l’imaginer, la chair devient
Plus concrète que celle des vivants
/…/leurs yeux plus beaux /…/
et c’est sur eux que se porte
« 
l’amour épars » dans les films.

On se perd dans la nuit et les étoiles, dans l’éblouissement naïf du héros lunaire offert au monde des regards passionnés. Et c’est bien « dans la poésie native de ces faisceaux lumineux, prête à être découpée en auréoles », dans l’obscurité de la salle de spectacle et sous les feux de la rampe que Desnos dévoile sa passion, un être idéal, une voix, des yeux, son amour, sa muse « promue comme le personnage, l’être si charnel de l’écran, à la majesté inaccessible des dieux ». C’est bien ainsi que Desnos nous fait découvrir sa femme - flamme « plus surnaturelle que les langues de feu de la Pentecôte».

L’écriture, en plans rapprochés, de la voix aimée convoque le rêve et l’artifice cinématographique en œuvre dans l’univers de Desnos. Aussi cette rencontre amoureuse se trouve-t-elle, en son expression, animée  par les supports, les médiations et les effervescences artistiques de son temps. Cette érotique de l’apparition suspendue à la confidence fabuleuse de la voix se prolonge ici en une quasi mystique de la révélation.

Je ne suis pas de ceux
qui croient que l’amour
le plus pur est un amour
d’eunuque pour un mannequin de glace.
Je reconnais que c’est une énigme
Profonde posée à l’inquiétude humaine
Que cette alliance en l’amour du spirituel
Et du matériel. Mais cette union mystique
Ne m’a jamais paru basse.

C’est dans l’esprit de cette proposition de Desnos dans l’article intitulé  Amour et cinéma  que j’emploie cette expression de « mystique de la révélation ». Car le toucher de la voix va de la peau à l’âme. Celle qui chante la douleur ravive intimement la plaie. Le chant suit son cours profond. Celle qui chante la passion conduit à des troubles secrets. Celle qui chante  le caractère fulgurant des rencontres, la cruauté des départs ; le peu d’amour en somme et la tragédie d’aimer, emporte chacun dans les orages, les vagues d’une véritable maïeutique du désir.

Au fond de nous-mêmes,
Un personnage méconnu surgit /…/
Sommeillant en nous
La passion s’éveille
Et vous rappelle que le temps est proche
Où nous devrions nous soumettre à la
Loi des rencontres dramatiques.
Elle nous enseigne la suprématie

« 
De l’amour sur les lois morales /…/
L’irrémédiable déchirement des vies sans folie ».

C’est rien moins que la révélation à l’homme des exigences de son destin qui passe par la voix téméraire d’Yvonne. Une fois le souffle de cette grâce passée, Yvonne George, présence physique, peut d’ailleurs s’évanouir…

A quoi bon dire qu’elle est belle
Après l’impérieux examen de conscience
Auquel elle nous a soumis.

Après l’apparition, la disparition et le fantôme « sort au bras du spectateur » pour voyager dans l’érotique de sa mémoire. Le phonographe après le cinéma, l’un et l’autre chers à Desnos, vient graver sa poétique consolation, combler pour l’homme « ce poétique besoin de miracle » qui toujours le tourmente.
 

  Il me suffit à moi
d’entendre un seul mot
prononcé par une femme invisible
pour l’évoquer de pied en cap
et plus réellement, peut-être ;
que sous son apparence terrestre
[7]


De ma voix à l’autre voix

Ainsi décrit, du côté de la femme-voix contemplée, Eros semble ne s’exprimer et ne s’éprouver qu’au masculin. Et cela même si l’on sait que, finalement, tout abandon à l’émoi vocal brouille les frontières de sexe et place la voix- en ce lieu instable, ambigu - des troubles androgynes[8].

Toutefois on ne peut se contenter de faire disparaître « cette femme qui chante », Yvonne George, en fantôme puissant de la mémoire. On ne peut se contenter de la figer - point de vue de Desnos - en muse aux sens silencieux puisque c’est, elle, que le chant d’aimer traverse, elle, qui provoque cette hallucination de l’œil et de l’âme, elle, qui propose le désir comme acte pathétique, elle qui lance, aux sources natives de sa voix, l’appel à une érotique du déchirement.

Pars sans te retourner
Pars sans te souvenir
Ni mes baisers
Ni mes étreintes
Dans ton cœur n’ont laissé d’empreintes
Je n’ai pas su t’aimer
Pas pu te retenir
Pars

Sans un mot d’adieu
Pars

Laisse-moi souffrir
Le vent qui t’apporte, t’emporte
Et dussè-je en mourir
Qu’importe
Pars sans te retenir
Pars sans te souvenir
[9]

C’est la chanson la plus caractéristique du style vocal  d’Yvonne George : on y retrouve et la mobilité du timbre et cette acuité de l’émotion fortement théâtralisée. La structure de la chanson est simple : deux couplets, trois refrains. Une mélodie lente, répétitive. Un récit mélodramatique proche des chansons néoréalistes des années trente qui, lorsqu’elles parlent d’amour, parlent bien davantage de désamour que de bonheur d’aimer.[10]

Pourtant, Yvonne George, par tout un jeu d’inflexions parvient à transformer cet air un peu monotone, un peu désuet en une plainte contrastée qui vous retient suspendu à la pointe de sa voix.

Premier refrain : voix forte, intonation provocatrice, lancée sur un ton ironique, presque persifleur.  La chanson se poursuit sur un ton proche de la colère. A la reprise du refrain l’accent porte sur la vocable « Pars » qui prend des allures de véritable coup de fouet sonore. Au second complet tout bascule…

C’est de notre amour l’affreuse agonie
et tout comme lui, vois, le jour se meurt

Rythme, prononciation, fluidité changent subitement de registre et de couleur. C’est l’entière texture de la voix qui se métamorphose. Alors, la vague des mots se déroule dans l’espace resserré d’un véritable tressaillement de la voix, parfois proche de l’inaudible. Ce qu’elle vit, joue et livre, c’est cet instant fragile d’avant les larmes. Et soudain la chanson se transfigure en un moment de chant tragique dont la détresse dépouillée vous surprend, vous prend, vous enveloppe.

Tu ne sauras pas toute ma détresse
Quand dans un baiser , une ultime caresse
Tu t’en iras … avec mon pardon
Le souvenir est un chemin très long
Que l’on parcourt à reculons
Pars …(à peine effleuré)

Bien des chansons populaires vont crescendo, explosent au final en un happy end sonore, si ce n’est moral. Celle-ci étrangement, se clôt sur l’expir d’un murmure ;  celle-ci au bord des lèvres, à bout de souffle, littéralement, se meurt … d’amour.

Voix chuchotée dans les tessitures aiguës (ce qui est très paradoxal et techniquement délicat), variation extrême des modulations, étrange vacillement du silence : il y a chez Yvonne George une audace interprétative, une approche libre, inhabituelle de la langue chantée qui met la voix au centre du poème. D’un autre poème plus populaire, d’un poème augural lesté de lyrisme, de sentiments, de chair, d’un poème plus lourd d’humanité, moins attaché au jeu formel des mots que le poème savant. Et c’est bien dans cette poétique première de la voix frôlée, de la voix affectée que se donne à entendre cette érotique indissociable de son esthétique et de son langage.

Yvonne George met en présence réelle et évanescente de l’énigme d’aimer en offrant l’œuvre de sa voix, traversée d’exigence d’être et de dire. Le poème de sa voix incarne alors ce moment rare de transfiguration et d’inquiétude où le trouble érotique rejoint le trouble de l’art. Desnos sera d’autant plus stupéfait devant la chanteuse que le poème de sa voix, c’est aussi cet autre langage, ce sens que précède celui de la chaîne parlée, cette musique qui sous-tend, préforme toute signifiance, cette résonance attachée au verbe. Autrement dit, tout ce que cherche également l’inventeur d’acte poétique, surtout lorsque ce dernier s’inscrit dans le mouvement surréaliste des années 20 et que, partant en guerre contre la vaine littérature, il veut rendre aux mots leur force subversive, leur incandescente liberté.

En découvrant Yvonne Georg et le chant de sa voix , Desnos contemple également son utopie poétique. Il la contemple, mais, en un miroir radicalement autre. Car, il y a bien de la distance entre la chanson du music hall et l’idéal lettré de l’esthétique surréaliste. Pourtant, c’est bientôt sa propre poésie qui lui deviendra étrangère. « Une seule chanson de cette femme vaut mieux que tous mes poèmes » dira-t-il. L’énigme d’aimer se rejoue ici dans l’énigme d’écrire. Ecrire pour se faire aimer de qui l’on aime ;  écrire, chanter pour adresser un amour. La crise amoureuse épouse la crise poétique.

Il a suffi qu’elle chante
pour que nous prenions conscience
de notre lâcheté amoureuse
de l’absence intolérable du
pathétique dans notre vie

S’abandonnant à l’amour douloureux d’Yvonne George, Desnos abandonne ses jeux d’écritures formels du Recueil de Rrose Sélavy faisant réponse à Marcel Duchamp, pour des textes dédiés   « A  la Mystérieuse » dans lesquels il retrouve, à sa façon, la voix de la tragédie et des larmes. Peut-être découvre-t-il ainsi l’autre voix refoulée du poème.

J’ai rêvé cette nuit de paysages insensés et
d’aventures dangereuses, aussi bien du
point de vue de la mort que du point de
vue de la vie que sont aussi le
point de vue de l’Amour.

Toi, quand tu seras morte
Tu seras belle et toujours désirable
Si je vis
Ta voix, ton accent, ton regard et ses rayons
L’odeur de toi et celle de tes cheveux et beaucoup
D’autres choses encore vivant en moi.
En moi qui ne suis ni Ronsard ni Baudelaire
Moi qui suis Robert Desnos et qui pour t’avoir connue,
Aimée les vaut bien ;

Moi qui suis Robert Desnos, pour t’aimer
Et qui ne veux pas attacher d’autre réputation
A sa mémoire sur la terre méprisable
[11]

Dans l’air du temps, sur les scènes repensées du music-hall – toutes les chanteuses néoréalistes de l’époque en témoignent – ce sont surtout des femmes, des femmes venues de l’expérience cruciale du chant de rues, qui vont, par leur énergie, leur flamme vocales définir un nouvel espace sensitif, un nouveau sensorium esthétique d’interprétation de la chanson populaire. Cette dernière, désormais plus proche des larmes, de la plainte que du rire ou de la révolte délimite une nouvelle configuration cathartique de réception, entre l’artiste héroïsé et son auditoire captif. Yvonne George, de ce point de vue, participe au mouvement d’ensemble de cette mise en lumière d’un sujet plébéien, tragique par le théâtre féminin de la voix. Les paroliers dorénavant écrivent pour des voix qui leur assureront peut-être, la popularité attendue.

Dans ce paysage du divertissement et de l'émotion représentée, Robert Desnos, pareillement à d’autres artiste marginaux du moment ( Francis Carco, Kees Van Dongen, Henri Jeanson,  Léonard Foujita, Jean Cocteau, Colette ), s’engage dans la célébration de ces interprètes populaires et salue la valeur iconique de leurs chants touchés à l'âme, aux gestes par ce dialogue funeste et sensuel, de l'amour et de la mort.

Dans cette période de crise économique sombre, de clivages sociaux exacerbés, des intellectuels côtoient réellement et idéalement les figures peu convenues de cette errance plébéienne. Ils voient dans le peuple, la peupleraie[12] : la sève des souffrances, des corps et des forces. Dans ces rapprochements datés avec l’autre parole, celle de la chanson, l’autre art, celui des saltimbanques, avec l’autre monde ou plutôt avec l’autre côté féminin du monde, naissent des mystiques du ressourcement, de l’inspiration que partagent plusieurs artistes de ce temps de l’entre-deux-guerres.

Desnos est l’un d’eux. Et sa rencontre avec Yvonne George porte l’écho de cette histoire. Mais rien ne sert de vouloir expliquer le destin amoureux, on peut seulement tenter de l’explorer, quand celui-là même vous attire en son sillage …

Constatons, imaginons seulement que nous étions là devant la figure paradoxale, presque irréelle d’un « désir demeuré désir », d’un amour-poème ; autrement dit d’un amour sitôt né que sublimé dans le langage du manque et de la perte. Eros se parlait, s’évoquait  s’invoquait alors, dans une métaphysique de l’absence qui faisait d’Elle, ombre et voix tout à la fois, la figure même de l’altérité, la figure du péril extrême … Il la rejoignait dans ses dérives noctambules, ses voyages d’héroïnomane, aussi.
 

 

Il n’y eut que les mots pour toute étreinte

que les mots pour calligraphier

des attentes, des baisers, des caresses… 

pour travailler - petit rêve d’éternité - la statue du visage et de la voix

de la Muse silencieuse …

 


Car aussi il subsiste dans la chanson une manière, un rêve de nommer l’amour autrement…

Mais quand je me voudrais passion
Les mots s’échappent et me laissent
Ligotée dans ma déception
Je peux chanter tout ce qu’on veut
Laissez-moi juste y croire un peu
Mais comme Higelin
Comme les copains
Je me demanderai toujours
Comment faire des chansons d’amour
Y’a un langage à inventer…

Anne Sylvestre
Comme Higelin in CD 2003


[1]Expression empruntée à Marguerite Yourcenar in Portrait d'une voix, Les cahiers de la NRF, Editions Gallimard, Paris, 2002
[2] Marie- Claire Dumas, Robert Desnos ou l'exploration des limites, Editions Klincksieck, Paris 1980
[3] Les espaces de sommeil, Desnos in Œuvres , Editions Quarto Gallimard, Paris, 2000,  p. 540
[4]J’ai tant rêvé de toi, Desnos, op.cit,  p. 539
[5] La Voix de Robert Desnos, Desnos, op. cit.,  p. 546
[6]Expression de Robert Desnos
[7]Voix de femmes, Desnos, op. cit. p.442
[8]Sur les scènes de cabaret de l’époque, une chanteuse, pas très éloignée d’Yvonne George, comme Suzy Solidor, le comprendra parfaitement et en jouera avec beaucoup de provocation.
[9]Pars, chanson écrite par Lenoir en1926
[10]On pense à Escale de Suzy Solidor, dans une version voisine.
[11]Non l'amour n'est pas mort, Desnos, op. cit., p. 543
[12] L'association peuple / peupleraie est librement adaptée d'une chanson de Jacques Bertin, La jeune fille blonde, extraite de Compact Disc du même nom, disques Velen, Septembre 2002.



Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes, membre nommée du CNU.
Droits de reproduction et de diffusion réservés ©


 

à l 'occasion du prelude au cinquantenaire de la mort d edith piaf (2013) que constitue la sortie du livre de J-A Deniot, Edith Piaf, La voix le geste l icone, Esquisse anthropologique. Editions Lelivredart PAris

Cliquez sur l'image pour accéder au film sur Youtube Joëlle Deniot. Edith PIAF. La voix, le geste, l'icône. de ambrosiette (Jean Luc Giraud sur une prise de vue de Léonard Delmaire

 



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