Elisabeth Lisse
Docteur en Sociologie
Université de Nantes
Sociologue et Formatrice
à l’École d’Assistantes Sociales d’Angers
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
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La cité populaire Ney, construite dans les années 50 et
60, est composée de petits immeubles de seconde
catégorie, (cité de transit et programme sociaux de
relogement (PSR).
Le
nom de cette cité, située au bout de la ville,
évoque tous les maux : chômage, pauvreté,
délinquance, échec scolaire, drogue…. Elle vient de
subir une troisième réhabilitation et comme lors des
deux précédentes, elle s’est paupérisée. En dix ans,
Ney a perdu la moitié de ses bâtiments et de sa
population. Elle héberge actuellement 900 habitants.
La population de la cité est fortement touchée par
la dérégulation du travail et le développement du
chômage de masse. En 2002, le taux de chômage était
de 53,5 %. Pour 73,6 % des ménages, le travail n’est
pas le moyen de subsistance, ni le mode central
d’occupation de leur temps.
Cette « zone de vulnérabilité »[1]
est devenue une véritable trappe à pauvreté. Les
habitants qui pouvaient et souhaitaient partir ont
quitté la cité à l’occasion de la dernière
réhabilitation. Les gens endettés auprès du bailleur
et ceux qui ne possèdent pas de ressources
suffisantes, sont assignés à résidence. Cette
captivité marque le glas d’une forme de logement
social ; le parcours résidentiel est bloqué pour les
plus démunis. Cette ségrégation spatiale est aussi
l’expression d’un choix politique, d’un quartier
sacrifié. Un adjoint municipal dit à voix basse : « il
faut bien un endroit pour loger ceux qu’on ne peut
pas mettre ailleurs ». La paix sociale d’autres
quartiers est à ce prix !
Dans les discours tenus sur la cité Ney, « tantôt
la marginalité de l’espace est reportée sur les
hommes ; tantôt, la disqualification présumée de la
population est plaquée sur le territoire »[2].
Dans les esprits, l’amalgame des références
spatiales et sociales, et la stigmatisation ont
contribué à amplifier l’isolement de cet espace et
de sa population, et à les rendre extérieurs à la
ville, à en faire « une verrue » dit un
employé municipal.
Le sentiment d’unité territoriale et la
séparation avec le quartier environnant sont
consolidés par la délimitation de la cité,
l’indifférenciation architecturale, l’histoire de
la cité, la composition de sa population et sa
stigmatisation. La topographie de la cité délimite
l’espace mais ce ne sont pas les caractéristiques de
ce territoire qui font l’isolement, même si elles
créent un sentiment d’abandon renforcé par les
nombreux appartements vides et murés. Les voies
d’accès sont vécues comme des frontières et non
comme des axes d’ouverture. Les terrains non
construits pourraient être perçus comme un privilège
de proximité avec la campagne mais ils confortent,
dans les esprits, le sentiment d’être au bout de la
ville, à la frontière. Les caractéristiques
architecturales ne sont pas déterminantes dans le
phénomène de dévalorisation, même s’il y a des
interactions entre l’espace social, les relations
sociales et les espaces bâtis.[3]
La paupérisation et la montée du chômage ont
renforcé l’ancrage des habitants au territoire de la
cité et le sentiment d’y être enfermés. La
disqualification a participé au développement d’une
identité collective défensive qui renforce la
fermeture. De très nombreux habitants se présentent
comme appartenant à une communauté solidaire
inscrite dans les limites du territoire de Ney. Ils
donnent, par ailleurs, à l’existence de cette cité,
le sens d’une mise à l’écart d’une population
pauvre.
Un territoire de relations
L’espace de référence des habitants rencontrés est
avant tout celui de leur lieu de résidence. La
définition de l’identité sociale s’appuie sur
l’habitat. Le nom de la cité qualifie un lieu et sa
population.[4] Le lieu
d’habitation les classe, bien plus que leur position
professionnelle. Cela parait plus évident pour les
chômeurs mais aucun habitant ne se présente
spontanément par son emploi. J’obtiens des réponses
très imprécises lorsque je demande le type d’emploi
exercé par chacun, par un parent ou un voisin. Plus
que l’emploi, le lieu d’habitation est un attribut
identitaire qui participe à qualifier l’individu.
Cette référence ne semble pas nouvelle, puisque
Richard Hoggart observait que « changeant plus
facilement de patron que de logement, (l’ouvrier) a
le sentiment d’appartenir au quartier plus qu’à
telle ou telle entreprise »[5].
Mais aujourd’hui, dans un contexte de chômage massif
et d’insertion professionnelle devenue très
aléatoire, le lieu d’habitation est l’élément le
plus visible de leur statut et le plus stable.
Chez les personnes rencontrées, on retrouve rarement
une identité de classe même si elles se situent dans
une hiérarchie sociale. Le positionnement
professionnel ne hiérarchise pas les gens alors
qu’il reste dans notre société l’indice primordial
de la stratification sociale, le principal
instrument de différenciation et donc de
l’identification.[6]
Je reprends l’exemple de Lina, mère de
famille habitant la cité depuis deux ans. Dans le
cadre d’une association des parents d’élèves, elle
rencontre des personnes vivant dans les pavillons
jouxtant la cité. Elle dit à leur propos : « c’est
des gens de la haute par rapport à nous ». Ce
propos est la marque d’une intériorisation d’un
écart, d’une dévalorisation de soi et des habitants
de la cité, que l’on peut associer à un espace vécu
comme infériorisant. Dans le lieu d’habitation se
lit la place dans la société urbaine et la position
dans la hiérarchie sociale.
En reprenant l’observation de l’usage de cet espace,
on s’aperçoit que l’espace est vécu comme une
succession de repères, faits de gens et de services
connus. On retrouve, ici, le rapport à un
« territoire concret » développé par Richard Hoggart.
Les déplacements multi-quotidiens sont organisés
autour de morceaux de territoires plus ou moins
familiers, plus ou moins appropriés et aux
réputations différentes. Les rares commerces, les
services publics, l’école et les cabinets des
professions médicales ordonnent les trajets au sein
de la cité. La proximité de ces services est à la
fois appréciée et décrite comme contribuant à
l’enfermement des résidants. Il est vrai que l’on
rencontre peu de gens extérieurs à Ney exceptés les
travailleurs sociaux et les représentants de
certaines administrations. La maison pour tous est
le seul lieu accueillant un public venu d’autres
quartiers mais les gens ne traversent pas la cité
pour y parvenir. Ce constat m’amène à reprendre la
proposition de Colette Pétonnet, « une cité n’est
pas un village, c’est un regroupement contraint et
son espace n’est pas une place parce qu’il n’est pas
public »[7].
La familiarité entre les gens rencontrés dans les
rues de la cité et le partage d’un territoire,
destiné exclusivement aux gens de la cité, donnent
le sentiment d’une privatisation de cet espace
public. Il prend une allure familiale et
communautaire. Cet espace, pour reprendre les
observations de Hervé Vieillard-Baron, devient un
« espace de référence des habitants, carte mentale
des pratiques éparses, ancrage d’émotions et de
rêves partagés, de fêtes (…), d’injures, de
réconciliations et d’indifférence »[8],
sur lequel s’appuie un attachement ambivalent des
habitants à la cité. Sans travail, le quotidien,
surtout des femmes, se déroule dans la cité.
L’infime amplitude des déplacements contribue à
renforcer le sentiment d’enfermement. L’usage d’un
même espace met en relation et entraîne une
densification des rapports sociaux. Les échanges
réguliers contribuent à une inter-connaissance et
soutiennent l’idée qu’« ici tout le monde se
connaît ». Ils renforcent l’entre soi et l’idée
d’un repli de la cité sur elle-même.
Les réseaux sont composés d’un enchevêtrement de
membres de la famille, d’amis et de voisins. Ils
sont consolidés par la présence de très nombreuses
tribus familiales habitant dans la cité et par une
certaine homogamie locale. Les liens sont renforcés
par le parrainage d’enfants d’amis qui entraîne
l’obligation de rendre régulièrement service aux
parents, en gardant l’enfant, notamment. Ces réseaux
électifs façonnent le fonctionnement de la cité sur
un mode plutôt clanique. Des familles sont enserrées
dans une petite communauté d’amis et de voisins
géographiquement proches. Les relations sociales
consolident un ancrage territorial, participent à
l’attachement à la cité et étayent une
identification locale.
Ce fonctionnement relationnel ne doit pas faire
oublier l’isolement de certains habitants. Hamid qui
est gardien HLM entend régulièrement leurs plaintes
et surtout leur sentiment d’insécurité. Ces
personnes sont surtout des gens âgés, n’ayant pas de
membre de leur famille à proximité, et des nouveaux
venus contraints d’emménager ici. On peut comprendre
les difficultés d’intégration exprimées par certains
nouveaux habitants qui ne sont pas insérés dans un
réseau.
Un espace
de contrôle
Ney est aussi un espace de contrôle où l’intimité
est exposée. La taille de la cité, l’oisiveté d’une
grande partie de la population, le temps consacré
aux rencontres multi- quotidiennes et l’observation
derrière les fenêtres, participent au développement
de la rumeur et du ragot ; beaucoup de choses se
racontent. Toutes les déambulations à pied, dans la
cité, sont autant d’occasions de voir et d’être vu.
Certains, à leur fenêtre, sont des spectateurs
actifs qui manifestent leur présence et interpellent
des passants. Ils conversent à haute voix d’un étage
à l’autre. D’autres observent et sont accusés de
colporter des ragots. Le temps passé à épier
derrière les fenêtres occupe des gens désœuvrés et
parfois inquiets. Il permet d’identifier, de
contrôler ce qui se passe, de maîtriser son
environnement pour se rassurer. Regarder permet
aussi d’imaginer des histoires. Par ces pratiques
panoptiques et la rumeur, les vies sont exposées et
dérobées par autrui, l’intimité se défait. « La
pression du « nous » est plus forte que dans
d’autres espaces urbains car la proximité du groupe
est physique. Elle est aussi affective car le
capital social est moindre, voire quasi inexistant
quand le chômage fait disparaître la possibilité de
rencontres dans le monde du travail, quand l’école
ne parvient pas à faire du brassage social mais
renforce le sentiment d’appartenance au quartier. »[9]
Pour reprendre les propos de Michel Maffesoli : « quand
« tout se sait » dans tel quartier ou dans telle
rue, ce qui est en jeu, c’est le partage au jour le
jour des affects, de la parole, des biens parfois
aussi. L’inscription spatiale structure cette
socialité de base »[10].
La cité se nourrit, en partie, d’elle-même, de tous
ses bruits. C’est une manière de faire corps.
Ce corps fonctionne à la fois en acceptant
l’altérité et en excluant. Les habitants font, par
exemple, preuve d’une grande tolérance face à leur
voisins handicapés ou malades. L’accueil dont j’ai
bénéficié est un élément révélateur de leur capacité
à accepter l’autre. Mais, comme dans tous les
groupes, pour réduire les tensions, on assiste ici à
une désignation de victimes émissaires. Trois ou
quatre familles, dont les enfants commettent
régulièrement des délits, font office de boucs
émissaires permanents. Lorsque les tensions sont
plus fortes, on assiste à une polarisation
collective contre certaines catégories d’habitants.
Des jeunes qui traînent dans les porches, les gens
du voyage ou les Maghrébins sont particulièrement
exposés, ils sont désignés alternativement comme les
responsables de la situation. « Sans eux la cité
serait agréable », disent certains.
Le quotidien se vit dans le « nous » du réseau et
contribue au contrôle social et à l’intrusion. La
nécessaire solidarité exige en contrepartie une
certaine obligation de se dévoiler. L’intensité des
relations a comme revers un contrôle social parfois
pesant. Il est difficile d’échapper au regard de
l’autre, de s’affranchir des pressions, des
affections et du regard porté. Ce qui explique, en
partie, l’attrait pour le centre ville où l’on
échappe momentanément à la surveillance.
L’observation permanente explique peut-être la
disparition des hommes du paysage de la cité. Ils se
protègent en restant dans les logements ou à
l’extérieur de la cité, même si une partie de leurs
activités circule dans les ragots.
La surveillance protège chacun mais elle se fait
souvent intrusive. Je reprendrai une scène. Il est
11 heures et cinq femmes discutent devant une entrée
d’immeuble. Elles font des commentaires sur les
volets fermés du logement de Maryvonne : « Elle
n’a pas dû se lever ce matin » ; « Elle ne travaille
pas en ce moment ? » « Non elle a fini son contrat »
dit l’une. « C’est bizarre je ne l’ai pas vue
depuis 2 jours », répond l’autre. « Elle est
peut être malade ? » « Il faut appeler le médecin ».
« Si ça se trouve, elle a perdu connaissance… »
Chacune fait des hypothèses et se raconte une
histoire. Ces femmes décident finalement d’en
parler à la sœur de Maryvonne qui habite la cité.
Maryvonne apprécie peu la visite de sa sœur. Elle
râle et ne supporte pas ce contrôle. « Ce n’est
pas parce que je ferme les volets que je suis au
fond de mon lit. Je n’avais pas envie de voir du
monde. Ces jours-là je voudrais habiter ailleurs ».
L’observation de la fermeture ou de l’ouverture des
volets revient régulièrement dans les conversations,
elle parle du rythme de chacun.
La privatisation des vies est, ici, dépendante des
formes de sociabilité, des liens d’interdépendance
et d’un espace partagé. La distinction privé-public
ne se présente pas de façon évidente. Beaucoup de
choses sont à la portée des yeux et des oreilles des
voisins. L’observation mutuelle participe à rendre
publique la vie privée et contribue à alimenter les
réputations.[11]
Personne ne doute que les allées et venues dans les
logements soient l’objet de commentaires. Lorsqu’une
jeune femme recueille son cousin, mis à la porte par
ses parents, elle s’amuse des ragots qui vont
circuler. Ce jeune homme est inconnu dans la cité
car il réside habituellement dans un autre quartier.
« Ça va causer », dit-elle. « On va dire
que je les prends de plus en plus jeune, que je les
prends au berceau ». La frontière vie privée et
vie publique est brouillée. On assiste à une
certaine dissolution de la sphère d’intimité, face
au regard du groupe, ce qui renforce le contrôle
social.
Celui-ci s’exerce par la pression du qu’en dira-t-on
et par la présence des nombreux professionnels du
secteur sanitaire et social.[12]
Certaines de ces vies sont de nouveau dévoilées aux
différents guichets sociaux.[13]
Pour bénéficier d’une aide, il faut se raconter et
exposer sa situation, même si des habitants de Ney
s’approprient une marge de jeu et de ruses de
dissimulation. La connaissance des règles du jeu
permet de contrôler, en partie, le regard d’autrui,
de se préserver et de protéger les siens. Très tôt
les enfants apprennent ce qu’il faut dire et taire.
Face à certains interlocuteurs, ils mesurent l’écart
entre la réalité et les discours des mères. Chacun
apprend à jouer avec les attentes supposées et les
critères d’attribution des aides, chacun socialise
ses difficultés et s’appuie sur les multiples
expériences des uns et des autres. Mais le contrôle
de ce que l’autre sait, à son insu, n’est jamais
assuré.
La multiplicité des agents de contrôle[14]
et les modes de vie soumettent les habitants aux
regards des autres, bien plus que d’autres milieux.
Certains se protègent en fermant leur porte ou en
affirmant garder leur distance, d’autres affirment :
« on n’a rien à cacher. On est comme on est. »
Même chez les gens rencontrés une seule fois, j’ai
très souvent été entraînée dans tous les recoins des
logements. Les prétextes à ces visites sont divers :
continuer la conversation en finissant le ménage ou
en rangeant du linge, montrer un meuble, un
bricolage, une décoration, une tache d’humidité… Ces
parcours sont une invitation à me sentir « chez
moi » et un moyen de personnaliser les liens. Dans
cette exposition de leur lieu de vie, l’ameublement,
l’agencement, l’entretien de leur logement sont
livrés au regard de l’autre. Ils choisissent de
montrer ce qui, dans d’autres milieux, relève du
territoire de l’intimité. Ce parcours du visiteur,
cette manière de se présenter, rappelle que le
sentiment d’intrusion, la frontière de l’intimité
est une construction sociale.
Une
exposition du privé
L’exposition de certains domiciles confirme qu’ils
« ont l’air » de ce qu’ils sont : « des gens
simples, pas fiers ». Ils réaffirment
l’importance de l’adéquation entre le paraître et
l’être. Chacun doit être à sa place, paré des atouts
de son milieu social et capable d’être ce qu’il
parait. La conformité et la stabilité des
représentations évitent de brouiller les cartes et
permettent de savoir à « qui on a à faire. »
Cette exposition est aussi un moyen de montrer que
le logement est entretenu et de se différencier de
la stigmatisation collective attachée au territoire
de la cité. Le gardien des HLM, arrivé dans la cité
il y a trente ans où il a rejoint ses beaux-parents,
exprime cette opinion : « On ne voit pas assez
l’intérieur des logements aux blocs. Ca montrerait
aux gens qu’on est capable de s’occuper de
l’intérieur, même si ça s’est dégradé à
l’extérieur ».
Ces visites guidées, qui sont l’occasion de
montrer ce que l’on est, reflètent aussi un manque
de confiance en soi ou, plus exactement,
l’intériorisation de l’absence de crédibilité
accordée par les « autres » à leur parole. Jean
François Laé écrit qu’il « subsiste un colossal
soupçon sur la parole d’en bas, d’ordinaire marquée
au fer rouge et réduite à quia. L’expression de
l’homme quelconque est toujours suspectée de
mensonge, sans doute à cause de sa condition
d’assujetti qui le rendrait couard. Il faudrait
alors le prendre sur le fait, la main dans le sac.
Observer, c’est prendre sur le fait, que ce soit
pour la filature policière ou pour le sociologue. »[15]
Pour ces mêmes raisons, lors des entretiens, les
opinions sont régulièrement illustrées et justifiées
par des exemples. Comme s’il fallait prouver, pour
être cru, et se dévoiler un peu plus. Comme s’il
fallait apporter la preuve de ce qui est dit.
On retrouve cette même présentation de ce qui
pourrait être pensé comme la vie privée lors d’une
exposition photographique. Cent habitants
photographient la cité, sélectionnent un cliché et
les montrent au public de la ville. Les lieux de
prise de vue sont divers, mais très peu de preneurs
de vue choisissent une photo représentative de la
mauvaise image de Ney. Les clichés évoquent avant
tout des moments de vie et rappellent l’importance
du collectif. Les photographies retenues par les
habitants prennent rarement pour sujet principal des
parcelles du territoire urbain. L’extérieur est
présenté avant tout, comme le cadre d’un moment,
d’un espace de sociabilité. Les commentaires
confirment la volonté des gens de présenter un bout
de leur histoire. Ils dévoilent un univers intime,
comme s’ils confiaient à l’image un moment de leur
existence ; du temps plus que de l’espace. Ainsi,
Bertrand a choisi un cliché où il « trinque » chez
lui avec ses deux fils. Il explique son choix en
parlant de son fils qu’il voit peu, de son autre
fils, pas tout à fait normal dont il s’occupe, et de
sa femme hospitalisée à qui il faudrait une maison
de plain-pied.
Un autre homme, qui a déménagé quatre fois dans la
cité, choisit de photographier la plaque sur
laquelle est inscrit le numéro de son entrée
d’immeuble. L’emménagement dans cette cage
d’escalier représente un petit morceau de sa vie. Ce
numéro de porche évoque l’époque où il est devenu
employé municipal, après deux licenciements
économiques. « Quand on a trouvé un boulot à la
ville, on est moins soucié par les licenciements »,
commente t-il. Une jeune mère a choisi de montrer
ses deux filles dans le lit de l’aînée, le matin au
réveil. Le désordre autour du lit est évident, des
peluches traînent, les deux filles ne sont ni
habillées, ni coiffées. La propreté et la tenue
vestimentaire de ses enfants sont pourtant très
importantes. Elle dit : « elles sont naturelles,
la chambre était comme elle était, j’ai pris la
photo ». Elle souhaite montrer et conserver ce
moment où ses « filles sont petites et s’entendent
bien quand même ». Dans ses commentaires, elle
évoque la naissance de ses filles. Les propos tenus
et la photo retenue laissent entendre qu’il est plus
important de partager ses joies et éventuellement
ses peines que de protéger sa vie privée.
Sur l’ensemble des clichés, les tenues
vestimentaires sont celles du quotidien. Les visages
d’un grand nombre d’adultes, rarement maquillés,
portent les traces de conditions de vie difficiles.
Ces corps fatigués contrastent avec la vitalité des
enfants représentés. Dans les photographies prises à
l’intérieur, l’espace n’est pas arrangé, il est
présenté comme le cadre ordinaire de la vie
quotidienne. Le linge sèche, un fer à repasser
attend sur une table, des verres à demi plein et des
bouteilles sont posés dans un coin, quelques cartons
traînent, des lits sont défaits… On retrouve ici
« les valeurs de naturel » et de la
« décontraction »[16]
observées par Joëlle Deniot dans une partie des
photos exposées dans les logements ouvriers. L’auteure
évoque la tradition de « ce goût populaire pour « la
prise du naturel », appartenant à l’esthétique
réaliste ». « La nouveauté réside dans le fait que
ces images du naturel sont soudain passées de
l’album de famille à l’affichage mural grand
format »[17],
et ici, à la présentation publique. L’exposition des
biens, dans ces clichés et lors des visites,
rappelle que la valeur de chacun n’est pas associée
à sa richesse. Le jour de l’exposition, au théâtre
municipal, la centaine d’habitants présents à
l’inauguration, donne l’impression de feuilleter un
album de famille. Plus qu’une façon de présenter la
cité, c’est une invitation à partager des moments de
vie auxquels nous convient ces photographes
amateurs.[18]
Les gens de Ney sont peu à l’abri des regards
indiscrets et leurs vies privées sont difficiles à
protéger. La dépendance aux autres et « le besoin
d’appuis immédiats rend utopique un mode de vie
fondé sur l’autonomie du foyer, sur une vie privée
qui signifierait solitude et isolement »[19].
On peut penser que le choix d’exposer des scènes
plus privées est l’expression d’un consentement à
l’intrusion tout en étant une manière de se
réapproprier sa vie en choisissant ce qui doit être
dévoilé. Ce privé extraverti, l’exposition d’un
aspect de leur vie n’est-elle pas, surtout, un moyen
de sortir du silence, d’exister, de se protéger de
la disqualification collective en se différenciant ?
Ce choix est aussi en cohérence avec les expressions
tant de fois entendues : « on n’a rien à cacher »
ou encore « on me prend comme je suis ». Ces
phrases sont en partie un moyen de se défendre et de
répondre aux soupçons de mensonge qui pèsent sur eux
mais aussi l’affirmation de la valorisation des
attitudes naturelles. Ce désir de prendre à témoin
un nombre d’inconnus de plus en plus grand, et plus
seulement un petit nombre de proches, renvoie aussi
aux modifications de la conception de l’intimité
dans la société actuelle et au désir « d’extimité »[20].
Il s’inscrit dans une époque où l’intimité devient
un objet de consommation cathodique.
Dans ce jeu d’exposition de la vie quotidienne, de
voilement et de dévoilement, on voit que le privé
n’est pas l’intime. Ce qui est montré est seulement
une facette du privé. L’intime, fruit de
l’éducation, est un territoire que l’on réserve à
soi-même et à certains privilégiés considérés comme
ses proches. « L’intimité nous dit surtout quelque
chose de la liberté de soi, un manifeste de sa
propre appartenance. »[21]
Durant les années d’échanges, j’ai eu accès à
une part, parfois arrachée, de leur intimité. Les
évènements et les anecdotes ont été racontés avec
beaucoup de détails mais chacun a tu des sentiments,
des idées, quelques évènements passés, quelques
jardins secrets Chacun a gardé des zones d’ombres
même si les évènements de leurs vies et leurs
comportements échappent peu à la surveillance. Les
relations sexuelles sont, par exemple, amplement
décrites et commentées en dehors de tout moment de
confidentialité mais chacun conserve ses ressentis,
ses affects et ses émotions. Si les sentiments de
colère sont exposés, il n’y a pas de parole sur
l’affection et l’amour.
Ce refoulé, ce mécanisme de défense, s’appuie sur
des codes communs, un inconscient culturel qui
permet de ne pas prendre le risque de se laisser
aller. La pudeur des sentiments protège le
territoire de l’intime et marque la frontière entre
ce qui est montré et caché. La dureté de certains
propos tenus sur les hommes, sur les enfants et sur
la fratrie est une manière de taire les sentiments,
peut être aussi de dire qu’ils ne sont pas à la
hauteur des attentes. L’humour, les pirouettes, le
contournement, la désapprobation de celui qui expose
des gestes de tendresse, la fanfaronnade,
l’expression et l’affirmation d’un détachement,
évitent les questions, l’intrusion et relèvent d’un
savoir-faire. Une grand-mère conseille ainsi à une
jeune fille « tombée »[22]
enceinte à quinze ans : « tu t’en fous des
autres, tu fais la brave. Même si c’est dur ».
Au sein de ces familles, comme ailleurs, s’échangent
des affects et le « je » est inséré dans le « nous »
du groupe familial. La proximité des logements, le
temps libre dont chacun dispose, les rencontres
multi-quotidiennes entre mère et filles et la
dépendance, notamment matérielle, des différents
membres de la famille, accentuent le partage de
l’intimité.
Un
territoire à part ?
Si la cité est vécue comme un espace de contrôle,
elle est aussi perçue comme un territoire fermé. Une
combinaison de facteurs contribue à donner à cette
cité le sentiment d’un territoire à part. L’espace
et les relations sont intiment liés et forment des
enveloppes protectrices contre la précarité des
conditions de vie mais aussi la délinquance. Souvent
lorsqu’un résidant est confronté à la violence ou à
la délinquance, la question se règle au sein de la
cité en s’appuyant sur les réseaux familiaux et
locaux. Ce fonctionnement soutient l’idée que le
contrôle et le règlement des conflits sont assumés
par le milieu lui-même. Cette auto-régulation est
confortée par la mise en place, par les pouvoirs
publics, de la politique des « grands frères » ou
encore « d’habitants relais »,[23]
dont une des fonctions est d’assurer une médiation
entre les habitants et les institutions. L’emploi de
quelques jeunes hommes de la cité, comme vigiles de
grandes surfaces ou videurs dans les boîtes de nuit,
contribue aussi à les rendre responsables, à
l’extérieur de la cité, de l’exclusion ou de la
sanction de certains des leurs.
Les habitants, en relations à travers l’usage d’un
même espace, sont dépendants d’un unique bailleur :
L’OPAC HLM. Celui-ci est, de plus, propriétaire de
tout le terrain environnant les bâtiments. A ce
titre, il est responsable de l’éclairage, la voirie,
les trottoirs, les égouts… Ce bailleur a développé
une politique « d’insertion par l’économique », afin
de relancer les parcours résidentiels et de
contribuer à la paix sociale. Il emploie des gens de
la cité en CES, en contrat de qualification, en
stage d’insertion, en chantier école… Il fournit des
travaux d’entretien et de réfection à la régie de
quartier[24] implantée
au cœur de la cité. La plupart de ces travaux
s’effectuent au sein de la cité. L’OPAC HLM se lance
aussi dans « l’occupationnel » en développant et en
gérant de nouveaux jardins familiaux au pied des
immeubles. L’objectif est de maîtriser ces espaces,
les identifier, marquer une limite entre les espaces
privés et publics, donner une fonction à ces lieux
et les valoriser.
Le bailleur devient, ici, l’interlocuteur pour le
logement, les conflits de voisinage, le cadre de
vie, le travail pour certains et même une partie des
loisirs. Dans une inversion des rôles, il occupe une
place proche de celle de l’employeur des cités
patronales. Ici, ce n’est pas l’employeur qui loge
mais le bailleur qui propose du travail. Cette
prédominance du bailleur renvoie aux premières
définitions de la banlieue étroitement liées à
l’approche juridique de la ville au moyen âge.[25]
La banlieue féodale, rappelle Hervé Vieillard-Baron,
est définie comme le territoire sur lequel le
seigneur ou la municipalité exerce le droit de ban.
Le ban désigne en droit féodal « la proclamation
publique du suzerain sur l’espace qui est soumis à
sa juridiction et par extension, le territoire où
s’exerce cette autorité »[26].
Cette analogie est cependant à nuancer car il n’y a
pas, ici, de soumission au bailleur mais des
conflits et de la contestation. D’autre part, les
emplois proposés ne représentent qu’une infime
minorité des emplois occupés par les résidants de la
cité. Mais le logeur exerce un pouvoir local, hors
de ses compétences, en palliant à une régulation
insuffisante de l’État.
La territorialisation des politiques sociales, la
valorisation des relations de proximité pour
administrer « au plus près des problèmes »,
participe aussi à établir un traitement spécifique
qui concourt à particulariser la cité. A titre
d’exemple, des commissions de travail reprennent les
axes et les objectifs inscrits dans la convention
cadre du contrat de ville. Les intitulés de ces
commissions sont parlants : « Faciliter l’accès à la
réussite scolaire et individuelle à travers des
actions éducatives et culturelles, accéder à
l’emploi et à la formation, poursuivre la
requalification urbaine, prévenir la délinquance et
lutter contre l’insécurité, promouvoir la santé,
favoriser le vivre ensemble et la citoyenneté ». Ces
commissions, dans lesquelles sont répartis les
travailleurs sociaux et auxquelles les habitants
sont invités, s’appuient sur l’idée d’une population
qui cumule « des handicaps ». A ce titre elle est à
former, informer, éduquer et encadrer. « En
focalisant le débat et l’intervention sociale sur
les déficits des individus, les politiques des
quartiers participent à substituer la thématique de
l’exclusion à celles des inégalités et de
discriminants mettant en avant le cumul des
handicaps concentrés dans ces territoires »[27].
Les habitants s’absentent de ces réunions centrées
sur les « manques » individuels qui leur font
prendre en charge les problèmes d’insécurité,
d’emploi et d’éducation sur lesquels ils ont peu de
prise. L'arrivée massive des services sociaux a
érodé la base des regroupements et l'équilibre du
tissu relationnel basé sur des mécanismes de
dépendances réciproques des habitants. Elle
contribue au discrédit des porte-parole des
habitants, celui-ci est observé par Jacques Ion et
André Micoud dans d'autres quartiers « dégradés ».
Les travailleurs sociaux ont peu à peu « investi les
places de négociation »[28].
D’autres parlent à la place des militants
associatifs au point que cette place disparaît.
Ce qui confère, avant tout, à cette cité son unité
et son isolement est l’effet conjugué de la
précarisation de la condition salariale et de la
ségrégation spatiale. Le regroupement d’une
population, dont une grande partie vit avec de
faibles revenus, dans les logements les moins
onéreux de la ville[29],
renforce son isolement. Chacun a en miroir la
précarité de l’autre, ce qui contribue à l’entre-soi
et au sentiment d’être enfermé dans des conditions
de vie. La précarité, partagée par un grand nombre,
a même donné un rythme calendaire particulier à la
cité. Toutes les fêtes, les sorties, les départs en
vacances sont prévus après le cinq du mois, date à
laquelle les allocations familiales sont versées.
Avant la dernière réhabilitation, la relative
stabilité de la population et la présence d’un
« noyau dur » d’anciens avaient permis d’établir des
règles d’usages de l’espace, des modes relationnels
codifiés et un fragile équilibre entre le cadre
matériel et la « culture » de groupe. Le pluralisme
de la population n’excluait pas la référence à une
échelle de valeurs communes. La juxtaposition des
notions d’identité et de territoire évoquaient un
espace communautaire où des pratiques et une mémoire
collective construite ont contribué à renforcer un
sentiment d’appartenance. Les sollicitations
incessantes du groupe permettaient à l’individu de
participer à la vie sociale.
Les discours communautaires, tenus alors par un
grand nombre d’habitants, célébraient l’homogénéité
de la cité et de sa population. Ils étaient
« l’expression superficielle d’une cohésion dont les
raisons et les contenus résidaient principalement
dans l’exigence conjoncturelle des familles à
garantir la reproduction des échanges (…) à
sauvegarder et à favoriser des échanges
interpersonnels »[30].
Ces dernières années « ce rituel de l’égalité »[31]
s’amenuise. Les très nombreux départs et l’arrivée
de nouveaux habitants ont provoqué une dispersion
des réseaux et une désarticulation des liens d’inter-connaissance.
La dissolution des anciens liens de proximité
devient une source d’isolement. Les habitants
perdent la capacité à régler une partie des conflits
de voisinage et le sentiment d’insécurité progresse.
L’environnement est vécu comme de plus en plus
menaçant et nous assistons à une occupation moindre
de l’espace extérieur et à un repli dans les
logements.
La rénovation urbaine a transformé le cadre de vie.
La physionomie de Ney a changé, les démolitions de
bâtiments ont « aéré » la cité, dégagé des espaces
« vides », disent des habitants, et ont
ouvert la cité vers l’extérieur. Ces modifications
entraînent une réorganisation de l’espace habité.
Aujourd’hui, une certaine sociabilité se désagrège.
La perte de l’aspect communautaire diminue la
capacité des habitants à défendre collectivement
leurs intérêts et à se faire représenter. Les
départs des « vieux » militants entraînent une perte
de la transmission de l’histoire de la cité qui
faisait office de mythe fondateur. La disparition de
ces leaders contribue à la dissolution du tissu
associatif.
La cité est bâtie au bout de la ville, elle
fonctionne en partie comme un microcosme, mais la
vie quotidienne est plus marquée par la dépendance à
la société que par l’autonomie de la cité. Ce n’est
pas parce qu’il y a un fort ancrage territorial, un
regroupement d’une population aux conditions de vie
précaire que ces populations sont « désaffiliées »,
hors de la société. Les habitants sont soumis aux
aléas du marché du travail, ils sont à la
« frontière de la banlieue salariée »[32].
Si l’emploi constitue toujours la matrice du lien
social, « si le discours dominant laisse entendre
que les quartiers impopulaires ressemblent à des
réserves, ces quartiers, même les plus enclavés,
respirent l’air du temps ».[33]
Ces populations reçoivent toutes les ondes de chocs
des transformations de la société. Si l’on observe
les loisirs, l’alimentation, la consommation, leur
rapport à la politique… ces hommes et ces femmes
appartiennent à la société d’aujourd’hui.
Par ailleurs, l’ancrage à un territoire ne s’oppose
pas au développement de pratiques à l’extérieur. Les
possibilités de sortir de la cité sont réduites par
les difficultés de déplacement mais les gens
utilisent les bus et font des kilomètres à pied. En
dehors des visites aux membres de la famille vivant
hors de la cité, « les sorties » se situent
régulièrement autour de trois pôles : les démarches
vers les administrations qui n’ont pas d’annexe
implantée dans la cité (EDF, France Télécom,
l’ANPE…), la fréquentation quasi quotidienne des
grandes surfaces et des commerces, et les loisirs
avec les déplacements dans les parcs, la piscine,
les flâneries au centre ville, les boites de nuit,
la pêche, les matchs de football, les jardins, les
vacances… Si l’on excepte la pêche et les jardins
familiaux, ces parcours citadins sont proches de
ceux des autres catégories sociales. Ici, les
loisirs et la consommation sont cependant limités
par l’étroitesse des budgets. Ces déplacements hors
de la cité se font régulièrement en groupe et ils
sont rarement l’occasion d’étendre les relations ;
le groupe se suffit à lui-même. Le peu d’éventualité
de rencontrer d’autres catégories sociales n’est pas
propre aux habitants de la cité. Mais cette question
du brassage social fait écho à un choix politique
réactualisé[34], celui
de « la mixité sociale » en matière de logement.
La volonté de mixer la population est affichée par
les pouvoirs publics comme une solution face à la
paupérisation de certains quartiers et à la menace
de constitution de « ghettos »[35]
socio-économiques. L’idéologie de la mixité sociale
pose de nombreuses questions.
On ne peut pas légitimer le processus de ségrégation
spatiale ni soutenir une société avec des poches de
pauvreté mais l’idéologie de la mixité sociale n’est
pas sans contenir certaines ambiguïtés. Elle est
évoquée exclusivement à propos de la répartition des
milieux populaires et des immigrés. Elle est
présentée comme une dispersion des familles les plus
pauvres se mélangeant aux autres catégories
sociales. Ce moyen d’effacer le désordre des cités
laisse entendre que les couches sociales inférieures
s’élèveraient en fréquentant les autres catégories
sociales ; la classe moyenne offrant des modèles de
comportements.[36] Mais
la proximité spatiale ne produit pas
systématiquement de la proximité sociale. « Il
semblerait que plus la distance géographique
diminue, plus la distance sociale devient
perceptible, et douloureuse pour qui voudrait la
surmonter. »[37]
Cette politique d’assimilation est porteuse
du rêve d’un espace urbain qui nivellerait les
différences sociales et effacerait les traces
d’inégalité inscrites dans la texture de la ville.
Pour reprendre les propos de Daniel Sibony, « de nos
jours, les projets d’intégration reflètent un
fantasme typique des programmes de société : celui
d’avoir en main leur objet -le social -, d’en
organiser les mouvements, d’en planifier le devenir…
Bref, c’est leur illusion de pouvoir faire des
systèmes humains intégrés »[38].
L’idéologie de la mixité sociale est, par ailleurs,
en contradiction avec la réalité et les pratiques
résidentielles de ceux qui tiennent ces discours.[39]
Ce choix politique, cet impératif du vivre
ensemble, amène des questions. Y a t’il un quota de
pauvres, un seuil de tolérance supportable par les
autres catégories sociales ? La réponse à la
progression des inégalités sociales et à la
précarisation des milieux populaires est-elle de
mieux répartir la pauvreté dans l’espace? Est-ce aux
milieux populaires de se fondre dans la ville ?
La perte de la visibilité des milieux populaires,
par leur dispersion, n’entraînerait que l’illusion
d’avoir résolu le problème de la pauvreté. La
paupérisation des quartiers populaires, la
concentration des ménages les plus modestes et
l’assignation à résidence d’une partie de la
population dans des îlots, se renforcent au rythme
des mutations économiques, sous le double effet du
départ des classes moyennes de ces quartiers et de
la précarisation des milieux populaires. Les
fractures spatiales sont la conséquence des
inégalités sociales. La modification de la
répartition de la population sur le territoire de la
ville ne peut se réaliser sans une modification des
moyens d’existence, la possibilité de choisir son
lieu de résidence et l’affirmation du droit au
logement.
L’idéologie de la mixité sociale n’est-elle pas révélatrice d’une envie de faire disparaître les poches de pauvreté comme symbole et réalité dangereuse, sans contrarier le fonctionnement de la société ?
R. Castel, Les métamorphoses de la
question sociale, Paris, Fayard, 1995.
H. Vieillard-Baron, Les banlieues
françaises ou le ghetto impossible, La
tour d’Aiguës, Ed. de l’Aube, 1994, p. 16.
M. Bonetti, Habiter. Le bricolage
imaginaire de l’espace, Marseille,
Hommes et perspectives, 1994.
Michel Bonetti écrit à propos des lieux
d’habitation : « on octroie ainsi des
valeurs symboliques (…) qui sont transmises
en valeurs sociales de classement et on
établit des correspondances avec le statut
social, réel ou usurpé, de leurs occupants.
(...) Ceux–ci se voient attribuer les
qualités sociales conférées à leur
habitat. » op.cit, p. 95.
R. Hoggart, La culture du pauvre,
Paris, Ed. Minuit, 1970, p. 102.
H. Mendras et M. Forsé, Le changement
social, Paris, Armand Colin, 1993,
p. 203.
P. Petonnet, Espaces habités :
ethnologie des banlieues, Paris,
Galilée, 1982, p. 174.
H. Vieillard-Baron, op.cit, p. 142.
A. Madec, Chronique familiale en quartier
impopulaire, thèse de doctorat de
sociologie, Paris VIII, sous la
direction de J. F Laé, 1996, p. 352.
M. Maffesoli, La conquête du présent,
Paris, Desclé de Brouwer, 1998 (1979), p.
87.
Les commentaires ont « aussi pour fonction
d’exclure, de trancher des liens, et
pourraient être un instrument de rejet d’une
redoutable efficacité. » Norbert Elias et
John L. Scotson font cette observation dans
la zone la plus communautaire du quartier de
Winstor Parva située dans une banlieue d’une
grande ville industrielle anglaise. N. Elias
et J. L. Scotson, Logiques de
l’exclusion : enquêtes sociologique au cœur
des problèmes d’une communauté, Paris,
Fayard, 1997 (1965), p. 173
Soumis, eux aussi, aux regards des autres,
ils doivent régulièrement justifier et
défendre leur travail.
Le rapport que les travailleurs sociaux
entretiennent avec l’intimité des usages est
l’objet de débats internes. Je reprendrai
quelques interrogations de Xavier
Bouchereau, éducateur spécialisé. « Jusqu’où
sommes-nous prêts à aller pour aider des
familles ? Quelles sont les limites du droit
d’ingérence ? (…) Scolarité, budget,
vacances travail… rien n’échappe au regard
du professionnel (...) mais que reste-t-il à
la famille ? Il s’agit d’éviter la dérive
d’une construction panoptique qui suscite
chez l’usager un sentiment de dépossession
aussi angoissant que paralysant ». X.
Bouchereau, Que reste-t-il de leur
intimité ? Actualités Sociales
Hebdomadaires, 15 février 2002, n°2250, p.
37-38.
On compte en 1990 dans la cité : 60
animateurs, travailleurs sociaux, îlotiers,
gardiens…
J.F.Laé, Travailler au noir, Paris,
Métailié, 1989, p. 17.
J.Deniot, Ethnologie du décor en milieu
ouvrier: le bel ordinaire, Paris,
L’Harmattan, 1995, p. 169.
J. Deniot, op. cit, p. 169-170.
Cette manière de présenter la cité est
proche de ce que l’on retrouve dans les
entretiens réalisés au début de cette
recherche. Ils décrivent la cité par des
manières de vivre des habitants plus que par
une présentation de caractéristiques
démographiques, économiques, topographiques…
H. Coing, à propos de l’îlot n°4 à Paris 13ème,
Rénovation urbaine et changement social,
Paris, Les éditions ouvrières, 1973 (1966)
Serge Tisseron, L’intimité surexposée,
Paris, Ramsay, 2001. Serge Tisseron analyse,
à partir des émissions de télé réalité, ce
désir « d’extimité » dans la société
actuelle. Il l’interprète comme la
conséquence de l’éclosion de nouvelles
technologies (téléphone portable où l’on
déverse des paroles intimes en faisant fi de
l’entourage, Webcam, …) comme la marque de
difficultés à se séparer et comme la
conséquence de la très forte présence des
mères dans l’éducation. Les enfants voulant
plaire à leur mère, ils cherchent à être
reconnus, à toujours montrer du nouveau, à
rendre publique une partie de leur intimité.
« Ils désirent par-là enrichir leur
personnalité en augmentant le nombre
d’interlocuteurs qui vont valider leur
intimité. »
J. F Laé, « Territoire de l’intimité,
protection et sanction », in
Intimités sous surveillance, Paris, PUF,
Ethnologie française, Janvier- Mars, 2002-1,
p 5-10.
Ce mot semble exprimer un même fatalisme
qu’autrefois.
Dans cette cité, ces adultes sont bénévoles,
mais le dispositif d’adultes relais salariés
est mis en place dans de nombreux quartiers
depuis 2000.
Les régies de quartiers sont des structures
associatives dont la vocation est d’intégrer
ou de réintégrer les habitants de
« quartiers en difficultés » dans le monde
du travail en les faisant participer, à
travers un statut de salarié à part entière,
à la maintenance de leur cadre de vie.
Cette idée est développée par H.
Vieillard-Baron, op.cit, 1994, p. 16.
M. H Bacqué, Yves Sintomer et Henri Rey,
Gestion participative et démocratie de
proximité, Paris, La découverte, 2004.
J. Ion et A. Micoud, Les porte-parole des
quartiers dégradés, in bulletin de CLCJ,
juin 1988, pp 15-18, p 16
En décembre 2002, le montant du loyer pour
un logement de type V est de 167,70 euros
auxquels il faut ajouter 91 euros de
charges.
M. Gribaudi, Itinéraires ouvriers,
espaces et groupes sociaux à Turin au début
du XXème siècle, Paris, EHESS, 1987
p. 30 et 234.
P. Grell, A. Wery, Héros obscurs de la
précarité : des sans travail se racontent,
des sociologues analysent, Paris,
L’Harmattan, 1999.
A. Madec, Chronique familiale en quartier
impopulaire, Paris, La découverte, 2002,
p. 154.
Le groupe d’étude et de lutte contre les
discriminations rappelle que la volonté de
brasser les groupes sociaux sous-tend les
politiques urbaines depuis la Libération. A
partir des années 80, l’objectif est
proclamé dans plusieurs textes législatifs
et réglementaires : la loi Besson de mai
1990, la loi d’orientation sur la ville de
juillet 1991, la loi de juillet 1998, dite
de « lutte contre les exclusions » et celle
de décembre 2000, relative à la solidarité
et au renouvellement urbain. (Le monde 15
mai 2001)
Ce terme largement utilisé aujourd’hui, qui
par extension du mot originel signifie tout
espace de relégation est cependant impropre
à la définition des cités populaires, il ne
rend pas compte de la réalité. Si l’on
reprend la définition du ghetto faite dans
l’encyclopédie universaliste, on s’aperçoit
que contrairement aux ghettos où les juifs
étaient contraints de vivre et sur lesquels
s’exerçaient des pressions et des règlements
oppressifs, les pressions exercées sur les
habitants des cités populaires sont
aujourd’hui exclusivement sociales et
économiques et qu’il n’existe pas de
contrainte légale obligeant à y vivre.
D’autre part les juifs, répondant à leur
exclusion, ont développé dans les ghettos
une relative autonomie sociale, religieuse,
culturelle et politique. Les cités sont
actuellement plus marquées par leur
dépendance à la société que par leur
autonomie. Les cités sont, de plus, marquées
par une faible stratification sociale, ce
qui fait que ce ne sont pas non plus des
villages.
Norbert Elias et John Scotson rappellent
qu’en règle générale, les groupes établis
« attendent des nouveaux qu’ils se
soumettent à leur contrôle social et se
montrent disposés à s’intégrer ».
Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard,
1997, p. 90.
H. Coing, op . cit, p. 268, Voir
aussi Cl. Chamborédon et M. Lemaire, Proximité
spatiale et distance sociale. Les grands
ensembles et leur peuplement, Revue
française de sociologie, volume11. 1,
Janvier-Mars 1970, pp. 3-33.
D.
Sibony, Entre-deux. L’origine en partage,
Paris, Le seuil, 1991, p. 356.
C. Guilluy et C. Noyé, Atlas des
nouvelles fractures sociales en France,
Paris, Autrement, 2004.
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
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2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
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