Jean Marie SECA
France Psycho-Sociologie
Saint Quentin en Yvelines
Droits de reproduction et de diffusion réservés © LESTAMP - 2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France N°20050127-4889
En guise d’introduction, je voudrais compliquer un peu, par quelques remarques complémentaires, le point de vue défendu dans l’ouvrage de Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture. L’auteur y prend des distances avec ce qu’il appelle le « point de vue global sur la mondialisation » (les critiques d’un Baudrillard par exemple contre le phénomène de la standardisation des modes de vie). Il souligne, à juste titre, que cet angle d’approche « isole les produits culturels de leur contexte, les agrège par catégories et en quantifie la production et la distribution à l’échelle de la planète. Il est mal armé pour saisir la manière dont ces produits [...] sont reçus, décodés, recodés, domestiqués, réappropriés. Le point de vue global n’a pas accès à l’activité des instances intermédiaires, qui trient et recontextualisent les produits des cultures-industries. » (Warnier, 2004, p. 93). On se demande, en conséquence, quelles seraient ces instances qui favoriseraient la reconstruction des cultures locales. Seraient-ce des entreprises nationales, communales, régionales qui se chargeraient de cette tâche ? S’agirait-il d’institutions ? Pense-t-il à des groupes naturels, traditionnels, rebelles ou à des acteurs sociaux particuliers ? La réponse vient aussitôt après et elle est, à notre avis, symptomatique d’une assimilation de catégories sociales assez exotiques ou hétérogènes les unes par rapport aux autres.
De notre point de vue et sur la base d’observations régulières du changement social (Dirn, 1990 ; Ferréol, 2004 ; Mendras et Verret, 1988 ; Mermet, 2003), ces ensembles ne sont pas exemplaires de ce qu’est un espace de création culturelle dans un pays comme la France ou dans d’autres pays équivalents. Pour Warnier : « Ces médiateurs sont la famille, la communauté locale, les leaders politiques et religieux, les chamans et devins-guérisseurs, les églises, l’école, etc. » (p. 93). Si ce genre d’affirmation vise à reprendre la vieille découverte des années 1940 sur le « two-step flow of communication[1] » ou à décrire ce qu’est la consommation, on enfonce une porte ouverte depuis des lustres. L’observation élémentaire des pratiques conduit à évaluer ces instances d’accueil des cultures comme faiblement existants ou peu actifs (chamans, guérisseurs, devins), morcelés, en perte de d’impact (églises et sectes), isolés dans leurs appareils partisans (leader politiques), ou en recomposition permanente (« parentalité »). Une communauté locale est-elle une confrérie de producteurs de choucroute ou l’équipe municipale d’élus d’une ville de moyenne importance ? Qu’est-ce que ce type de médiation va bien pouvoir faire aux cultures mondiales et aux espaces locaux de créativité ? Où se trouvent les forces créatives, résistant à la culture mondialisée ou favorisant « la diversité des initiatives et des regards sur l’environnement » ? Peut-on les voir à l’œuvre dans l’exposition de la FIAC ou au centre Georges Pompidou ? Doit-on les traquer chez les rappers, les producteurs de
techno, les rockers ? Surgissent-elles des manifestations rituelles des lycéens et des étudiants quand ils s’opposent à telle ou telle mesure gouvernementale ? Une première réponse est qu’il faut voir un lien plus étroit qu’on le pense entre « communauté économique » (l’entreprise) et « communalisation des représentations ».
Cette piste semble frappée d’opprobre parce qu’émergeant de la logique capitaliste elle-même mais, elle est relativement fertile (Guibert, 2004). C’est une des voies qui permet de citer d’autres catégories de médiateurs, du moins pour la France, que « chamans », « guérisseur », « leader religieux ou politique », « famille » ou « communauté locale ». En effet, cette approche correspond bien à la case vide laissée, en fin de liste, comme dans les classifications décrites dans La pensée chinoise
par Granet[2]. Une seconde réponse est d’affirmer que la lutte contre les uniformisations de la mondialisation est de type minoritaire et anomique. C’est ce dont nous allons parler dans la suite de ce texte.
Les conduites confusionnelles des producteurs de musiques populaires électroniques et rock
Si les producteurs de musiques amplifiées et populaires peuvent être des agents économiques innovants, du point de vue de la théorie économique, ils demeurent, par ailleurs, des minorités anomiques, sources de changements marginaux et paradoxaux dans les espaces sociaux actuels. Ce sont aussi des agents d’une mondialisation du ressentir qui ne dit plus son nom (Seca, 2005). J’en veux pour preuve une fulgurante impression, vécue il y a quatre années que je vais narrer en quelques mots. Lorsque j’ai participé, en 2001, au colloque sur les Délectations moroses en musique, à l’université Libre de Bruxelles, je me suis senti plongé dans un univers chatoyant de sons et de discours pluriels. Les vertus de la déploration dans le
blues, morna, fado, flamenco, tango, rebetiko, sevdalinka, p'ansori, ghazal, enka, magyar nota, doina, amane, arabesk, saudade, yannik, kaiho, kaimos, han, dor, dert, tezzeta, duende, tarab, kanashi, me faisaient voyager sans bouger de mon siège de participant actif à cette manifestation
(Demeuldre, 2004). C’est avec la gourmandise retenue et parfois inconvenante de l’occidental urbanisé que j’ai pu butiner la multiplicité des formes expressives et leur relation avec les écosystèmes locaux. Il faut s’extasier face à cette prodigieuse variété. Elle n’est pas une simple invention de folkloriste et d’anthropologues.
Les formes anglo-américaines du ressentir musical (rock,
techno, rap) sont, cependant, toujours réappropriées, avec une forte réactivité, par nombre d’entités jeunes des divers espaces locaux comme si le conformisme ambiant n’avait pas changé depuis 1945. Par contraste avec certains styles et diverses cultures inscrites dans une tradition, baignant dans un mélange entre passé et modernité, certains courants électroniques me sont semblés étrangement atones. J’avais l’impression d’un patchwork de « sons » récurrents, réexpérimentant diverses sensations, plus ou moins associées à une époque mythique des années 1960 ou 1976 et à un rejet amer de l’environnement urbain provenant de sous-groupes postadolescents, habitant essentiellement à Londres, Manchester, New York, Detroit ou Los Angeles. Ce spleen « contre-culturel » convenu, à force d’être réexprimé, se transmuait finalement en caricature. Je le désigne, sans plaisir particulier, en tant que stéréotype d’un genre nouveau. Ce qui est innovant dans le
rock et ses succédanés électroniques n’est pas dans le style mais dans la répétition sans fin, presque mortifère, d’un modèle éculé. L’originalité, si elle émerge, résiderait-elle dans l’actualisation permanente de ces schèmes cognitifs et sonores de la subversion, vendu en tranches de MP3 ou en compacts disques, selon des recettes d’élaboration plus ou moins « underground » ?
L’effet causé par ma remarque est assez dérangeant pour certains amateurs passionnés, comme pour moi-même. J’aimerais, en fait, éprouver quelque chose comme une sorte de sentiment définitif face à ces formes populaires jeunes. Et je sais bien que c’est impossible, qu’il s’agit de l’esprit régurgité du temps, qu’on ne peut pas « lutter contre » et que c’est quelque chose par quoi diverses sensibilités plus ou moins « à fleur de peau » et « sincères » s’expriment. Je voudrais vraiment faire abstraction des expressions « trash » de ce monde, revenir à une époque bénie de sérénité et de clairvoyante attention - qui n’a sûrement jamais existé - et pouvoir profiter des douceurs apolliniennes de l’existence. C’est clairement impossible de revenir en arrière. Le rêve de l’éternel retour tourne à la course en avant. Et tout en sachant que les cultures pop
ou underground électro-rock sont une partie de l’environnement culturel contemporain, j’ai quand même envie de prendre les habits de la méchanceté philosophique et d’un regard distancié. à mon sens, c’est sur ce point que les producteurs et les consommateurs des courants de musiques « « actuelles » » devraient « travailler » leur propre goût, en tant qu’auditeur ou, plus encore, leur orientation en tant que créateurs. Ma proposition critique, volontairement caricaturale, désignant une sorte de résurgence du ressentir inscrite dans des matrices contre-culturelles, gêne ceux qui « aiment » religieusement certaines de ces musiques « jeunes » et « rebelles ». Elle est oublieuse du caractère métissé de nombreuses cultures de masse et de la fourmillante construction sociale des différences engendrée par ces courants. D’une certaine manière, le sentiment de déplaisir face à cette vision hachurée des styles électroniques et rock, au sens large du terme, me conduit à me condamner moi-même, dans une partie de mes inclinations musicales passées, avant que d’autres puissent le faire au nom d’un sentiment politiquement correct.
Malgré cette affleurante vision critique des cultures
underground, je développerai, dans la suite de ce texte, un point de vue synthétique sur leur nature en tant que résistances culturelles. Je tenterai de mettre en évidence l’allure générale et le sens des conduites de production / consommation des musiques populaires « jeunes » et plus ou moins « underground
»[3]. Une des thèses, développées ci après, est que ces cultures forment des ensembles régulateurs de l’alternance dépressive dans les sociétés postmodernes (Seca, 2004). En avançant cette hypothèse, il ne s’agit pas de psychiatriser les cultures musicales underground. La désignation d’une structure maniaco-dépressive spécifique à ces formes, qui sont relativement diversifiées sur le plan stylistique et générationnel, n’est pas une accusation, ni un anathème, ni le soulignement de leurs défauts. Dire que le fado exprime une profonde mélancolie n’enlève rien à sa valeur esthétique. Il devrait en être de même pour les objets dont nous parlerons ci-après.
Des résistances culturelles dans les sociétés de masses ?
L'analyse de certains textes sur les résistances dans les contextes culturels de masse laisse apparaître plusieurs tendances qui ne s'opposent pas spécialement en des modèles explicitement concurrents. Certaines se recouvrent, même si elles ont des objectifs épistémologiques différents. La recherche de Stuart Ewen sur la genèse de la publicité (Ewen, 1983) et de la société de consommation concilie, par exemple, une perspective critique et une visée historicisante, basée sur une analyse des écrits des consuméristes et spécialistes de la publicité des années 1920 et 1930. Le travail se référant à la période « 1960 » de Baudrillard, tout en s'appuyant sur une connaissance des pratiques culturelles, peut être évalué comme une analyse plus distanciée, source d'un para-discours théorico-philosophique sur l'anthropologie des sociétés de la consommation (Baudrillard, 1970, 1972). Dans ces deux cas, l'analyse du système psychologique et culturel de la consommation de masse aboutit à une critique implicite du type humain impliqué par son fonctionnement et de l’idéologie publicitaire. On voit ainsi périodiquement apparaître des essais et travaux sur « la foule solitaire » (Riesman), « l'homme unidimensionnel » (Marcuse), « l’unification du monde par les médias » (Mc Luhan), « la société post-industrielle » (Touraine), « l’âge des foules » (Moscovici), « l'empire de l'éphémère », « l'ère du vide » (Lipovetsky), les « jeux, modes et masses » (Yonnet), « le temps des néotribus » (Maffesoli) et de la « postmodernité » (Lyotard), « les nouveaux pouvoirs » (Toffler), le « culte du narcissisme » (Lasch), « l’invention de soi » (Kaufmann), les « tyrannies de l’intimité » (Sennett), « l’utopie de la communication » (Breton), etc. La liste des essais et traités n'étant, évidemment pas close, elle ne préjuge ni de la qualité et du sérieux de leur contenu, ni de l'intérêt d'autres approches non-citées. Nombre de ces publications sont l'œuvre de sociologues philosophes ou de philosophes sociologues. Ils visent à l'établissement d'une lecture globalisante du monde moderne, appuyée sur des connaissances pluridisciplinaires des mouvements sociaux et des cultures techniques d'aujourd'hui (et de demain). Henri Lefèbvre, avec sa Vie quotidienne dans le monde moderne, peut être considéré comme un précurseur et un exemple représentatif des objectifs et de l'intérêt de ce type de littérature (Lefèbvre, 1968).
Quelles sont les thèses émergeant de ces différents discours à tendance plus ou moins ouvertement sociologique ? Sont ici exclus les points de vue de type techno-marketing destinés en général à justifier le discours que les institutions et les organisations tiennent sur elles-mêmes et sur le monde comme entité fonctionnellement perfectible et comme système globalement objectif, formel et indépassable dans sa technicisation univoque.
1° L'évolution des systèmes techno-industriels dépend, en large partie, des forces culturelles (savoirs, sciences, techniques, arts...) et de leur mode de renouvellement (créativité, éducation, formation, recherche, circuits et réseaux de diffusion / communication).
2° L'appropriation des moyens de production / diffusion des savoirs et des cultures permet de maîtriser l'orientation des opinions et, surtout, des idéologies et des connaissances qui structurent relativement la genèse des représentations au niveau des relations interindividuelles, intragroupe et intra-organisationnelles et sociétales.
3° La multiplication des sources et modes de diffusion des produits culturels et des images engendre une floraison effervescente de zones de représentations sociales, vaguement autonomisées, et une concentration des pouvoirs financiers, politiques et techniques exercés sur les réseaux et circuits de communication plus ou moins massifiés et / ou locaux (Mattelard, 1989).
4° La domination, dans un tel contexte, « s'impersonnalise », même si des tentations contraires et irrationnelles de mouvements intégristes se propagent et vont dans le sens de la recherche de « coupables », fauteurs de malaise social, sans pour autant convaincre fondamentalement la majorité des membres des classes moyennes et supérieures qui constituent la base sociale démocratique et silencieuse du consensus économico-culturel.
5° Les modes de résistance sociale et économique se transforment, depuis une trentaine d'années, dans le sens d'une indifférence relative face aux grands appareils syndicaux, partisans, militants, d’une part, et d'une exacerbation du problème identitaire, de l’autre.
6° La protestation culturelle s'esthétise (Carlet, 2004) tout en devenant plus dramatique, peu soutenue et insupportable (concerts musicaux lyriques, charity business, free parties, luttes d’exclus, altermondialismes plus ou moins intellectualisants, gauchisants ou populistes, violences larvées ou déclarées).
7° Une vision négative des minorités, une stigmatisation (psychiatrisation) et une médicalisation des acteurs conflictuels se généralisent. Cette psychiatrisation / négativisation est à comprendre comme une processus déjà connu mais ré-émergent de réduction de ces « choses » qui empêchent à un ensemble systémique de continuer à « fonctionner ». Cette tendance « médicalisante », conformiste et prescriptive est inscrite dans le mode de régulation des systèmes sociaux contemporains (impact des sciences, de l’éthique du bien-être ou de la santé, des normes techniques et toniques, d’une temporalité machinique excédant les possibilités des rythmes biosociaux, culte de la performance et de l’efficacité). Elle est à resituer dans la lignée des études sur le statut de la folie et de la maladie, dans le passé et dans le présent (Bastide, 1972 ; Deleuze et Guattari, 1972 ; Foucault, 1972 ; Goffmann, 1968 ; Herzlich,1969 ; Jodelet, 1989)
8° Les luttes partielles, sectorielles sont, au mieux, « traitées ». Elles sont fréquemment mal considérées par les institutions et les appareils partisans. Le « désaccord » est vaguement « pris en compte » et source de gêne politique. Globalement, la tendance est à l'accroissement de l'emprise des systèmes sociaux et techniques, à une complexification des organisations et, corrélativement, à une exacerbation de la recherche de reconnaissance sociale des atomes culturels, des « chapelles », des petits groupes et des mouvements « localistes ».
9° Le caractère démocratique des mondes de la communication et de la consommation qui s'édifient et se renouvellent depuis quelques dizaines d'années, leur confère un caractère de proximité fondé sur la norme de similarité. Les médias édifient donc un monde en miroir, plus ou moins déformant, qui dicte implicitement un mode d’être, des comportements et une vision du monde. De ce fait, ils semblent plus proches de la « nature » et du « désir ». Cette isomorphie avec le mode de vie personnel et le ressentir émotionnel renforce l’idée du prêt à penser, de l’évident, du vraisemblable et d’une conception narcissique de l’individualité. En même temps, les médias de masse, comme la télévision, le cinéma et aussi l’Internet, donnent le sentiment de « mieux posséder le monde » alors qu’il s’agit du contraire :
ils organisent un ressentir qui se collectivise en s’individualisant. Ainsi, ils activent au sens propre du mot une « idéologie ».
10° L'impression d'être proche mentalement de l'émotion des autres envahit la phénoménologie quotidienne. Une éthique de la compassion prédomine comme réflexe moral de base et définit une forme de « christianisme sans le Christ » ou un « messianisme sans messie ». Ce sentiment correspond à l'extension d'une représentation sociale de l'amitié et de la communauté humaine qu’on peut vaguement qualifié de « macluhanisme de bon aloi ». D'une part, la société se complexifie, les solidarités traditionnelles disparaissent et, de l’autre, le sentiment d’affinité narcissique s'intensifie et se diffuse. L'homme des sociétés post-industrielles et communicationnelles est, ainsi, paradoxalement fraternel et distant, attaché à la communication avec son alter ego idéalisé et relativement insatisfait dans sa vie quotidienne et son mode d'insertion communautaire immédiat. Cet état, paradoxal, de refus, même latent, de l'insertion dans une communauté (organisation, famille étendue, ville), surtout durant la période adolescente et postadolescente, et de « fusionnalité » affective induite par les médias est source de conduites spécifiques dont les cultures rock et électroniques sont un bel avatar. La démocratie se virtualise et se fractionne dans ses modalités d’autoreprésentation et ses expérimentations. D’une certaine manière, c’est le politique qui se métamorphose par la groupusculisation et la virtualisation de la vie en société.
11° La possibilité permanente et hallucinante d'évasion hors de l'espace propre et du temps chronologique localisé, conduit à la multiplication des mondes virtuels et l’affermissement d’une forme de dissociation schizophrénique de soi. La Révolution de la Communication a commencé depuis longtemps (philosophiquement depuis 1945, d’après Breton, 1992). Elle n’est pas nouvelle du tout et elle ne réside pas dans la démultiplication des innovations techniques. Elle consiste surtout dans la diffusion et l’accroissement des modes d'accès aux espaces virtuels. Le pouvoir des producteurs de mondes virtuels est, depuis quelques années, à un tournant historique où la construction des systèmes de signes pour les masses se différencie tout en se standardisant. Les médias ont un pouvoir de façonnement des représentations et des opinions qui est en voie de se transformer en une juxtaposition d’objets construits pour séduire. Ils permettraient d’engager individuellement dans une suite d’arborescences plus ou moins ludiques. Il ne s’agit pas là d’un seul monde contrôlé à la Big brother, de façon totalitaire. Il s’agit d’un hétéro-contrôle. Plusieurs mondes se juxtaposent du fait de leur mode de production et de diffusion (cf. Internet et les réseaux en tous genres). On passerait de plus en plus du grand public aux « microtribus » (Wolton, 1990). Les possibilités d'adaptation aux besoins de chaque individu, au lieu de favoriser la liberté, modifient les modalités de l'asservissement publicitaire et marketing, en augmentant les moyens d'influence des fabricants d'opinion. Avec les médias généralistes, on fédérait des ensembles autour de modèles imparfaits mais suffisamment influents et généraux. Avec l’emprise croissante des mondes virtuels à domiciles, on peut voir émerger ou resurgir des formes plus archaïques de sociabilité : par exemple des « technofoules » comme les assemblées « raves » ou bien des séries désarticulées d’ « interactants en réseau » sur le web (le succès du navigateur « MSN Messenger » chez les 15-30 ans en est un exemple). La foule est plus qu’auparavant, une représentation au sens propre du terme. Elle devient un « besoin » pour des gens toujours plus isolés. La drogue et la musique ne sont que des supports d'un retour technologique à la horde.
12° L’échappée hallucinatoire est la résultante de ces deux phénomènes psychiques et culturels (sentiment paradoxal de proximité affective et démultiplication des mondes virtuels) qui sont associés à une impression de solitude plus grande alliée à une augmentation théorique du sentiment d'être libre dans ses propres désirs. Cette solitude des masses s’accompagne d’une misère spirituelle, d’une détresse, source de destructions dirigées contre soi et / ou contre les autres (suicides, délinquances, violences, folies). Cet abattement moral pourrait bien résulter d’une sorte de saturation de la « machine à penser humaine » devant le flot incessant de cultures et d'informations. Cet état d’anxiété devant l'infini et le non-sens du monde est impliqué par une situation où la liberté pour chacun est accrue, parallèlement à un sentiment d'enfermement en soi-même. Cet ennui, qualifié de « sentiment de l'absurde » ou « nausée » par le passé, se développe toujours plus dans les sociétés où la compétition, l'isolement et la perte de la fonction de référence des valeurs traditionnelles sont arrivés à un haut degré d’intensité. Il est presque un moyen de mesure de l'état de « modernité » d'une société.
Conclusion
La notion de résistance dans le système de la communication de masse est entendue comme une réaction à un état négatif de la perception du soi, véhiculée par différents médias et par les systèmes éducatifs, évaluatifs et culturels ainsi que dans les procédés de légitimation des organisations. Selon Ewen (op. cit.), depuis les années 1920, se développerait une représentation idéalisée du moi dont G.H Mead[4] a donné une définition comme composante sociale et objectale du soi. Cette idéalisation est le propre de tout système de communication
pour les masses dans lesquelles se jouent en permanence des scènes d'identification, représentant une culture commune, par opposition aux particularismes locaux, ethniques ou sociaux, voire idiosyncrasiques. Cette nécessité psychosociale et économique de production de standards de comportements et d'attitudes conduit à un état d’individu-masse que Baudrillard (1970, op. cit. p. 85) qualifie de « paupérisation psychologique ». Toute lutte culturelle se propose de résister à cet appauvrissement et à ce sentiment de culpabilité ou d’infériorité de ne pas être dans la norme (ou, aussi, dans une « antinorme branchée »).
Elle ne se limite cependant pas à l'expression de réactance vis-à-vis du « système ». L'expression confuse d'un pur rejet du « social » ne permet pas à l'acteur de construire son espace de vie propre prenant en considération les contraintes de son environnement. La théorie des minorités actives renseigne sur les conditions (Moscovici, 1979 ; Mugny, 1982) qui permettent de passer de l'état diffus de contre-dépendance au projet minoritaire axé sur un ensemble stylistiquement distinctif et consistant. Diverses recherches confirment le caractère confusionnel des conduites des activistes de la culture de masse (Becker, 1985 ; Dubet, 1987 ; Monod, 1968 ; Seca, 2001 ; Seca, 1991). D'autres écrits (Boudon, Bourdieu, Passeron) indiquent quel est la dimension fondamentalement inégalitaire et frustrante du système scolaire, en tant que machine à faire des diplômés mécontents de leur niveau par rapport à leurs expectations (frustration relative) ou comme processus de production des exclus (les échecs scolaires peuvent aller du déclassement vécu à travers le CAP « sanction » suite à une orientation « vite faite » à l'exclusion réelle par auto-accumulation d'attributions internes négatives). Les déceptions, aux causes multiples, exprimées à intensité inégale, dans toutes les strates sociales, sont « colinéairement » reliées au vécu des bandes de jeunes ou aux folklores cinématographiques (le voyou, la vedette pas reconnue, etc.).
Les groupes qui se forment pour recréer un espace non encore évalué d’une façon explicite ou claire (théâtre, musique, arts divers de la rue, etc.) sont aussi la manifestation de ces conduites de fuite hors du système d'assignation de la hiérarchie, d’un certain destin professionnel (école, entreprise) et de rejet des cadres sociaux contraignants. Le ressentir de cette marginalité est donc tout à fait représentatif du Zeitgeist. Il l’est d’ailleurs depuis 1950 en Occident. Il est largement commercialisé. Il se constitue comme un « mythe de l'individualité », adroitement exploité par les industries de la culture. Il y aurait ainsi un modèle marketing de la déviance comme il y a en un de la ménagère ou du cadre ou encore du jeune. La relation intriquée et non maîtrisée de ces groupuscules avec ces images et ces connotations commercialement diffusées les portent vers une ambivalence (ou une indécision) dans le choix qu'ils peuvent faire d'un code et d'un mode d'expression propre. J’ai choisi, dès le début de mon travail, le terme « minorité anomique » pour désigner ces groupes. Les approches expérimentales sur ce type de minorité sont inexistantes. Ces groupuscules se posent moins souvent la question « comment avoir plus d'influence sociale? » que celle du « comment en avoir? » L’appréhension du devenir minoritaire actif implique une démarche clinique et écologique. Leur description dans leur « niche » culturelle est le seul moyen pour parvenir à une connaissance de leur mode de (re)présentation sociale.
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